Pharmacie de Spielberg

Jonathan Daudey, professeur de philosophie et fondateur de la revue en ligne Un Philosophe, a publié « Nietzsche et la question des temporalités », en 2020 et publie en 2023, La pharmacie de Nietzsche, De la philosophie comme médecine, aux éditions L’Harmattan.

Dans Star Wars, l’empire contrôlait la galaxie et la force lui apportait son équilibre. Lucas et Spielberg ont-ils donc une vision du monde géocentrique ?

La notion de « centre » est totalement remise en cause chez Spielberg et Lucas. On observe dans leurs œuvres une succession de décentrements, pulvérisant le égocentrisme, mais aussi l’anthropocentrisme, l’ethnocentrisme ou encore l’ego-centrisme, voire, de ce que nus pourrions appeler un « biocentrisme », mais aussi « un gendrocentrisme ». Nous pourrions y avoir une application de la triple humiliation narcissique dont parlait Freud : la Terre n’est pas au centre de l’Univers, l’humain n’est pas au centre du monde vivant, le moi conscient n’est pas maitre chez lui. Mais on découvre aussi chez Spielberg et Lucas des machines qui prennent des décisions comme dans Duel où le camion de la course poursuite semble automatique, au sens strict de l’automate ; les femmes ont du pouvoir politique dans Star Wars comme Leia ; l’amitié peut être forte avec un extra-terrestre qui remet en cause les perspectives et l’imaginaire d’un enfant comme dans E.T. ; Indiana Jones découvre qu’on est toujours l’« exotique » de quelqu’un…etc. En réalité, leurs cinémas sont deux cinémas du décentrement, qui visent à chaque fois à mettre l’humain à défaut. Ce sont des éléments que l’on trouve avec une plus grande puissance esthétique et philosophique chez Ridley Scott, comme a pu le montrer brillamment Jean-Clet Martin dans son livre Philosophie du monstrueux (Les Impressions Nouvelles, 2020).

Pour revenir à Spielberg et Lucas, il est, à mon sens, juste de montrer que leurs films sont portés par un perspectivisme qui redouble le décentrement dont on parle. En effet, l’idée n’est pas tant de dire qu’il n’y a aucun centre si l’anthropocentrisme et le géocentrisme sont détruits, mais bien plutôt qu’il y autant de centres qu’il y a d’êtres pour le porter : végétaux, animaux, machines, créatures, monstres. C’est une déconstruction de la notion de centre qu’on retrouve notamment dans un texte magnifique de Nietzsche, texte qu’on a souvent tendance à ignorer et qui est d’une puissance philosophique et anthropologique décisive : Vérité et mensonge au sens extra-moral. Ce texte s’ouvre sur une sorte de fable, comme aime les fabriquer Nietzsche :

« Au détour de quelque coin de l’univers inondé des feux d’innombrables systèmes solaires, il y eut un jour une planète sur laquelle des animaux intelligents inventèrent la connaissance. Ce fut la minute la plus orgueilleuse et la plus mensongère de l’ « histoire universelle », mais ce ne fut cependant qu’une minute. Après quelques soupirs de la nature, la planète se congela et les animaux intelligents n’eurent plus qu’à mourir. Telle est la fable qu’on pourrait inventer, sans parvenir à mettre suffisamment en lumière l’aspect lamentable, flou et fugitif, l’aspect vain et arbitraire de cette exception que constitue l’intellect humain au sein de la nature. Des éternités ont passé d’où il était absent ; et s’il disparaît à nouveau, il ne se sera rien passé. Car il n’y a pas pour cet intellect de mission qui dépasserait le cadre d’une vie humaine. Il est au contraire bien humain, et seul son possesseur et son créateur le traite avec autant de passion que s’il était l’axe autour duquel tournait le monde. Si nous pouvions comprendre la mouche, nous nous apercevrions qu’elle évolue dans l’air animée de cette même passion et qu’elle sent avec elle voler le centre du monde. Il n’est rien de si méprisable et de si insignifiant dans la nature qui ne s’enfle aussitôt comme une outre au moindre effluve de cette force du connaître, et de même que tout portefaix veut aussi avoir son admirateur, l’homme le plus fier, le philosophe, s’imagine lui aussi avoir les yeux de l’univers braqués comme un télescope sur son action et sa pensée »

Loin de relativiser, au sens faible du terme, Nietzsche va défocaliser le point de vue humain sur l’humain et l’Univers qui se sent centre de tout à l’aide de l’imagination de cette fiction qui n’affabule en rien mais superpose les perspectives et désoriente ainsi l’humain. D’une certaine manière, Nietzsche retourne le télescope et le transforme en un microscope qui observe le monde humain à partir d’autres positions externes à la rationalité humaine. Chez Spielberg et Lucas, et dans le cinéma fantastique ou SF, c’est cette opération qui esten jeu : un renouvellement de l’orientation où il s’agit de s’unir davantage à une machine ou à une créature, plutôt qu’à un humain, car on y trouvera, par exemple, des valeurs morales ou une conception de la justice plus fortement défendues que par les humains eux-mêmes.

Indiana Jones explore lui les mystiques juives, indiennes, arthuriennes et incas. Le personnage incarné par Harrisson Ford est-il donc un des dernier déconstructeurs de la métaphysique ?

Indiana Jones explore ces mystiques dans une double perspective étant donné qu’il est un archéologue pilleur. S’il est déconstructeur de la métaphysique ce n’est pas de la métaphysique occidentale. Il est un déconstructeur des métaphysiques non-europénnes qui se présentent des métaphysiques barbares ou sauvages. Dans Race et Histoire, Claude Levi-Strauss rappelle qu’

« il est probable que le mot barbare se réfère étymologiquement à la confusion et à l’inarticulation du chant des oiseaux, opposées à la valeur signifiante du langage humain ; et sauvage, qui veut dire « de la forêt », évoque aussi un genre de vie animale, par opposition à la culture humaine »

Indiana Jones est par excellence celui qui croit à la barbarie et se comporte en truand, non comme un scientifique respectable.

J’ai toujours eu l’impression qu’Indiana Jones est une série de films visant à ridiculiser l’homme blanc, son ethnocentrisme et sa prétendue supériorité culturelle. Indiana Jones est l’archétype du tempérament d’exploitant à toute épreuve, de la froideur technique, à travers des situations qui cherchent à faire passer le pillage pour de la recherche archéologique. Il y a une scène très significative dans le deuxième volent où Indiana Jones est pris à parti dans la foule par un indigène qui souhaite en découdre pour se défendre du Blanc à qui le monde devrait appartenir : il se met en mouvement afin de provoquer le duel, en s’agitant et déroulant des positions de combats, mais Indiana Jones l’abat d’une balle sans sourciller. Je crois y voir une satire de cette force froide de l’arme, du Blanc qui ne cherche pas à comprendre où entendre, ne s’ennuyant pas à dialoguer. Et pourtant, il y a une ambivalence très ironique chez le spectateur qui finit par espérer la réussite de cet anti-héros archéologue.

1927 est l’année de l’invention de la télévision, de la sortie du film Metropolis de Fritz Lang, et du livre de Martin Heidegger Être et temps. Fritz Lang disait que le Comics est le fondement de la mythologie américaine. Spielberg est-il donc un cinéaste transcendental au sens a-cosmique ?

Ce destin commun lié à 1927 est une incidence effectivement très significative. Pourtant il y a une désynchronisation, dans la mesure où l’œuvre de Heidegger semble « en retard » sur son temps ou sur l’époque du monde européen, face à l’essor de la télévision ou la révolution esthétique et cinématographique qu’a pu être Metropolis d’une certaine façon. On peut s’amuser de l’écart entre le Comics et Sein und Zeit…! Spielberg serait sans doute un réalisateur transcendantal au sens a-cosmique, pour rependre vos mots, mais au sens où l’Univers devient Plurivers, avec une nouvelle cosmétique et une nouvelle cosmogonie — comics is cosmic. Les mondes imaginés se confondent avec les mondes réels, abolissant les distinctions dont nous parlions tout à l’heure, multipliant les centres d’une part et pratiquant la fusion d’autre part. Encore, il y a une intuition très nietzscchéenne chez Spielberg, si l’on pense et l’on force quelque peu le texte « Comment le monde devînt fable » que Nietzsche imagine dans Le Crépuscule des Idoles. Chez Spielberg, les arrières-mondes deviennent d’autres versions de notre monde, se rencontrant et s’entrechoquant de l’extérieur, mais aussi de l’intérieur.

Comme dans Alien, la menace vient de l’extérieure chez Spielberg, des Dents de la mer, à Jurassic Park, en passant par La liste de Schindler alors qu’Il vient plutôt de l’intérieur chez Cronenberg (Videodrome, Scanners, Cosmopolis). Spielberg s’oppose-t-il à un cinéma de l’auto-annihilation immanente et cosmique ?

C’est une bonne question car elle met en avant une impression que nous pouvons avoir sur films dont la menace viendrait de l’extérieur. Nous pouvons justement renverser cette conception et dire que dans Alien, La Liste de Schindler ou même Jurassic Park, la menace vient d’abord de l’intérieur, qu’elle est déjà contenue dans les protagonistes, bien que de manière différente. J’aime parler ici d’une pharmacologie cinématographique, d’une « pharmacinéma » lorsque les éléments menaçants, inquiétants, violents, ne sont pas aussi clairement définis que dans une opposition bien/mal, gentils/méchants, héros/losers, bonhomme/salaud. C’est notamment toute la force du « anti-héros » ou du « punk » que l’on retrouve dans la SF, fusion des oppositions classiques du cinéma, et qui ont souvent ridiculisé le cinéma, le plongeant dans une forme de moralisme niais et très conformiste en fin de compte. En ce sens, dans Alien le mal vient de l’extérieur par définition mais il vient aussi de l’intérieur comme le dévoile la scène de l’alien sortant de de la cage thoracique d’un membre de l’équipage tombé malade. L’ « alien », l’ « extra », l’ « étranger » est en nous, aussi bien dans la décision de ne pas le mettre en quarantaine que dans l’ « accouchement » de l’alien. Kane accouche d’une vérité, comme dans une opération de maïeutique socratique : l’intrus n’est pas dans la différence avec l’autre, dans la dualité avec l’alien qui deviendra au fil des épisodes une duellité, mais l’intrus est dans l’éclatement de soi, de la multiplicité des vies que nous portons. C’est un duel sans dualisme ou bipolarisation, dont la séparation violente et létale est le point de bascule. Le jeu du chat et de la souris qui se poursuit se poursuit à l’intérieur du vaisseau dans un huis-clos avec pour seule échappatoire l’espace ou la mort, dévoilant une extériorité impossible, inatteignable.

Cette lecture est peut-être moins évidente pour La liste de Schindler mais c’est l’idée d’Arendt d’une « banalité du mal » qui est en jeu. Le mal n’est pas une force extérieure à nous, une altérité démoniaque absolue. La thèse de la « banalité du mal » défend justement que le mal peut venir de l’être humain d’une grande banalité, le petit fonctionnaire auparavant sans histoire par exemple, lâche, vaniteux, qui ne fait que fonctionner à la manière d’une machine. Car c’est la nouvelle qu’apporte Arendt : tout individu est apte à céder et se faire la tête et les mains de l’horreur, il n’y a pas de naturel ou d’innéisme du mal mais un lent déclin ou une lente inclination qui s’installe aveuglément, bêtement. Il faudra écrire un jour une « banalité du bien » qui montrerait que bien agir, bien penser et bien vivre n’est pas l’apanage d’une catégorie ou d’une caste capable par naturelle d’une bonté. La formule célèbre d’Höderlin

« Là où croît le péril, croît aussi ce qui sauve »

rejoint la phrase talmudique inscrit sur l’anneau d’or forgé par 1100 Juifs sauvés par Schindler :

« Celui qui sauve une vie sauve l’humanité tout entière ».

Wernehr Von Braun, père du V2, de la fusée Apollo et personnage d’Indiana Jones 5 a-t-il « rétréci le monde » comme disait Heidegger de la conquête spatiale qui « abolit les distances » ?

Heidegger fait, il me semble, une erreur fondamentale en voyant une corrélation, presque causale, entre l’abolition des distances et le rétrécissement du monde. J’aurais plutôt tendance à penser que c’est un lieu commun et que pour cette raison il s’agit de s’en méfier, de le tenir à distance. Rapprocher les lieux et les individus, les planètes et les pays revient davantage à ouvrir de nouveaux possibles et de nouvelles perspectives. Il en va de même de la connaissance : connaître une chose c’est la rendre moins lointaine, et pour autant on ne considère pas dans cette situation un rétrécissement du monde, mais bien plutôt une ouverture du monde. Toutefois, il est nécessaire de formuler du capitalisme technologique tant il sait faire de la recherche scientifique un outil de mil-licitation de l’exploitation du monde terrestre et extra-terrestre.

à propos de l'auteur
Alexandre Gilbert, directeur de la galerie Chappe écrit pour le Times of Israël, et LIRE Magazine Littéraire.
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