Dr. F. Neau-Dufour: « nous ne luttons pas à armes égales contre les négationnistes »
Frédérique Neau-Dufour, historienne, conservatrice de la maison familiale du général de Gaulle, jusqu’en 2009, puis directrice de 2011 à 2019, du Centre européen du résistant déporté (CERD), sur le site de l’ancien camp de concentration de Natzweiler, a fait partie de la commission historique internationale sur la faculté de médecine de la Reichsuniversität Strassburg qui a rendu en 2022 un rapport sur les « crimes médicaux de guerre » pendant l’annexion de l’Alsace par les nazis. Elle publie La villa des Genêts d’or, aux éditions La Nuée Bleue, en 2022.
Pourriez-vous nous parler de votre première vie de chercheuse spécialiste du gaullisme ?
Frédérique Neau-Dufour : Je suis née après la mort du général de Gaulle et c’est assez tardivement que j’ai appris à découvrir ce personnage avec lequel ma famille n’avait pas d’affinité particulière. A l’issue de mes études d’histoire, et après quelques années d’enseignement, j’ai été recrutée en 1998 par la Fondation Charles de Gaulle à Paris en tant que chercheur. Au fil des colloques, des publications, des rencontres avec les grands témoins de l’époque – je pense au général Alain de Boissieu et à sa femme Elisabeth, la fille de Charles de Gaulle, ou encore à Philippe de Gaulle – , j’ai appris à découvrir de Gaulle. J’ai voulu aller voir qui se cachait réellement derrière cette grande et austère figure de monstre sacré qui a marqué l’histoire de la France au XXe siècle. J’ai donc travaillé sur son entourage, sur son épouse, mais aussi sur des épisodes moins connus mais capitaux de sa vie, comme sa Première Guerre mondiale. J’ai découvert un homme complexe, éminemment érudit, doué d’une culture livresque impressionnante, un homme sensible également, ce qui ne l’empêcha pas de prendre des positions politiques parfois dures.
En raison de l’approche assez intime que j’avais privilégiée, la Fondation Charles de Gaulle m’a confié la responsabilité de la mémoire de Charles de Gaulle à Colombey-les-Deux-Eglises, le village où il a acheté sa maison en 1934 et où il est mort. J’eus le grand honneur de diriger La Boisserie, sa célèbre demeure, puis de devenir la commissaire d’exposition du Mémorial Charles de Gaulle, un projet ambitieux de centre d’interprétation consacré à de Gaulle et qui a été inauguré en 2008 à Colombey par Nicolas Sarkozy et Angela Merkel.
Vous avez dirigé le Centre européen du résistant déporté (CERD) puis inauguré le mémorial de Montluc et Schirmeck. La cicatrice n’est-elle toujours pas refermée ?
Frédérique Neau-Dufour : Je crois précisément que l’entretien de la mémoire, la faculté à regarder son propre passé en face, les yeux dans les yeux, est une condition indispensable pour cicatriser les blessures. Cela vaut en psychologie humaine, c’est le principe même de la psychanalyse. Mais cela vaut également pour notre être collectif, en tant que groupe humain. En sauvegardant le site de l’ancien camp de concentration nazi de Natzweiler (Bas-Rhin) dès 1945, puis celui de la prison de Montluc à Lyon en 2009, l’Etat a finalement fait œuvre de soigneur : il a permis dans les deux cas que soient sauvegardés les lieux d’un crime contre l’humanité. Cela correspondait à la volonté des survivants, soucieux de témoigner. Cela permettait de matérialiser le crime, de le penser dans son cadre effectif. Devenus un support de visite pour les générations suivantes, ces différents lieux permettent d’ancrer le discours historique et surtout de soulever des questions essentielles : comment une société en arrive-t-elle à « commettre l’irréparable », pour reprendre les termes du président Chirac à propos de la rafle du Vel d’hiv ? Comment, petit à petit, sous les yeux de tous, dans des lieux bien identifiés, en vient-on à déshumaniser son prochain ? Toutes ces questions sont hélas aussi actuelles qu’insolubles. Aussi je ne crois pas souhaitable de tourner la page du passé. Il faut contraire continuer à l’interroger pour éviter de le croire révolu et de nous penser à l’abri de ses résurgences.
Votre livre retrace l’histoire de cette maison habitée par Gretel dans le décor paradisiaque du Sthrutof basculant dans l’enfer nazi. Est-ce pour humilier les alsaciens qu’ils prirent ce lieu?
Frédérique Neau-Dufour : Les nazis ne voulaient pas spécialement humilier les Alsaciens, qu’ils considéraient en quelque sorte comme des membres égarés de leur race. Ils souhaitaient les faire revenir dans le giron de leur germanité fantasmée. C’est pourquoi ils ont annexé l’Alsace et la Moselle où ils ont imposé leurs lois. La construction du camp de Natzweiler répond à un objectif beaucoup plus pragmatique : il s’agissait pour le Gauleiter Wagner de disposer d’un lieu de répression au pas de sa porte. Et pour l’économie SS de bénéficier grâce aux déportés de l’exploitation du granit rose qui constitue le sous-sol du Struthof.
Mon roman La Villa des genêts d’or décrit l’histoire vraie d’une magnifique villa construite en 1913 par une femme humaniste sur la montagne du Struthof. Au fil des années et des revirements géopolitiques, cette villa change de mains avant d’être réquisitionnée en 1941 par les nazis. Elle devient la Kommandantur du camp de concentration, avec ses petits volets en forme de cœur et sa belle piscine. Cette villa est toujours visible au Struthof. Son histoire est tellement hallucinante que la matière était toute trouvée pour écrire un roman.
Le tournage du film Le bal des maudits avec Marlon Brando et Montgomery Clift dans le camp puis l’allusion à August Hirt du film Porcherie de Pier Paolo Pasolini ne le désacralisent-ils pas ?
Frédérique Neau-Dufour : Je ne pense pas que l’ancien camp de concentration de Natzweiler soit un lieu sacré. Dès lors, je ne considère pas qu’on puisse le désacraliser. Il est, bien au contraire, un lieu maudit, où la vie ne reviendra plus et où les incantations peinent à toucher le ciel. Ce n’est même pas un cimetière, c’est un gigantesque dépotoir à humains : les nazis ont brûlé les corps des déportés et ont utilisé les cendres comme engrais dans le jardin. Quant aux corps des 86 Juifs gazés pour les besoins de sa « collection », Hirt les a traités d’une façon absolument abjecte et indigne.
Une fois ceci posé, il n’en demeure pas moins que l’ancien camp ne doit pas devenir l’objet d’interprétations artistiques fantaisistes ou qui dénatureraient son message. Le Bal des Maudits utilise surtout le site comme un décor. A mon avis, cela ne pourrait plus être possible aujourd’hui, du moins je l’espère. Car ce camp n’est pas un décor : il est strictement l’expression de lui-même et ne doit pas à raconter une autre histoire que la sienne. C’est pour cela que j’ai été très prudente quand Ubisoft, grande société de jeux vidéos, m’a contactée pour un repérage au Struthof : les concepteurs recherchaient un cadre de référence pour les décors d’un futur jeu sur la Seconde guerre mondiale. On ne joue pas avec le lieu d’un martyr.
La négation de la chambre à gaz homicide par Robert Faurisson, soutenu par Noam Chomsky au nom de la liberté d’expression, décrédibilise-t-elle le camp ?
Frédérique Neau-Dufour : J’ai eu la très désagréable surprise de tomber un jour nez à nez avec Robert Faurisson devant la chambre à gaz de Natzweiler. Il était accompagné de jeunes militants qui partageaient ses vues et auxquels il entendait expliquer, sur place, que la chambre à gaz ne pouvait pas avoir fonctionné. J’étais pour ma part en compagnie de Hans-Joachim Lang et de descendants d’une victime juive de la chambre à gaz. La scène était surréaliste. Autant dire que j’ai demandé à Faurisson de quitter les lieux immédiatement.
La chambre à gaz de Natzweiler-Struthof a inauguré la carrière négationniste de Faurisson. Il a commencé par elle, si petite, si artisanale d’une certaine façon, et destinée non pas à une extermination de masse mais à un usage pseudo-scientifique. Malheureusement, nous savons tous que les écrits des complotistes – parmi lesquels je range les négationnistes – trouvent un écho décuplé sur Internet. Il est très difficile pour nous autres historiens de lutter contre leurs inventions non étayées. Avancer des preuves, des chiffres, des témoignages, confronter des sources, cela demande du temps et de l’objectivité. Pendant ce temps, nos adversaires sont dans l’allégation, l’invention de preuves et l’immédiateté des réseaux sociaux. Nous ne luttons pas à armes égales. Et dans cette perspective je pense que, oui, Faurisson a fait du tort à la vérité historique de Natzweiler, auprès d’un public complice ou crédule.
Pourquoi seuls Nicolas Sarkozy et Emmanuel Macron ne se sont pas rendus au camp de Natzweiler-Struthof durant leurs mandats présidentiels ?
Frédérique Neau-Dufour : C’est vrai que tous les autres présidents de la République se sont rendus au moins une fois à Natzweiler au cours de leur mandat. Charles de Gaulle a inauguré en juillet 1960 le grand monument qui surplombe le camp. Valéry Giscard d’Estaing a inauguré en 1980 le nouveau musée, reconstruit dans une baraque qui avait été détruite en 1976 par un incendie criminel. Jacques Chirac a inauguré en 2005 le Centre européen du résistant déporté. Et François Hollande, en 2016, y a convié le secrétaire général du Conseil de l’Europe et le président du Parlement européen pour sceller la dimension européenne du lieu.
Les agendas présidentiels sont naturellement très contraints, et les programmes commémoratifs toujours chargés pour les chefs de l’Etat – sans parler des urgences comme le Covid et la guerre en Ukraine. Les derniers résistants déportés à Natzweiler avaient été attristés que Nicolas Sarkozy ne fasse pas le déplacement jusqu’au seul camp de concentration situé sur le sol français. J’espère qu’Emmanuel Macron trouvera le temps, dans les dernières années de son mandat, de venir rendre hommage à tous les Européens passés par ce camp.
Comment expliquer le retard du CERD à exposer les objets des victimes offertes par leurs familles, ce qui a entrainé dans un premier temps leur inquiétude puis leur déception dans le Badische Zeitung ?
Frédérique Neau-Dufour : Il est vrai qu’un certain nombre d’objets particulièrement précieux symboliquement avaient été remis au Centre européen du résistant déporté par plusieurs familles en lien avec les 86 Juifs. J’avais à l’époque obtenu ces objets grâce au travail absolument remarquable de Hans-Joachim Lang, qui a retrouvé un à un les descendants à travers le monde. Il en avait alors convaincus quelques-uns de nous confier des objets personnels ayant appartenu aux victimes pour la future exposition dont j’avais commencé à écrire le projet. Raphaël Toledano avait également proposé des objets de sa collection personnelle.
Après mon départ du CERD, il semble que la muséographie du projet a évolué et que le statut des objets en son sein a changé. Mais je crois savoir que le dialogue est en cours pour réintégrer ces objets comme ils le méritent dans l’exposition, y compris à travers un espace dédié. Cela permettrait de mettre en lumière le geste généreux des descendants, et l’humanité des victimes..
Que-dire aux artisans de cette reconnaissance attendue trop longtemps: Georges Federmann, Hans-Joachim Lang, Emmanuel Heyd et Raphael Toledano?
Frédérique Neau-Dufour : Ces quatre hommes ont des parcours, des âges et des personnalités bien différentes. Je les connais depuis longtemps, je les connais bien pour certains. Je suis profondément admirative de leur labeur acharné pour que l’histoire des 86 soit écrite, soit dite, soit inscrite dans l’espace public. Hans-Joachim Lang a consacré une partie de sa vie à retrouver les 86 et a publié un livre sur leur destin tragique. Georges Federmann s’est battu pour que des stèles soient posées, et ce ne fut pas un mince combat. Raphaël Toledano fait œuvre d’historien, il est à ce jour le meilleur spécialiste de cette chambre à gaz et sa ténacité lui a permis de retrouver en juillet 2015, dans les collections de l’Institut de médecine légale de l’université de Strasbourg, deux bocaux contenant des restes humains des victimes juives de la chambre à gaz. Grâce à cette découverte, l’université n’a eu d’autre choix que de constituer une commission de recherche internationale, qui a rendu ses travaux en mai dernier. A ces quatre hommes, je n’ai qu’un mot à dire: merci.
Articles précédents:
*Dialogue avec Hans Joachim Lang
*Dialogue avec Emmanuel Heyd
*Dialogue avec Georges Federmann
*Dialogue avec Michel Cymès
*Dialogue avec Serge Klarsfeld
*Dialogue avec Georges Federmann (II),
*Dialogue avec Hans-Joachim Lang (II),
*Dialogue avec Raphael Toledano