Dialogue avec le Dr. Raphaël Toledano
Le Dr. Raphaël Toledano, prix international de la Fondation Auschwitz 2011 est coréalisateur avec Emmanuel Heyd du film documentaire Le nom des 86. Il est membre du conseil scientifique du Centre européen du résistant-déporté, l’ancien camp de concentration nazi de Natzweiler-Struthof, où le commandant Joseph Kramer transforma une salle de bal en chambre à gaz. 86 hommes et femmes juifs, y furent assassinées, en août 1943, afin de complêter la collection de « crânes de commissaires judéo-bolchéviques », d’August Hirt, à la Reichsuniversität Straßburg. Une exposition y sera inaugurée, le 25 novembre 2022.
Vous avez découvert les restes de l’une des 86 victimes juives gazées au Struthof, sur le sol français, devant rejoindre la collection de squelettes de la Reichsuniversität. Dans quel contexte cet évènement a eu lieu et quelle fut votre réaction ?
Raphaël Toledano: Lors de mes études de médecine à la Faculté de Strasbourg, on avait l’habitude d’entendre des rumeurs sur la présence dans les collections d’anatomie de restes humains datant de la Seconde guerre mondiale. Ces rumeurs ont toujours été démenties par la Faculté et présentées comme des légendes. Nos professeurs nous expliquaient que tout avait été vérifié et qu’il n’y avait plus rien. Or, ces rumeurs étaient très insistantes et provenaient parfois de médecins qui avaient fait leurs études à Strasbourg dans les années 50 à 70. Je me rappelle d’un pédiatre mulhousien qui m’avait affirmé avoir étudié en Anatomie les poumons bleutés d’une personne gazée au Struthof ou d’une pédopsychiatre strasbourgeoise qui m’assurait avoir disséqué un bras avec un matricule tatoué en Médecine Légale. Un jour de 2008, le Cercle Menachem Taffel dirigé par Georges Federmann reçut une lettre de Uzi Bonstein, un gastroentérologue parisien, ancien moniteur d’anatomie à Strasbourg pendant ses études. Celui-ci s’était souvenu que, pendant son monitorat, on lui avait montré des bocaux étiquetés « juifs » et « tziganes » en Anatomie. Ce souvenir lui était revenu brutalement et il voulait savoir ce qu’ils étaient devenus. L’affaire fut prise très au sérieux. Mon directeur de thèse de l’époque, Christian Bonah, chercha à accéder discrètement à l’Institut d’anatomie pour en vérifier les placards mais n’y parvint pas, l’endroit étant particulièrement difficile d’accès – on le comprend aisément. Finalement, une rencontre fut organisée entre Uzi Bonstein et les dirigeants de l’Anatomie qui lui firent visiter tout l’Institut et lui ouvrirent tous les placards, lui montrant qu’il n’y avait rien de tel. En rentrant à Paris, il ne savait plus s’il avait rêvé ce souvenir ou s’il avait vraiment vu ces bocaux. Sa femme lui répondit qu’elle se souvenait qu’il lui en avait bien parlé à l’époque. L’affaire n’ayant rien donné, elle ne fut pas ébruitée et l’Université continua à affirmer qu’elle avait vérifié toutes ses collections. En janvier 2015, Michel Cymes sortit un livre intitulé Hippocrate aux enfers dans lequel il publiait le témoignage d’Uzi Bonstein.
L’Université de Strasbourg se sentit attaquée, convoqua la presse le 28 janvier et se fendit d’un communiqué : « Depuis septembre 1945, il n’y a donc plus aucune de ces parties de corps à l’Institut d’anatomie et à l’Université de Strasbourg ». Or, l’Université n’avait jamais vérifié l’intégralité de ses collections (et ne l’a toujours pas fait d’ailleurs) !
Je ne tardais pas à découvrir la preuve qui manquait. Au cours de mes recherches sur les livraisons de cadavres à l’Institut d’anatomie pendant la période de l’Annexion de l’Alsace au IIIe Reich, je tombais en effet sur une lettre prouvant qu’il y avait bien des pièces anatomiques de victimes d’August Hirt présentes après 1945 à l’Université. Il s’agissait d’une lettre du médecin légiste français Camille Simonin qui fut chargé par la justice militaire française d’expertiser en 1945 les corps retrouvés en Anatomie. Au cours de l’autopsie qu’il dirigea, il conserva pour le musée de l’Institut médicolégal de Strasbourg trois bocaux : l’un contenant des morceaux de peaux d’une ou plusieurs victimes et deux éprouvettes renfermant le contenu de l’intestin et de l’estomac d’une victime de la chambre à gaz.
La lettre de Simonin datait probablement de 1952 puisqu’il se proposait de montrer ces bocaux au procès de Metz où furent jugés les médecins ayant expérimenté au KL Natzweiler. C’était la première fois que je trouvais un document attestant de l’existence de tels bocaux ! Je pris rendez-vous avec le nouveau directeur de l’Institut de médecine légale, Jean-Sébastien Raul, et lui montrais la lettre en lui disant que ces pièces humaines n’avaient rien à faire dans un musée de la faculté mais qu’elles devaient être restituées à la Communauté Juive et enterrées. Il tomba des nues, me dit qu’il n’en avait jamais entendu parler et il me proposa de procéder immédiatement à leur recherche. Munis de la clé du musée de l’Institut, nous entreprîmes de retrouver les trois bocaux décrits par Simonin. Cela ne prit que quelques minutes ! Un vrai choc !
Prévenue, l’Université fut évidemment très embarrassée. Il me fut proposé de faire enterrer en cachette ces bocaux, ce que je refusais. Puis, on me demanda d’attendre la fin de l’été pour que cela soit annoncé et que l’Université puisse peaufiner sa communication et ses éléments de langage. L’affaire remonta à l’Elysée, très remonté contre les dirigeants de l’Université, surtout après la séquence au cours de laquelle elle avait malmené Michel Cymes. À la fin, c’est le Maire de Strasbourg, Roland Ries, qui annonça dans un communiqué la nouvelle de la découverte une semaine plus tard et ce, malgré les pressions de l’Université. Les bocaux furent inhumés au Cimetière de Cronenbourg le 6 septembre 2015. A partir de là, je réclamais la constitution d’une commission chargée de vérifier l’intégralité des pièces de l’Université puisque je savais qu’il y en avait d’autres datant de l’époque nazie, en histologie, en dermatologie et en anatomie pathologique par exemple. Je publiais en 2016 un article dans une revue scientifique racontant tout cela et dévoilant l’identité de 232 cadavres livrés en Anatomie pendant la guerre (prisonniers de guerre soviétiques, résistants, condamnés à mort) aux fins d’être disséqués par Hirt et ses étudiants. En 2016, cette commission a vu le jour.
Comment entrez-vous en contact avec Georges Federmann du Cercle Taffel, Hans-Joachim Lang puis Michel Cymes ?
Raphaël Toledano: Au début de mes études de médecine, en 1997, je connaissais l’histoire du projet de « collection de squelettes juifs » d’August Hirt par mon père, médecin généraliste et féru d’histoire. A l’époque, on pensait qu’on ne connaîtrait jamais l’identité des victimes de Hirt, hormis celle de Menachem Taffel, identifiée en 1985 par Jean-Claude Pressac et Serge Klarsfeld grâce à une photo du rapport d’autopsie montrant clairement son matricule tatoué 107.969. En 2003, la presse annonça un grand colloque à l’Orangerie (à Strasbourg) organisé par le Cercle Menachem Taffel. Cette association créée par les psychiatres Georges Y. Federmann et Roland Knebusch avait pour ambition de faire mieux connaître les agissements des médecins sous le nazisme et de rendre hommage aux victimes. A l’occasion de ce colloque, je rencontrais pour la première fois cette figure strasbourgeoise charismatique et inclassable, Georges Federmann, devenu depuis un ami. On lui doit d’avoir initié ce combat et de le porter encore aujourd’hui. A la fin du colloque, Hans-Joachim Lang vint présenter pour la première fois le résultat de ses recherches qui lui avaient permis de retrouver le nom des 86 victimes d’August Hirt. Ce fut un moment extraordinaire et très émouvant que la lecture de ces noms devant une foule nombreuse debout. A partir de là, je savais que je devais travailler sur ce sujet. Je rencontrais aussi Emmanuel Heyd, homme de la télévision, passionné par le sujet, et nous discutâmes de la possibilité de faire un film documentaire et d’interviewer des témoins et historiens sur le sujet. Nous nous rendîmes au Département d’histoire de la Faculté de médecine de Strasbourg, dirigé par Christian Bonah, pour lui demander l’accès aux archives de la Faculté. Il n’y avait pour ainsi dire rien à voir, mais M. Bonah considérant mon grand intérêt pour le sujet, me proposa de faire une thèse sur le sujet. Celle-ci fut soutenue en 2010 et décrivit dans le détail les expérimentations du virologiste Eugen Haagen au KL Natzweiler, au camp de Schirmeck et dans un asile psychiatrique de Berlin, avec publication de l’identité de ses centaines de victimes, majoritairement Roms et Sintis. En 2014, notre film sur l’histoire de la collection de squelettes de juifs voulue par Hirt est sorti, sous le titre « Le nom des 86 », traduit depuis en anglais, allemand, italien. En plus de suivre le cheminement de Hans-Joachim Lang, un des hommes les plus remarquables que j’ai rencontrés dans ma vie, nous avons tourné ou retrouvé de nombreux témoignages inédits sur le déroulement de ce crime, celui d’un ancien étudiant de Hirt, celui d’une habitante de Rothau, celui d’Henrypierre, celui de déportés de Natzweiler et d’Auschwitz. Quant à Michel Cymes, il m’a contacté après la découverte des restes humains à la Faculté de médecine de Strasbourg en juillet 2015, évidemment très heureux de cette découverte qui était une sorte de revanche sur l’Université de Strasbourg après les polémiques de janvier 2015 sur son livre. Il est d’ailleurs venu à l’inhumation de septembre 2015 et a tourné par la suite le documentaire inspiré de son livre. Je trouve cela courageux d’avoir mis sa notoriété au service de ce sujet et d’avoir pu faire connaître à un public qui ne s’y serait peut-être pas intéressé ce thème de la médecine sous le nazisme.
A propos d’Eugen Haagen, ce virologiste nazi qui a testé des vaccins contre le typhus au Camp de Natzweiler sur une centaine de déportés tziganes, est-il vrai qu’il était sur la liste des Prix Nobel ?
Raphaël Toledano: Haagen travailla au début des années 1930 aux Etats-Unis aux côtés du chercheur Max Theiler et ils mirent au point la première culture du virus de la fièvre jaune. Haagen rentra à Berlin en 1934 et Max Theiler continua ses recherches et parvint à développer un vaccin contre la fièvre jaune en 1937. En 1951, Theiler obtint le Prix Nobel de médecine pour ses découvertes concernant la fièvre jaune. Lors de son second procès qui se tint devant le Tribunal militaire français de Lyon en mai 1954, Haagen aurait déclaré : « Sans ces Français qui me tiennent enfermé, je serais Prix Nobel. » Cette affirmation mégalomaniaque fut reprise et transformée à partir des années 90 par plusieurs auteurs qui écrivirent que Haagen était « nobélisable ». Or, personne n’avait vérifié cette assertion de Haagen. Les archives des Prix Nobel étant d’ailleurs fermées pendant une période de 50 ans, ce n’est qu’à partir de 2004 que j’ai pu avoir accès à la période précédant le Procès d’Haagen. Il s’avère qu’Haagen n’a jamais été proposé à cette distinction, contrairement à ce qu’il a affirmé à son procès. Encore aujourd’hui, on lit parfois que Haagen était nommé sur la liste des candidats au Prix Nobel mais cela reste faux.
L’Université de Strasbourg a dévoilé le rapport de cette commission, en mai, qui a enquêté durant cinq ans sur les activités de la Reichsuniversität, l’université du Reich fondée en 1941 à Strasbourg et produit un rapport de 500 pages. Que nous apprend ce document et quelles conclusions pouvons-nous tirer de ce travail effectué ?
Raphaël Toledano: Au début de la Commission, le but était de vérifier les collections et accessoirement, de faire le point sur l’état des connaissances sur les agissements des médecins de la Reichsuniversität Strassburg. A la première réunion de la Commission, le Pr. Jean-Marie Le Minor, anatomiste, révéla l’existence de pièces histologiques appartenant à August Hirt qu’il avait réussi à sécuriser. Malheureusement, lors d’un de ses déplacements, ces pièces qu’il devait étudier furent déplacées et une partie disparut. A la suite de cela, il démissionna de la Commission et pour ne pas risquer d’autres vols, il livra toutes les archives de l’Institut d’anatomie concernant August Hirt aux archives départementales du Bas-Rhin. Afin qu’elles soient accessibles à quiconque souhaiterait les consulter. De mon côté, dès la première semaine de création de la Commission, je me rendais dans les sous-sols de la Faculté et y découvrais des centaines de thèses inédites des étudiants de la Reichsuniversität Strassburg. Je commençais à travailler dessus pendant des semaines. Jusqu’à ce que le chef de la Commission découvre mon sujet de recherche et vint retirer ces thèses du sous-sol les confiant à un autre chercheur. Il me proposa de travailler alors sur un autre sujet : les collections de dermatologie. Mais à nouveau, il ne joua pas le jeu et visita les collections de dermatologie sans moi, se faisant mettre à la porte de la clinique dermatologique par ses dirigeants. Le pompon fut atteint quand le journal de l’Université publia un article sur la Commission expliquant que celle-ci était née à la suite d’une idée que le Président de l’Université avait eu en lisant des thèses. Aucun mot sur les bocaux retrouvés en 2015 considérés comme un détail insignifiant pour l’Université. Cela permettait de faire oublier la mission première de la Commission qui était de vérifier les collections de la Faculté de médecine, tâche complètement délaissée au fil du temps. Et pour cause. Le Doyen de la Faculté avait commandé un « audit » à ce sujet et on lui avait répondu qu’il y avait environ 40.000 pièces dans les collections des différents instituts de la Faculté de médecine et que pour toutes les vérifier, il faudrait embaucher 3 personnes à temps plein sur 15 ans. Autant dire que cela ne fut pas fait. La Commission convoqua une conférence de presse pour annoncer en grandes pompes la découverte des thèses et des coupes histologiques. Mais en vérité, rien n’était fait pour rechercher et vérifier systématiquement l’intégralité des collections de la Faculté de médecine. Quelques pièces furent retrouvées en Anatomie pathologique de l’époque nazie. On ne peut toujours pas affirmer avec certitude s’il reste ou non des pièces de l’époque nazie à la Faculté de médecine de Strasbourg. Aujourd’hui, les dirigeants de la commission proposent que l’on recueille des témoignages pour savoir ce que sont devenues les pièces d’anatomie de Hirt dans l’après-guerre. Dommage que cela n’ait pas été fait en six années. Quant au rapport, il reprend des choses établies : le nom des 86 victimes de Hirt est connu depuis les travaux d’Hans-Joachim Lang en 2004, les expériences de Haagen ont été décrites par le menu en 2010, les noms des cadavres livrés en Anatomie ont été publiées en 2016, les travaux de Bickenbach ont été bien étudiées par Ernst Klee ou Hans-Jurg Kuhn et leurs 40 victimes identifiées depuis belle lurette, une plaque avec les noms des 100 victimes des hôpitaux psychiatriques avaient été apposés en avril 2015 à Stephansfeld… Hormis la somme que cela représente et la mise à disposition du public d’un ouvrage de référence sur le sujet, la commission a pu montrer le rôle méconnu de August Hirt dans les expériences menées à Dachau ou dévoiler de nouvelles expériences en dermatologie grâce aux thèses retrouvées. Mais au-delà de tout cela, ce qui est le plus important pour moi, c’est le changement radical de discours à la Faculté et à l’Université. On est passé d’une forme de déni, de tabou et de silence, à une prise de conscience massive des dirigeants de l’Université. Il y a 7 ans, on me proposait d’enterrer en cachette des restes de victimes de la Shoah, aujourd’hui ils veulent parler de ce sujet, le transmettre, faire visiter le Struthof aux étudiants. Si ma découverte a permis cette évolution des mentalités à l’Université, je ne peux que m’en réjouir.
La chambre à gaz du Struthof, en travaux depuis trois ans, réouvrira le 26 novembre. Comment expliquer que les présidents Nicolas Sarkozy et Emmanuel Macron soient les seuls à ne pas s’être rendus au Struthof ?
Raphaël Toledano: Je n’en sais rien. Il est possible que Nicolas Sarkozy ait attendu son second mandat pour s’y rendre – l’Histoire ne lui a pas permis – mais ce n’est qu’une supposition. Quant à Emmanuel Macron, j’espérais sa venue pour l’inauguration de la nouvelle muséographie du bâtiment de la chambre à gaz. J’ignore si les dirigeants du C.E.R.D. l’ont invité mais il n’y est pas annoncé. Il faut espérer qu’il se rende avant la fin de son deuxième quinquennat sur le site de l’ancien camp de Natzweiler et devant l’ancienne chambre à gaz. J’ai en mémoire la venue de François Hollande en 2015 sur le site de l’ancien camp de Natzweiler. J’avais insisté auprès de Frédérique Neau-Dufour et de Serge Barcellini pour qu’il fasse une halte à la chambre à gaz, ce qu’aucun président français n’avait fait jusque-là. Cela a été sans doute le moment le plus marquant de sa visite avec ce chant extraordinaire de la petite Tosca Helmstetter en hommage aux 16 Roms et Sintis qui ont été gazés en ce lieu terrifiant en 1943 et 1944.
Comment expliquez-vous que l’entrée du Struthof soit payante, même aux étudiants et aux chômeurs ?
Raphaël Toledano: Le conseil d’administration de l’ONAC [l’Office National des Anciens Combattants] a voté l’année dernière pour rendre payante l’entrée de tous les lieux de mémoire en France. C’est une décision très discutable et plusieurs personnalités comme feu Boris Pahor, Georges Federmann ou Frédérique Neau-Dufour n’y sont pas favorables. On en arrive à des situations aberrantes comme faire payer l’entrée du camp à la famille d’un ancien déporté qui y est mort. Jusque-là, on pouvait visiter le site de l’ancien camp gratuitement, seul le musée du C.E.R.D. en sous-sol nécessitait l’achat d’un billet. C’est ainsi que l’ancien camp de Natzweiler est devenu en catimini le premier camp de concentration nazi dont la visite est payante en Europe. C’est une décision éminemment politique qui reflète bien l’évolution de notre société et des politiques de mémoire vers un tourisme mémoriel banalisé et rentabilisé.
Dans la même veine, le C.E.R.D. a annoncé sur les réseaux sociaux le 1er avril 2022 la mise en vente de magnets de la nécropole de Natzweiler-Struthof à la boutique-souvenir. Hélas, ce n’était pas un poisson d’avril. Le C.E.R.D. a justifié cela en expliquant « répondre aux nombreuses demandes de ses visiteurs ». Espérons que les visiteurs n’en viennent pas à demander des mugs d’August Hirt ou des tee-shirts de Josef Kramer ! C’est assez désespérant.
La dénomination de camp du « déporté-résistant » n’escamote-t-elle pas, de fait, l’extermination des 86 juifs ?
Raphaël Toledano: Après-guerre, il a été décidé de créer de nouveaux hauts lieux de la mémoire nationale pour garder la mémoire des persécutions commises par les nazies. Le Mont Valérien symbolise le lieu de la mémoire de l’exécution des résistants, la prison de Montluc témoigne de la brutale répression nazie à l’égard des résistants, et l’ancien camp de concentration de Natzweiler avec sa nécropole a été institué comme le lieu de la mémoire de la déportation des résistants. Ce titre de « centre européen du résistant-déporté » n’empêche pas ce lieu d’honorer toutes les populations qui y ont été internées, même si jusque dans les années 80, l’assassinat des 86 Juifs a été quelque peu réduite dans la présentation qui en était faite dans les guides ou la muséographie. L’avènement du négationnisme à la fin des années 1970 a conduit les historiens, Klarsfeld et Pressac les premiers, à des recherches pour mieux connaître l’histoire de ce crime abject et a remis en lumière l’extraordinaire singularité de l’assassinat des 86 Juifs, évènement que l’on peut rattacher tout autant à la Shoah qu’aux dérives mortifères de la science sous le national-socialisme. En 2005, une première plaque nommant les 86 Juifs assassinés a été apposée à la chambre à gaz en présence du Ministre Hamlaoui Mekachera. En 2015, le président de la République François Hollande accompagné de dirigeants européens a dévoilé deux stèles honorant à la fois les 86 Juifs qui y ont été gazés et les 40 sujets d’expériences utilisés pour les expériences sur le gaz phosgène en nommant les 4 Roms qui en sont décédés. On ne peut donc pas dire que le C.E.R.D. « escamote » l’extermination des 86 Juifs. Toutes les mémoires y trouvent leur place, même si parfois se joue en coulisse un combat pour y parvenir.
Participerez-vous à la cérémonie du 25 novembre pour la réouverture au public de la chambre à gaz ?
Raphaël Toledano: Non, je suis retenu par un évènement familial à 500 km de là.
Qu’attendez-vous à cette occasion ?
Raphaël Toledano: Le projet de renouvellement de la muséographie du bâtiment de la chambre à gaz est né en 2014 à partir d’un constat simple : les panneaux qui figuraient dans ce bâtiment (trois posters) étaient datés et ne décrivaient que le modus operandi de l’assassinat des 86 Juifs. Aucun mot sur les autres expériences ou sur les victimes. Par ailleurs, l’entrée se faisait directement par la pièce de la chambre à gaz, sans que les visiteurs n’aient reçu auparavant la moindre information. Après un tour du bâtiment rapide, les visiteurs ressortaient par la même entrée. C’était un parcours de visite inadapté, peu fonctionnel, assez frustrant pour les visiteurs, notamment les scolaires ou les personnes étrangères pour qui aucun panneau en langue étrangère n’avait été placé. Frédérique Neau-Dufour, l’ancienne directrice du C.E.R.D., m’a proposé en 2014 de constituer un dossier pour changer cet état de fait. J’ai imaginé un nouveau parcours d’exposition où les gens entreraient par la pièce située à l’ouest du bâtiment, puis recevraient d’abord toutes les informations sur les gazages commis en ce lieu dans les trois premières pièces, avant d’arriver dans la pièce où avait eu lieu les gazages proprement dit. Le projet a été très vite approuvé par l’ONAC et j’en ai été nommé commissaire scientifique. Pour la visite de François Hollande en avril 2015, il m’a même été demandé de boucler cette nouvelle exposition en quelques jours, ce qui n’était évidemment pas possible. J’ai écrit le texte de la nouvelle exposition et j’ai retrouvé de nombreux objets en lien et des photos inédites avec l’assistance de Rozenn Poupon. Le projet fut soumis pour relecture au conseil scientifique du C.E.R.D. qui l’a approuvé à plusieurs reprises avec des discussions fructueuses. Une scénographie épurée a été imaginée par les talentueux Clarisse Garcia et François-Xavier Tachet avec des panneaux verticaux transparents et vaporeux. En parallèle, le projet de renouvellement muséographique s’est doublé d’un projet de restauration du bâtiment qui commençait sérieusement à avoir besoin d’un petit rafraichissement. L’architecte des monuments historiques Pierre Dufour et son équipe ont fait un travail formidable de diagnostic et de restauration du lieu en essayant d’être le plus proche possible de l’état d’origine de cette bâtisse construite en 1912 et qui n’était qu’une annexe de l’Hôtel du Struthof où l’on servait des plats aux lugeurs et skieurs en hiver.
En juin 2019, l’ONAC décida de stopper net le projet « du fait de contraintes budgétaires ». Cette décision coïncida malheureusement avec le départ de Frédérique Neau-Dufour, historienne de formation et femme extraordinaire, à la tête du C.E.R.D. depuis 2011. Pour le projet de restauration et renouvellement muséographique, 2019 fut l’annus horribilis. Convaincu de l’importance de la chambre à gaz dans le parcours muséographique des visiteurs en particulier les plus jeunes, j’écrivais en août 2019 une lettre à la Ministre des Armées pour lui demander de revenir sur la décision de l’ONAC. Aucune réponse. Un nouveau directeur, Guillaume d’Andlau, qui n’était pas historien, fut nommé au C.E.R.D. en octobre 2019. Celui-ci m’expliqua que la chambre à gaz avait été délaissée au profit de la restauration de la baraque cuisine (inaccessible au public) et qu’on reviendrait peut-être à la chambre à gaz dans quelques années. Je n’en croyais pas mes oreilles.
C’était un lieu unique au monde, incarnation de la Shoah et arme du crime de la science nazie raciste et meurtrière, visité par 200.000 personnes chaque année et on le laissait dans un tel état !
Je prenais l’initiative d’écrire à Emmanuel Macron le 12 novembre 2019 lui demandant de bien vouloir intervenir puisque ni l’ONAC ni sa Ministre de tutelle ne semblaient changer d’avis. Deux semaines après ma lettre, le projet fut enfin relancé et je ne peux qu’en être reconnaissant à Emmanuel Macron et ses conseillers mémoire. Le nouveau directeur du C.E.R.D. me félicita d’avoir réussi à relancer le projet mais m’avertit que ma lettre en avait agacé plus d’un à l’ONAC.
A partir de là, plus rien ne fut pareil et on me fit vite payer mon « insolence ». En décembre 2020, je fus convoqué par le chef du département de la mémoire de l’ONAC et Guillaume d’Andlau. Ils m’annoncèrent de concert que finalement, le projet allait être modifié et confié à des employés ! Il n’était plus question désormais de parler des gazages qui avaient pris place dans ce lieu unique mais de toutes les expérimentations, y compris celles qui n’y avaient pas eu lieu (comme les essais de vaccin contre le typhus qui avaient eu lieu dans la baraque 5 du camp souche ou les essais sur le gaz moutarde qui avaient eu lieu dans la baraque du crématoire). L’équipe de D’Andlau proposait même de mettre une photo de pou dans la nouvelle exposition de la chambre à gaz !
On marchait sur la tête. Un débat de fond s’enclencha entre nous. Le conseil scientifique fut pris à témoin. Je soutins mordicus que la muséographie de la chambre à gaz devait être uniquement dédié aux gazages et à leurs victimes, au risque de les banaliser en les noyant dans une masse d’informations confuses sur les expérimentations nombreuses qui avaient pris place au KL Natzweiler et qui méritaient un espace dédié dans la baraque musée. Johann Chapoutot appuya ma position en disant que nous devions nous « opposer à tout confusionnisme ». Robert Steegmann ajouta qu’« il ne saurait être question de « banaliser » les faits qui se sont déroulés dans la chambre à gaz par l’introduction d’autres faits qui n’ont aucun rapport avec les lieux. » Devant le désaveu porté par le conseil scientifique, l’ONAC fit marche arrière et revint sur son idée de tout mélanger dans un étrange gloubi-boulga muséographique. Mais dès lors, je ne fus plus du tout en odeur de sainteté. Le conseil scientifique du C.E.R.D. qui suivit fut très tendu. La directrice de l’ONAC nous accueillit en prélude du dernier conseil auquel j’assistais en nous rappelant que nous n’étions que des conseillers et que nous ne devions pas l’oublier… Ambiance. En novembre 2021, eut lieu un conseil scientifique crucial sur le sujet. Hélas, j’étais malade. En mon absence, il fut décidé qu’un nouveau « groupe de travail » allait s’occuper de l’exposition. A la suite de cela, je présentais ma démission, bien amer. Après l’avoir porté pendant des années, je ne peux que me féliciter cependant que ce projet de renouvellement muséographique soit enfin arrivé à son terme et j’irai voir le résultat final un jour, peut-être avec ma fille adolescente qui commence à s’intéresser au sujet. Les 86 juifs assassinés là ainsi que les 40 internés gazés au phosgène dans la chambre à gaz ont enfin une muséographie dédiée. Avec la présentation des parcours de vie d’Alice Simon, Elizabeth Klein, Jean Kotz, Ichay Litchi, Frank Sachnowitz ou Adalbert Eckstein qui ont péri en ce lieu, je considère avoir pris l’exact contre-pied de la théorie nazie selon laquelle l’individu n’est rien et le peuple est tout. Car, en racontant leur histoire et leur parcours, c’est leur dignité d’êtres humains que l’on restitue à toutes ces personnes gazées entre ces murs sinistres.