L’obstination du témoignage du Dr. Georges Federmann
En 1943, dans le camp de concentration de Natzweiler-Struthof, les nazis transformèrent une salle de bal en chambre à gaz, pour complêter la collection de « crânes de commissaires judéo-bolchéviques », du sinistre professeur August Hirt. Le commandant du camp Joseph Kramer, y assassina 86 hommes et femmes juifs en août 1943. Une exposition permanente y sera officiellement inaugurée le 25 novembre 2022. Georges Yoram Federmann, psychiatre qui apparait dans Le Divan du Monde, de Sven de Pauw, en 2015, a accepté de répondre à nos questions.
Vous avez-été proche du regretté Jean Kahn, irremplaçable défenseur de la mémoire de la shoah, avant même les lois Gayssot, Lellouche et Perben. Quel est le lien qui vous unissait à l’ancien président du Consistoire et son épouse Nicole ?
GYF: Jean Kahn est l’un de fondateurs du club sportif confessionnel emblématique de Strasbourg, l’AS Menora, créé dans le années 60 pour accueillir les juifs du Maghreb. Jean en sera le président. Menora va nous engager, mon frère Michel et moi, pour participer à la grande aventure professionnelle qui va nous mener jusqu’ à la Nationale 2 dans les années 75. Nous sommes parmi les 20 meilleurs clubs de France. J’ai 17 ans et mon frère 15. Nous avons été champions de France cadets avec la Provence. Nous vivons à Marseille. Le club va aussi offrir un emploi à mon père au FSJU et nous trouver un appartement en banlieue, à Hautepierre. Nous allons vivre de grands moments sportifs dont 3 Maccabiades en Israël sous les couleurs de la France, en 73, 77 et 81. Jean sera appelé ensuite à des fonctions nationales auprès de Jacques Chirac à la Commission consultative des droits de l’homme (CNCDH).
Philippe Olivier, dans son livre paru en 2019, Jean Kahn. Une biographie. 1929-2013, me cite à 7 reprises : p 39, sur l’identité de 7 résidents juifs de la Fondation Sonnenhof emportés dans le cadre de l’Opération T4, p 112 pour l’accueil des 52 Roms de Zamoly, p 204 sur les 86 juifs gazés au Struthof. Jean affirmera que leur mémoire reconstituée fut une des trois œuvres principales de sa vie, p 304 sur le souvenir de la déportation des homosexuels. Jean a apporté une aide décisive aux actions du Cercle Taffel à partir de janvier 2005. Et derrière Jean, il y avait toujours Nicole, soutien aimant et inconditionnel restée dans l’ombre mais éclairant les œuvres de son mari par sa modestie douloureuse et inaltérable. Ce n’est qu’à partir du moment où nous avons commencé à poser des Stolpersteine à Strasbourg, en 2019, que j’ai appris qu’elle avait été internée à Drancy.
Philippe Olivier est aussi notre précieux guide pour revenir sur la biographie de Nicole Kahn, née Weill (pages 39 à 42). « Nicole Weill (elle nous pardonnera de donner sa date de naissance, 1933) eut, dans sa famille, six déportés qui ne revinrent pas des camps. Ils y connurent la forme la plus horrible de « Gezerah », mot hébreu désignant la persécution. Partis de Drancy pour Auschwitz par le convoi No 72 le 29 avril 1944, ils appartiennent à plusieurs générations : Jeanne Bloch la grand-mère maternelle de Nicole, était âgée de 76 ans, Louis Loeb de 58 ans, Yvonne Loeb de 45 ans, Jean-Paul Loeb de 21 ans, Armand Loeb de 19 ans et Simone Loeb de 16 ans. Cette dernière fut livrée aux médecins SS d’Auschwitz. Pour sa part, Nicole, avec laquelle Jean Kahn se maria en 1955 (mon année de naissance), connut les cachettes et les privations en tout genre. Réfugiée avec ses parents et ses deux frères à Marseille en 1940, elle y demeura jusqu’en 1944. La famille Weill fut, à la suite d’une dénonciation, arrêtée, incarcérée en février de la même année à la Prison des Baumettes pour 5 semaines, puis transférée à Drancy. Elle y resta 4 mois. (Elle avait 11 ans.) Là les Weill purent échapper par miracle au départ vers l’enfer des camps polonais ». Un de ses deux frères, Francis, de 10 ans son aîné, sous-lieutenant dans les FFL, prit part à la libération de Paris et participa aux côtés de l’ US Army à la libération de Metz. Il y fut mortellement blessé et mourut dans sa 21e année.
Nous nous sommes retrouvés au 28 rue Schwilgué à Strasbourg, le 1er mai 2019 pour poser 6 Stolpersteine : 5 pour la famille Loeb et 1 pour grand-mère Bloch. Pascale Lemler, descendante, auteur du très sensible « Page de garde » a déclaré : « Ceux qu’ici nous rappelons n’ont pas seulement connu un destin personnel tragique. Ils ont été les témoins-victimes d’un « crime contre l’humanité », de l’invention d’une « solution finale » de l’humain. En ce sens nous sommes tous des survivants, toutes les générations européennes d’après ont à reconnaître qu’elles sont concernées. Car à la naissance peut désormais être associé la possibilité d’être exterminé ou d’exterminer. » Je m’honore de faire partie du trio qui avec Bertrand Goldman et Nicole Dreyer est à l’origine de la création de l’association Stolpersteine 67 dès 2016.
Et pourtant je suis né apatride au Maroc et suis imprégné de culture sépharade. C’est en venant à Strasbourg, en 1972, pour jouer au basket que j’ai découvert le monde ashkénaze, froid et distant parfois, silencieux, discret, prudent et fidèle, dur à l’extérieur et tendre à l’intérieur. J’ai exploré une grande partie de l’Histoire traumatique de la région (l’annexion, l’incorporation de force, la massacre du 14 février 1349, l’adhésion des médecins au nazisme, la part vichyste du professeur Leriche ou du Maire Pierre Pflimlin, etc..) et ai été confronté au silence sinon à la réticence de nombreux ashkénazes. Il aura fallu attendre la pose des stolpersteine ou le décès de ces personnes pour constater que les fantômes qui hantaient l’histoire de chaque famille pouvait s’incarner. Il aura fallu attendre 75 ans pour commencer à chasser ces fantômes. Le temps de la stupeur, de l’ineffable, de l’indicible, du silence salvateur pour refouler l’horreur. Dans chaque famille, il y avait la présence dévastatrice d’un numéro de Convoi.
Une de mes plus fortes émotions est l’adhésion de Simone Polak au Cercle Taffel. Simone a écrit à l’âge de 90 ans, avec l’aide sensible de Muriel Klein-Zolty, son témoignage de rescapée d’Auschwitz : « Agis comme si j’étais toujours à tes côtés » (la dernière phrase que sa mère lui a adressée). Née en 1929, elle a été déportée par le Convoi 74. Pour en revenir à Nicole, lors de sa venue à Strasbourg en juin dernier (2021), le grand rabbin René Gutman, revenait d’ Israël où il est à la retraite, pour honorer Nicole et lui décerner le diplôme d’Echeth Haïl (de femme valeureuse équivalent du diplôme de Haver pour les hommes) pour son implication dans la vie de la Communauté et pour son rôle majeur dans le dialogue inter-religieux. Victoire de la vie sur l’absurdité et sur une forme accomplie de racisme d’état. Victoire exemplaire qui nous oblige. C’est Jean qui doit être fier d’elle. Nicole qui apparait au soir de son chemin de vie plus comme une inspiratrice et une guide de la carrière de son mari que comme une « simple » compagne et mère de famille. Nicole qui a écrit sur la page de garde de l’exemplaire de la biographie de Jean qu’elle m’a offert : « Merci de ta fidélité sans faille à Jean et de ton obstination à défendre l’autrui. Affectueusement à toi ».

Vous êtes le défenseur infatigable de la mémoire des 86 juifs gazés dans le camp de concentration du Struthof-Natzwiller, sur le sol français, qui devaient rejoindre le « musée de la race » figurant des squelettes juifs, du sinistre professeur August Hirt, dirigeant de l’Université de Strasbourg pendant la Seconde guerre mondiale. Dans un entretien précédent, vous racontiez que le Cercle Taffel n’avait pas été associé à la commission mise sur pied par l’université de Strasbourg, alors qu’il avait offert la primeur des découvertes de Hans-Joachim Lang à Strasbourg, en 2003. Cela a-t-il été fait depuis ?
GYF: Oui, du bout des lèvres, malgré tout. Le rapport passionnant de près de 500 pages évoque les actions du Cercle à 2 reprises en lui rendant la paternité des révélations du journaliste Hans-Joachim Lang en 2003 mais sans évoquer les énormes difficultés et embûches que l’ Université et la faculté de médecine ont semé sur son chemin de 1992 à 2005 (pp 447 et 454). L’Université s’est présentée comme si elle avait toujours « naturellement » défendu cette cause.
L’Université de Strasbourg a dévoilé le rapport de cette commission, en mai, qui a enquêté durant cinq ans sur les activités de la Reichsuniversität, l’université du Reich fondée en 1941 à Strasbourg et produit un rapport de 500 pages. Que nous apprend ce document et quelles conclusions pouvons nous tirer de ce travail effectué ?
GYF: C’est un travail remarquable qui a dû attendre 77 ans pour éclore (Il faut signaler la démission de Raphaël Toledano et celle notable aussi du Professeur Jean-Marie Le Minor en cours de route). Il ouvre des perspectives attendues, notamment en confirmant que 40 % du personnel médical de la Reichsuniversität (96 médecins) était d’origine alsacienne et mosellane. Il confirme qu’il n’existe plus de restes des 86 victimes de la Chambre à gaz du Struthof.
« Concernant les expériences en chambre à gaz menées sur des détenus du camp de concentration de Natzweiler, la commission historique a pu identifier les victimes des séries d’expériences réalisées en 1943-1944. Outre les quatre personnes déjà connues, à savoir Zirko Rebstock et Andreas Hodosey (décédés le 16 décembre 1944), Adalbert Eckstein (décédé le 18 décembre 1944) et Josef Reinhardt (décédé le 9 août 1944), 36 autres détenus ont pu être identifiés. Les quatre victimes déjà connues des expérimentations sur le phosgène étaient des Sinté, ce qui laisse à penser qu’il y a eu une sélection des détenus selon des critères raciaux pour les expérimentations les plus risquées des dernières séries. La dernière d’entre elles impliquait l’utilisation d’une dose de phosgène si élevée que la mort d’un certain nombre de détenus était prévue par le protocole expérimental dont le but était d’étudier l’effet prophylactique de l’urotopine sur des personnes mourantes. »
La chambre à gaz du Struthof, en travaux depuis trois ans, réouvrira le 26 novembre. Comment expliquer que les présidents Sarkozy et Macron soient les seuls à ne pas s’y être rendus ?
GYF: Je ne sais pas. Macron a encore 4 ans pour venir. Le Struthof a longtemps été vu de Paris comme l’ incarnation de l’ histoire de la soit disant trahison alsacienne. Je suis convaincu que nombre de « français « ne pardonnent pas aux alsaciens de ne pas avoir résisté, pire d’avoir « collaboré » à Oradour. Or il était quasiment impossible de résister au système totalitaire nazi.
Pourquoi le Struthof est-il le seul camp de concentration et d’extermination d’Europe où l’entrée est payante, y compris pour les étudiants et le chômeurs ?
GYF: Cela reste incompréhensible pour moi et je m’ honore d’avoir eu le soutien de Boris Pahor qui a signé une lettre au CERD en 2021 à 107 ans.

(wikipedia cc BY 4.0) Photo: Claude TRUONG-NGOC
La dénomination de camp du » déporté-résistant » escamote-t-elle l’extermination des 86 juifs ?
GYF: Non car le Struthof était un camp politique parmi les plus durs même si Diana Henry a fait la démonstration que sur les 50 000 prisonniers du camp, 10 000 étaient juifs , mais politiques avant tout.
La cérémonie du 25 novembre de réouverture se distancie-telle du Cercle Taffel ?
GYF: Non, il est convié et nous iront le représenter. Je ferai partie de la délégation française qui rendra hommage à Boris Pahor, le 28 novembre prochain, dans le cadre de la session d’hiver de l’ IHRA (International Holocaust Remembrance Alliance) qui se tiendra en Suède.
Qu’attendez-vous donc à cette occasion ?
GYF: Avant tout, que l’exemplarité tragique de ce drame nous permette d’être moins mauvais soignants et d’accueillir dans nos cabinets « les juifs d’ aujourd’hui » de manière inconditionnelle.
Ce qui arrive aujourd’hui aux étrangers d’une société représente, en termes politique, social, économique et symbolique, ce qui pourrait advenir aux « nationaux », autochtones, indigènes, aux propres enfants de la société en question. On sait qu’il faut une ou deux générations au moins pour se libérer du vécu de douleur morale, de haine, d’amertume et d’effroi. Comment envisager une cohabitation entre les ennemis d’hier – Israéliens et Palestiniens, Hutus et Tutsis, Catholiques et Protestants en Irlande – sans un travail de deuil et un travail de reconnaissance du préjudice de la victime et des responsabilités du bourreau ? Il est indispensable de rechercher les liens pouvant exister avec des situations cliniques courantes en appliquant cette hypothèse.
Aussi dans mon travail comme dans ma propre vie, je recommande le principe suivant : « Dans votre couple, admettez et agissez comme si votre partenaire avait toujours raison et adaptez votre attitude en conséquence. »
Car il s’agit de prendre aussi bien soin de ceux qui sont à notre proximité, de reconnaître leur part d’étrangeté et la fonction d’étranger qu’ils peuvent jouer dans notre propre organisation psychique pour faire en sorte de contribuer aussi aux équilibres conjugaux, familiaux et non seulement sociaux et politiques. Autrement dit, pour favoriser une véritable posture écologique, qui peuvent bien être les « menacés » qui consultent dans nos cabinets ? Qui sont les « Juifs d’aujourd’hui » ? On voit bien que là « juif » n’est pas une religion ou une spiritualité mais une fonction : « celle qui permet de stigmatiser » (Georges Yoram Federmann, Le Divan du monde, Golias, 3e édition, 2019, 276 pages, p. 135. ).