Spiritualité juive de la laïcité
« Tout homme qui rejette l’idolâtrie est juif » (Talmud, Méguila 13 a).
Self islam
Dans un livre paru en 2006, « Self islam » Abdennour Bidar raconte son itinéraire spirituel. Né il y a cinquante ans à Clermont-Ferrand, il a grandi auprès de sa mère médecin convertie à l’islam et de son grand-père vigneron communiste athée. Son entraîneur de rugby, ne parvenant pas à l’interpeller par son prénom à connotation arabe, l’appelait « Bidar ». Le petit Abdennour fréquentait la mosquée le vendredi et l’école laïque en semaine. Il s’est forgé une double identité, musulmane et laïque. Lorsqu’il a réussi le concours d’entrée à Normal Sup il s’est trouvé confronté à l’intransigeance de l’esprit laïc français et a alors choisi avec son épouse de fréquenter une communauté soufie dans laquelle ils se sont engagés intensément durant plusieurs années avant de réaliser que même la mystique de l’islam la plus pure pouvait dévier en secte fermée sur elle-même.
Cherchant à concilier foi et raison, Abdennour Bidar et son épouse, tous deux devenus enseignants de philosophie, se sont à la fois éloignés de l’islam orthopraxe et de la laïcité intolérante, ce que dans le judaïsme on pourrait qualifier d’idolâtries. En effet, selon le philosophe-écrivain la laïcité française a pour principale vertu de nous préserver à la fois de l’idolâtrie de la religion et de celle de la République. La laïcité détruit les idoles, c’est là sa vocation la plus essentielle.
Le génie de la France
Dans son dernier livre, « Le génie de la France : le vrai sens de la laïcité » (parue en août 2021) Abdennour Bidar s’interroge sur la valeur républicaine de la fraternité et pose une question très actuelle : comment définir notre identité française ? Il démontre au fil des pages que la laïcité n’est pas seulement un cadre qui permettrait de « ne pas se taper dessus » entre croyants et non-croyants ou de permettre à différentes religions de coexister parmi les athées. Non, la laïcité selon lui, c’est beaucoup plus que cela. Elle est comme « un Temple vide » dont l’espace inoccupé ne serait pas synonyme de néant mais au contraire une sorte de vacuité féconde. Il voit dans l’idée française de laïcité une spiritualité qui pourrait être comparée au concept du « Divin absent » des religions orientales et extrême-orientales comme par exemple le bouddhisme ou le taoïsme.
Cette spiritualité laïque n’est pas selon lui dépourvue de valeurs. Il les décline dans un livre paru en 2016, « Quelles valeurs enseigner et transmettre aujourd’hui ? ». L’auteur affirme que tous les Français pourraient considérer que la bonté, la compassion et la générosité font partie de nos valeurs. Par conséquent l’école pourrait (devrait) les enseigner et éduquer les enfants à les mettre en pratique, c’est-à-dire à les transformer en vertus. Parmi celles-ci, Abdennour Bidar ose parler d’humilité, de pardon, de gratitude, de rectitude, de fidélité, de pudeur, etc. Ces mots, provenant habituellement de la bouche des religieux, nous sommes étonnés de les lire et de les entendre de la part d’un haut fonctionnaire de l’Education nationale. (Abdennour Bidar est IGESR)
Avec Abdennour Bidar une brèche s’ouvre dans notre conception erronée de la laïcité. Celle-ci n’a jamais eu pour objectif de réduire à néant les croyances et les religions. Beaucoup de ses théoriciens ont tenté d’en rappeler le sens originel mais jusqu’à présent aucun n’avait osé en extraire autant de vertus et même un sens spirituel encore inexploré.
Self judaïsme
Le parcours d’Abdennour Bidar me touche personnellement car sa relation très libre à l’islam fait écho à ma relation au judaïsme même si bien sûr il y a d’énormes différences. Contrairement à Abdennour qui a grandi dans l’islam je n’ai pas grandi dans le judaïsme mais m’en suis approché depuis l’âge adulte jusqu’à me décider à faire mon guiour il y a trois ans. Me sentant « comme chez moi » dans les synagogues et en Israël il m’était apparu évident que mon cheminement depuis presque trente ans vers le judaïsme devait aboutir à une conversion et à l’alyah.
J’ai envisagé plusieurs portes d’entrée soit en faisant soit le guiour en Israël soit en France. J’ai tout d’abord voulu trouver un emploi en Eretz mais me suis fait gentiment refoulé par le directeur du lycée français où j’avais postulé car je n’étais pas juif (lui non plus d’ailleurs). J’ai évoqué cet épisode dans un article sur le Times of Israël intitulé « Dieu est-il raciste ? ». Alors j’ai posé la question à plusieurs rabbins français orthodoxes, massortis, libéraux, et la conclusion m’a été donnée par un rabbin israélien plus direct : « il faut que vous divorciez ». En effet si mon épouse n’est pas aussi motivée que moi pour le guiour, il serait ridicule d’acheter un deuxième frigo et une deuxième vaisselle pour que je puisse manger casher… Mais, en réalité, le problème n’est pas là.
Suis-je prêt à m’engager sérieusement à respecter les mitsvot bien mieux qu’un « Juif moyen » ? La réponse m’est apparue évidente. N’ayant pas grandi dans une culture juive je ne suis pas prêt (à mon âge) à devenir un Juif pratiquant. J’aime étudier le Tanakh et le Talmud (avec Myriam Ackermann-Sommer), j’aime le Shabbat, j’aime prier dans une communauté lorsque je peux (il n’y en a pas dans ma ville) et j’aime séjourner en Israël ; mais si j’étais contraint de le faire je ne le ferais pas. Comme Abdennour Bidar par rapport à l’islam, j’aime ma liberté par rapport au judaïsme. En définitive, je me suis fabriqué mon propre judaïsme, mon « self judaïsme ».
Le génie du Dieu d’Israël
J’ai l’impression qu’avec Abdennour Bidar une réponse est en train d’émerger, une réponse à la question posée aujourd’hui par ceux qui ont une conception de l’identité française ethnocentrée et « christiano-centrée ». Les pessimistes pensent que la France est en train de se suicider car elle a perdu son caractère franco-français et que le « grand remplacement » va nous achever. Abdennour Bidar nous montre qu’une véritable application (stricte) de la laïcité permettrait aux Musulmans de retrouver la profondeur de leur religion au lieu de n’en exprimer qu’une orthopraxie vide de sens.
Un danger en France guette la communauté juive, le même danger qui guette la communauté musulmane (Juifs et Musulmans de France sont dans le même bateau). Si les Arabes (ou Maghrébins) et les Juifs français ne peuvent plus être enterrés en Algérie ou en Israël doivent-ils renoncer à leur racines et à leur culture ? Ils ne le peuvent pas. En revanche, ils peuvent se sentir 100 % français et 100 % de leur culture si la laïcité est bien comprise et bien appliquée.
Cette ouverture que propose Abdennour Bidar concerne aussi les Chrétiens qui sont parfois victimes d’une conception agressive de la laïcité lorsqu’on leur interdit de mettre un sapin de Noël dans un lieu public. Cette vision radicale de la laïcité lui enlève tout sens et va même à l’encontre de son objectif qui n’est pas de réduire à néant le Divin mais les idoles.
Shmuel Trigano, dans un article intitulé « La politique du vide » évoque ce vide au cœur de la cité : « L’une des tâches de la cité judaïque sera de maintenir en son sein la mémoire de son absence dans la réalité physique, support évoquant sa présence cachée. Le centre politique de la cité sera ainsi l’arche d’alliance sur laquelle est censée reposer la Présence divine, comme le récit du campement d’Israël dans le désert nous le montre avec la centralité spatiale du Ohel Mo’ed / Tente du rendez-vous, plus tard ce sera le Temple de Jérusalem. Mais ce centre est physiquement vide. Le Temple ou la Torah sont les témoins de l’irreprésentabilité de Dieu, de son absence donc, ou plutôt de sa présence paradoxale. »
Le génie du Dieu d’Israël se trouve donc dans son absence qui est une « présence paradoxale » : on ne peut pas le nommer, son Nom demeure inaccessible. Israël (dans le sens de peuple) est un peu comme le peuple français qui bénéficie d’un Temple vide. Le « Temple spirituel » français ressemble à celui d’Israël. À une nuance près : le divin absent du Temple laïc n’a pas de nom tandis que le Dieu d’Israël ne peut pas être nommé. C’est différent. Mais au fond, est-ce que, au-delà de l’absence de nom du Divin laïc, ne se cacherait pas le Divin universel d’Israël ?