Quel royaume d’Israël ?

Au mois d’avril dernier je suis allé à Naplouse ( نابلس Nablouze en arabe, שְׁכֶם Shkhem en hébreu) et au Mont Garizim, lieu saint des Samaritains. J’y ai découvert une vision d’Israël que j’ignorais, une autre perspective, un autre point de vue, une autre conception de la Torah.

Shkhem (Sichem) est l’ancienne capitale du Royaume du Nord appelé « Royaume d’Israël ». Le Livre de Josué identifie Sichem comme le lieu de sépulture de Joseph, fils de Jacob, et de ses deux fils Éphraïm et Manassé (note 1).

Le Mont Garizim, selon les Samaritains, serait le lieu de la ligature d’Isaac. Le véritable Mont Moriah ne se situerait donc pas à Jérusalem mais à שְׁכֶם Sichem ! Pour les Samaritains (qui sont à la fois palestiniens et israéliens et ont aussi la nationalité jordanienne), un temple matériel n’est pas indispensable, les prêtres pratiquent toujours aujourd’hui les sacrifices et ceux-ci n’ont pas lieu exactement sur l’emplacement des ruines du Temple mais à côté du Mont Garizim, dans leur village (note 2).

Leur conception du Messie est différente de celle des Juifs puisque pour eux l’authentique lignée messianique n’est pas celle de David mais de Joseph. Leur Torah a été écrite par le fils de Pinhas, petit-fils d’Aaron dans une écriture hébraïque plus ancienne que celle de la Torah juive (note 3). Les Judéens, au retour de leur exil à Babylone en -538 aurait modifié le texte afin que Jérusalem (la cité du roi David) reste le centre du pays et non pas Sichem (note 4). Cette rivalité fraternelle entre Juifs et Samaritains et très intéressante…

La distinction entre les deux Royaumes et entre les deux Messies subsiste depuis environ 2700 ans, depuis la rivalité entre les deux fils de Jacob, Yéhouda et Joseph ! (voir la Parasha Vayigash) Quel est l’enjeu de cette différence entre les enfants d’Israël représentés par les Juifs d’un côté et les Samaritains de l’autre ? Que représente le Messie fils de David (ou fils de Peretz ou fils de Yéhouda) ? Que représente le Messie fils de Joseph (ou fils d’Ephraïm) ?

Selon l’imaginaire juif, les Samaritains ne seraient qu’une minuscule secte endogame composée de convertis à la religion de Moïse, des étrangers que Salmanasar V, le roi d’Assyrie (VIIIème siècle av. J.C.), aurait fait venir de Babylone, de Kouta (d’où le nom de Koutim parfois donné aux Samaritains dans le Talmud) pour qu’ils habitent la Samarie. Ils constitueraient une population caractérisée par un syncrétisme religieux. Il s’agirait, en définitive, d’un judaïsme déviant, voire même pernicieux…

Selon d’autres sources, des Juifs ayant refusé de divorcer de leurs épouses non-juives à leur retour de Babylone au temps du prêtre Esdras (Vème siècle avant J.C.) auraient rejoint les Samaritains. Nous voyons ici deux conceptions de la Torah se confronter. D’un côté le judaïsme se replie sur le Temple de Jérusalem, tandis que de l’autre côté, l’hébraïsme (ou « samaritanisme ») se trouve contraint, pour survivre et demeurer sur sa terre, de s’adapter aux envahisseurs.

D’ailleurs aujourd’hui, des Samaritains ont choisi de se marier avec des femmes étrangères (notamment des Ukrainiennes) pour que leur tout petit peuple ne disparaisse pas. En effet, chez les Samaritains c’est le père qui transmet l’identité et non pas la mère comme chez les Juifs.

Les Samaritains se nomment les shomerim, les « gardiens », les שומרונים « les observants » (שַמֶרִים du verbe lishmor qui veut dire « garder »). Demeurant depuis toujours à Sichem/Naplouse, ce sont des enfants d’Israël autochtones n’ayant jamais connu de diaspora. Alors, ont-ils survécu à vingt-sept siècles d’existence fragile afin de nuire au peuple juif ou pour lui apporter un complément identitaire d’une valeur inestimable ?

Pourquoi insister sur le Messie fils de Joseph symbolisé par le Mont Garizim ? Qu’apporte Joseph à David ? A quoi sert ce « second Messie » ? Que représente-t-il ? Un seul pays avec différentes populations. La conception de Martin Buber plutôt que celle de Théodore Hertzl et des Nations Unis. Il semble en effet logique que les Palestiniens vivant depuis toujours sur cette terre devraient être intégrés au projet juif, ils devraient avoir la nationalité israélienne ; la Judée et la Samarie devraient faire partie d’Israël. Bien sûr, pour ne pas mettre en péril l’équilibre démocratique (démographique) cela ne peut se faire que progressivement.

Un passage du 2ème livre des Rois (17,29-33) illustre l’accueil d’étrangers au sein d’Israël, à l’opposé de la perspective d’Esdras et Néhémie. C’est en fin de comptes le projet de la Torah, intégrer les habitants du pays en les considérant comme Abraham se considérait lui-même, un « étranger résident », un « guer tochav ». Les Palestiniens ont droit, au minimum, au même statut qu’Abraham. Aujourd’hui on traduirait ce statut par celui de « résident permanent ».

Abraham ne se contentait pas d’acheter du terrain, il parcourait le pays pour amener tous ses habitants vers le monothéisme. N’est-ce pas cela le projet originel de la Torah ? Manitou utilisait le terme « identité hébraïque ». L’identité originelle du peuple juif et d’Israël c’est l’identité d’Abraham, « Abram l’Hébreu » (Genèse 14,13). L’identité hébraïque serait-elle un élargissement de l’identité « Israël » ?

Joseph est appelé dans la Torah « père de Pharaon » ! (Genèse 45,8) Il est comme le père de l’Égypte, le sauveur du pays. Pourquoi ? Parce qu’il nourrit tous les Égyptiens, il leur amène même la prospérité. C’est cela que le peuple juif peut apporter à son pays, à condition d’inclure la Cisjordanie (et Gaza ?) dans sa réussite. Les Palestiniens aspirent eux aussi à une économie florissante, à la démocratie, à la liberté de pratiquer ou pas une religion, à la possibilité de voyager. Ils n’ont pas envie de vivre sous une dictature islamique, ils ne veulent pas d’un pays inventé en reflet d’Israël.

La Palestine n’a jamais été un pays (un État) mais une province romaine devenue une région appartenant à des empires successifs. Le peuple palestinien n’est pas une nation mais un ensemble d’habitants provenant des pays voisins. Lorsque je demandais à un ami palestinien (chrétien) « D’où venez-vous ? Du peuple de la Bible appelé Les Philistins ? De quel pays arabe ? », il m’avait répondu avec humour « je suis peut-être juif ! ». Cela n’est pas impossible… D’ailleurs il y a des Palestiniens musulmans ou chrétiens qui ont une origine juive (ou samaritaine) et n’ont jamais quitté cette terre ; il y a des autochtones arabes et juifs.

Dans les villes israéliennes à majorité arabe tout n’est pas rose mais on peut y observer en général une cohabitation pacifique entre Juifs et Musulmans. Je pense par exemple à Akko (Saint Jean d’Acre), une ville israélienne à majorité arabe et cependant paisible ; c’est en tout cas l’impression que j’en ai eu. Israël est une mosaïque de groupes humains, les trois principaux étant les Juifs, les Musulmans et les Chrétiens, mais il y a une multitude de nuances. Dans la ville de Jérusalem on dirait que tous les échantillons sont présents. C’est aussi pour cela que cette ville et ce pays donnent le tournis.

Pour nous Français, c’est assez déstabilisant de se promener dans tous ces mondes. Malheureusement la plupart des Européens vont en Israël avec des organismes de voyage qui les maintiennent en troupeau. Les pèlerins chrétiens ne se rendent en général que sur des lieux chrétiens -donc arabes. Par conséquent ils reviennent chez eux n’ayant rencontré aucun Juif en Israël !

En tant que Français nous avons l’avantage de pouvoir profiter de la diplomatie de notre pays : nous sommes avec tout le monde… Pour les Juifs et les Musulmans, cette espèce de neutralité est inenvisageable, sauf dans certains lieux privilégiés comme par exemple Akko ou Jaffa. Cela prouve qu’une cohabitation est possible. Alors pourquoi ne serait-elle pas envisageable dans tout le pays ?

Les Palestiniens dans leur immense majorité rêvent d’être Israéliens (ou d’émigrer aux États-Unis). L’idéologie du Messie fils de David leur refuse la nationalité israélienne de la même manière qu’il la refuse aux Juifs libéraux qui veulent faire leur alya… Nous sommes en train de revivre un repli identitaire comme cela est décrit dans le livre d’Esdras (et dans le livre de Néhémie). Pourquoi ? Pour quoi ? En vue de quoi ? Je comprends très bien la crainte de la dissolution du judaïsme dans un melting-pot pseudo juif où l’on confondrait Juifs et non-juifs.

Ajouté à cette disparition du judaïsme on pourrait aussi craindre une démocratie en Israël où la majorité des citoyens seraient Arabes ; Israël ne serait plus le pays des Juifs mais celui des Musulmans… Cela n’est pas non plus le projet de la Torah ; le Messie fils de Joseph ne peut pas déconsidérer le Messie fils de David, ce serait suicidaire. De même, le Messie fils de David ne peut ignorer le Messie fils de Joseph qui lui est indispensable. Comment concilier les deux Messies, les deux « idéologies » ? Comment harmoniser ces deux « philosophies » complémentaires ?

Je ne sais pas.

Il me semble légitime de ne pas avoir de réponse. Néanmoins il me semble utile de poser des questions.

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Notes provenant de l’article « Les Samaritains, Aristée et le Pentateuque », Étienne NODET, O.P., École Biblique, POB 19053 Jérusalem, juin 2019 :

1) « Le territoire de la Samarie correspond approximativement aux tribus d’Éphraïm et de Manassé-ouest, d’après les deux fils de Joseph fils de Jacob. Curieusement, la tournure biblique (LXX) laisse entendre que le royaume du nord, séparé de Juda après la sécession consécutive à la mort de Salomon, était bien l’héritier de Jacob-Israël. » « Il est notable que le Deutéronome, qui exige une centralisation du culte au « lieu choisi », prend la peine de ne pas le nommer, non sans avoir clairement mentionné l’Ébal et le Garizim, les deux montagnes qui encadrent Sichem (Dt 11,29 etc.). Dans le Texte Massorétique et la Septante, ce « lieu » est accompagné d’un verbe à l’inaccompli, (« que Yhwh choisira ») יבחר ce qui renvoie effectivement à l’aboutissement sur David, tel qu’exprimé dans la prière de Salomon (1 R 8,16). Au contraire, la version samaritaine met un accompli (« que Yhwh a choisi ») בחר que l’on retrouve en Ne 1,9 citant Dt 30,24, et il y a d’excellentes raisons de croire que telle était la leçon primitive. »

2) « Selon b. Sanhedrin 21b, Israël reçut d’abord la Tora en écriture hébraïque, puis au temps d’Esdras elle fut donnée en écriture araméenne, mais l’ancienne fut conservée par les habitants de Neapolis (Naplouse). Il s’agit de la colonie fondée en 72 par Vespasien à Sichem, qui est restée la capitale des Samaritains, au pied du mont Garizim. Ceux-ci, identifiés à l’ancien Israël biblique, avaient donc reçu la Tora avant la réforme d’Esdras et Néhémie, laquelle correspond au début de judaïsme proprement dit. »

3) « Les Samaritains ont toujours été des Israélites locaux, sans exil ni diaspora, de sorte qu’il n’y a aucune raison de privilégier Jérusalem dans la formation du Pentateuque. » (Les Samaritains, Aristée et le Pentateuque, Étienne NODET, O.P., École Biblique, POB 19053 Jérusalem, juin 2019)

à propos de l'auteur
Passionné de judaïsme et d'Israël, Pierre Orsey est né en 1971 et habite près d’Avignon.
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