Israël selon Martin Buber

« Je n’ai pas de doctrine, je mène un dialogue » disait Martin Buber peu avant sa mort.

Terminant sa biographie (« Martin Buber Sentinelle de l’humanité », par Dominique Bourel, Éditions Albin Michel, 2015), j’y ai découvert une conception du sionisme que je ne connaissais que par fragments éparpillés chez d’autre penseurs n’ayant pas forcément de lien direct avec lui, comme par exemple André Chouraqui et Abraham Itskhak Hacohen Kook, parmi tant d’autres.

Le 14 mars 1946 Martin Buber se présente devant la commission anglo-américaine chargée d’examiner les modalités de la fin du mandat britannique et de l’immigration des survivants des camps :

« Il commence par affirmer que le sionisme ne saurait trouver dans l’antisémitisme son explication causale : en réalité, le sionisme « est la forme tardive que revêt une réalité originelle de l’Histoire à laquelle la totalité de la civilisation chrétienne au moins a toute raison d’être intéressée. Cette réalité est le lien absolument unique qui existe entre un peuple et une terre ». Développant l’histoire biblique avec talent, il la fait aboutir à un moment cardinal : « Elle plaçait le peuple d’Israël au centre d’une entreprise à laquelle devait participer tous les peuples. » (…)

« Le sionisme n’est donc nullement un mouvement nationaliste sur le modèle européen, mais une aspiration vers Sion. A l’époque où nous vivons, les forces hostiles qui, consciemment ou non, combattent la prophétie messianique, luttent de plus en plus ouvertement contre le judaïsme. Mais simultanément, une grande œuvre de régénérescence a commencé à s’accomplir en lui. Par nécessité intérieure, le mouvement de régénérescence s’est fixé pour but le retour à la terre et au travail de la terre, le rétablissement du lien avec la terre de Canaan et sa mise en valeur. Et une nécessité intérieure a fait que des communautés villageoises sont devenues le centre d’une nouvelle colonisation de ces sol par des Juifs, communautés qui, bien qu’elles prennent des formes différentes, aspirent toutes à mener une vie authentique et juste. Ce qui est tenté là a une importance qui va bien au-delà des frontières de la Palestine et du judaïsme. Si on leur donne une chance de se développer librement, ces expériences sociales vivantes montreront de plus en plus clairement au monde qu’il est possible d’édifier la justice sociale sur un libre choix. » (…) « Le peuple juif ne doit pas seulement aspirer à vivre en paix avec le peuple arabe, mais également à coopérer activement avec lui pour la mise en valeur et le développement du pays. » (page 523)

« La commission anglo-américaine se montre particulièrement sensible à la déclaration de Buber et de son groupe. Dans son rapport du 2 mai 1946, elle reprend ainsi tout uniment ses propositions :

« Il n’est ni juste ni réalisable de faire de la Palestine soit un État arabe où une population arabe majoritaire déciderait du sort d’une minorité juive, soit un État juif où une majorité juive dominerait une majorité arabe. Aucune forme de protection du groupe dominé ne pourrait offrir suffisamment de sécurité. […] C’est pourquoi la Palestine doit être conçue comme un pays où les aspirations nationales tout à fait légitimes des Juifs comme des Arabes puissent s’unir sans que l’une des parties ait à craindre la domination de l’autre.

A notre avis, ceci n’est pas possible si la Constitution [Israël en 2022 n’en a toujours pas], quelle que soit sa forme, est fondée sur une majorité purement numérique car c’est justement cette lutte pour une majorité numérique qui empoisonne l’atmosphère entre les Arabes et les Juifs. Pour garantir à la communauté arabe et à la communauté juive une véritable possibilité de s’autodéterminer, il faut que la Constitution elle-même rende cette lutte sans objet. » (page 525)

« Le destin tragique du Brit Chalom puis de l’Ihoud [associations juives favorisant le dialogue judéo-arabe] tient aussi à la faiblesse de son équivalent arabe, quand il existe. Dans sa petite autobiographie, l’épouse de Juda Magnes [premier chancelier de l’Université hébraïque], Béatrice, dresse ainsi ingénument la liste des Arabes qui avaient l’habitude de venir s’entretenir avec son mari et qui disparaissaient du jour au lendemain… » (page 527)

Voici d’autres précieux extraits de cette passionnante biographie de Buber :

Martin Buber à Hermann Gerson en 1931 : « Je me suis donc résolu à réaliser mon ancien plan, créer une « Alliance de socialistes religieux juifs » avec un groupe en Allemagne et un groupe en Palestine, afin d’être présent sur ce terrain. » (page 421)

En 1932 Buber publie un livre sur le messianisme juif, « La monarchie de Dieu » (Éditions Verdier, 2013). « La thèse du livre est que l’alliance du Sinaï n’est pas tant uniquement religieuse que théopolitique, ainsi que le montre en particulier l’histoire de Gédéon (Juges 8,23), qui a, aux yeux de Buber valeur historique. Pour lui, aux premiers temps d’Israël, il ne s’agissait pas de fonder une religion mais un royaume. (…) La foi messianique d’Israël selon Buber est « conviction que la relation de Dieu et du monde s’accomplit dans une pleine et entière souveraineté royale de Dieu ». Il ne s’agit donc pas d’un pouvoir de princes ou de prêtres. » (page 425)

En 1933, Buber publie « Kampf um Israël » (Combat pour Israël). « Le combat qu’il évoque n’est pas livré par Israël contre les nations, explique-t-il, mais contre les puissances internes qui obscurcissent Israël dans la judéité et qui le rabaissent. Or ces puissances ne se trouvent pas dans un des camps qui se partagent la judéité, elles les traversent ; à travers tous les partis passe le front contre Israël. » (page 429)

En 1948, deux semaines après la déclaration d’indépendance d’Israël, « Buber, dont les soixante-dix ans n’ont pas altéré la passion, reprend la plume. Il rappelle d’abord la différence nette qu’il a toujours défendue entre un sionisme de « réalisation » et un sionisme de « normalisation ». Il ironise sur ceux qui se réclament du second. (…) Il fustige ceux qui voudraient voir dans la colonisation sioniste une nouvelle conquête de Canaan : « Jadis nous avons dû la conquérir parce que alors sa population cananéenne s’opposait dans son essence même à l’esprit d’Israël ; aujourd’hui, nous n’avons pas besoin de conquérir cette terre, car la population actuelle du pays ne représente aucune menace pour notre spiritualité et nos formes de vie. » (page 547)

Juste après la création de l’État d’Israël, Buber déplore que la terre d’Israël soit partagée en deux zones et qu’Israël n’en occupe qu’une partie réduite : « On a sacrifié, le cœur léger, la totalité du pays que le sionisme s’était autrefois proposé de « sauver » : si seulement on obtenait un État, une souveraineté ! Le concept vital d’autonomie fut remplacé par un concept de puissance, celui de souveraineté, la devise de la paix, par une devise de guerre.

Non seulement cette approche était suicidaire dès 1942 mais elle ne reflétait pas les projets à venir : Et ceci à une époque où la souveraineté des petits État perd très rapidement de la valeur ! » (page 548) « Ainsi les Arabes ont rapidement considéré les Juifs non plus comme un groupe voulant vivre au milieu d’eux et avec eux mais comme des intrus et les représentants d’intérêts étrangers. » (page 551)

« Pourtant, Buber assure qu’il tiendra bon et assumera pour sa part entièrement ce nouvel État, contrairement à d’autres qui ne le visiteront que de temps en temps. (…) « Comme chaque Juif j’ai aujourd’hui le cœur serré. Et même à l’annonce d’une victoire, je serais incapable de me réjouir, car je crains qu’une victoire des Juifs ne signifie la défaite du sionisme. » (page 549)

Selon Buber, ce que les Arabes reprochent aux Juifs c’est de leur avoir imposé la modernité. En d’autres termes, avec les Juifs, c’est l’Occident qui s’est installé de force en Orient. « Au début, ce peuple [les Arabes de Palestine] accepta l’arrivée des autres en faisant preuve d’une tolérance mêlée même de bonne volonté, née d’un sentiment instinctif de l’intérêt commun à développer le pays, bien que de temps à autre se fit sentir la crainte qu’un rythme étranger pût lui être imposé dans sa manière de vivre. (…) Mais maintenant, il craint beaucoup plus concrètement qu’on ne veuille lui arracher les fondements de sa vie, sinon à lui-même, du moins à ses descendants. » (page 550)

En septembre 1948, après l’assassinat du comte Bernadotte, envoyé spécial des Nations unies et de son adjoint français le colonel Sérot par le groupe extrémiste juif Lehi, Buber écrit : « Dans le commandement « Tu ne tueras point », nous entendons aussi l’injonction : Tu ne tueras point l’âme de ton peuple. » (page 553)

Quelques remarques à la suite de ces extraits du livre de Dominique Bourel :

Parmi ces citations extraites de la biographie de Buber on peut notamment retenir l’évocation de la difficulté du côté arabe à tendre la main aux Juifs. Le simple fait de dialoguer avec un Juif met l’Arabe (surtout l’Arabe palestinien) en danger de mort. Tant que cette mentalité grégaire et liberticide perdure, est-il envisageable de parler de paix ? Pour pouvoir parler de paix il faut pouvoir parler…

Si je devais résumer -cela est prétentieux j’en ai conscience- ce que j’ai compris de la pensée de Buber, je dirais qu’il ne pouvait pas envisager le sionisme sans le judaïsme et que sa vision du judaïsme avait une dimension universelle (il employait l’expression « nation universelle »). Le « Maître du monde » ne s’est pas fait connaître à son peuple seulement pour son peuple mais afin de Se révéler à toute l’humanité. Si Israël néglige cela, l’humanité réclame ce qui lui est dû. Cette réclamation, au cours de l’Histoire, s’est rarement exprimée avec courtoisie…

Qualifier Buber de pacifiste gauchiste relève de la paresse intellectuelle et est injuste. Buber applique tout simplement le commandement d’aimer son prochain comme soi-même et surtout son lointain, l’étranger (Lévitique 19,34). Si l’on applique toutes les mitsvot sans s’intéresser à celui qui vit parmi nous d’une autre manière que nous, à quoi bon respecter les mitsvot ? Cela les vide de sens.

Le judaïsme n’est pas seulement une culture religieuse nationale, c’est le fondement de l’identité d’Israël et la raison du sionisme. Dissocier le judaïsme du sionisme le rend illégitime. L’humanité compte sur Israël pour vivre de manière congruente son identité spirituelle. Y renoncer c’est renoncer à ce que l’on est. Israël n’est pas un refuge pour les Juifs mais un refuge pour HaChem lui-même : c’est dans ce pays et dans ce peuple qu’Il désire résider afin de Se rendre perceptible à toute l’humanité.

Une vision uniquement matérialiste d’Israël (la sécurité) et une vision religieuse fanatique (l’exclusion des étrangers) ne peut que conduire à la catastrophe. Après celle-ci il sera alors envisageable d’entendre ce que des visionnaires comme Buber avaient à nous dire.

Pour ne pas terminer de façon pessimiste, j’ai choisi cette phrase de Martin Buber en 1959 à propos des kiboutzim : « Ne croyez pas que je sois dans le doute : je place mon espoir dans une transformation intérieure, dans un renouveau du mouvement des kibboutz ; car sans cette transformation, nous serons un peuple comme les autres, même si nous atteignons les plus hauts niveaux de culture. » (page 631)

à propos de l'auteur
Passionné de judaïsme et d'Israël, Pierre Orsey est né en 1971 et habite près d’Avignon.
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