Le Degré Zéro de la Définition de l’Art
Roger-Pol Droit, philosophe, écrivain, chercheur au C.N.R.S. et enseignant à Sciences-Po chemine avec Yves Agid, professeur émérite de neurologie et de biologie cellulaire de la Salpêtrière, de l’Académie des sciences et de l’Institut du Cerveau, à l’occasion de la publication du livre, « Je marche donc je pense » édité chez Albin Michel.
Dans votre dernier livre, vous inversez l’équation métaphysique de Descartes, selon lequel « je pense donc je suis » pour affirmer « je marche donc je pense ». Faut-il privilégier le corps à l’esprit pour être philosophe ?
Roger-Pol Droit – Il n’est pas possible de comparer la grande entreprise métaphysique de Descartes et le modeste livre de conversations que le neurologue Yves Agid et moi venons de publier. En mettant en doute les perceptions corporelles aussi bien que les vérités logiques, Descartes cherche à fonder la vérité sur la seule pensée consciente. Notre objectif, en dialoguant, au fil de huit promenades sans prétention, est seulement de donner un aperçu des questions que posent les relations entre la marche physique, la pensée et la parole.
Cela dit, vous avez raison : nous postulons effectivement qu’il ne saurait y avoir de pensée sans corps, et nous interrogeons à la fois sur ce que marcher fait à la pensée et sur la pensée comme marche mentale. Yves Agid, fondateur de l’Institut du Cerveau, explique ce que la neurologie cérébrale permet de comprendre des mécanismes complexes de la marche humaine et de la stimulation de la pensée par la pratique de la marche.
Pour ma part, je défends l’hypothèse que la pensée s’ancre dans le processus organique de la bipédie : nous marchons mentalement en réfléchissant. Le déséquilibre continu et entretenu de la marche debout, caractéristique unique de l’espèce humaine parmi les vivants (une chute esquissée, arrêtée, recommencée) est également le mode d’existence de la pensée, en particulier de la pensée philosophique. En effet, déstabiliser les évidences, tenter d’en établir de nouvelles, les mettre de nouveau en déséquilibre, c’est ainsi qu’avance la réflexion. C’est pourquoi, comme je l’ai soutenu dans Comment marchent les philosophes (Paulsen, 2016), les formules de Descartes sur la marche d’un raisonnement, de Hegel sur la marche de l’Esprit, et bien d’autres, ne sont pas à entendre comme des métaphores. Elles signalent plutôt que le mouvement de la pensée et celui du corps sont structurellement liés.
Comme les Grecs, Nietzsche défendait une pensée plus volontaire. Est-ce votre avis ?
Roger-Pol Droit: De tous les philosophes qui ont pratiqué la marche et célébré ses effets sur la pensée (Montaigne, Rousseau, Kant, Kierkegaard, Thoreau, Wittgenstein, notamment) sans doute Nietzsche est-il le plus radical. Il va jusqu’à se défier de toute pensée assise, de toute vaine rumination des « culs de plomb », comme il dit. Cette exclusion est évidemment excessive, surtout si l’on admet que la pensée est une marche mentale. Toutefois, je suis d’accord avec l’idée qu’une démarche philosophique est toujours affirmative, et donc volontariste, même quand elle s’en défend.
Martin Heidegger invitait à cheminer dans la pensée, et à emprunter les chemins de la philosophie qui ne mènent nulle part. Comment expliquer cette vision paradoxale ?
Roger-Pol Droit: Je considère pour ma part qu’il n’y a rien à expliquer. Voici pourquoi : effectivement, la philosophie est un cheminement, une suite de marches, à la fois organiques, sensibles, et logiques. Mais ces chemins mènent toujours quelque part, soit vers des conclusions démontrées, soit vers le constat du caractère indémontrable des thèses examinées. Ou bien ces chemins mènent ailleurs, vers les philosophies non grecques, non européennes, non occidentales, auxquelles j’ai consacré une grande partie de mes travaux, pour en montrer le caractère proprement philosophique, et aussi pour analyser les représentations biaisées qui en ferment l’accès.
Heidegger, qui soutient qu’il n’y a de philosophie que grecque et européenne, est l’un de ces verrous stupides. Il est surtout un ennemi de la philosophie, qu’il rêve de détruire. Ce pseudo-penseur, viscéralement antisémite, antirationaliste, antiscientifique, antitechnique, est à écarter. Il y a déjà pas mal d’années que j’ai publié un article intitulé « Pour en finir avec Heidegger » qui s’achevait par ces phrases : « Peut-on se passer de Heidegger ? La réponse est oui. Le doit-on ? La réponse est oui ». Depuis, j’ai évité d’y revenir.
Pouvez-vous nous expliquer pourquoi les souliers de Van Gogh sont pour ce dernier la meilleure définition de l’art ?
Roger-Pol Droit: Parce que l’indigence de ce même penseur lui fait croire que des souliers disent la marche, ce qui est le degré zéro de la définition de l’art. Il me semble au contraire que la marche est infiniment plus présente dans des œuvres non figuratives et apparemment statiques comme celles de Rothko, de Barnett Newman ou de Robert Motherwell, par exemple.
Derrida dit de la structure du « pas », qu’il s’annule en se franchissant, s’altère en conservant son au-delà, que la marche et la négation se contaminent dans le mouvement de la langue. Est-ce une idée qui vous satisfait ?
Roger-Pol Droit: Je ne saurai le dire, car j’avoue ne pas bien comprendre ce que cela signifie, à part un jeu de mot sur « pas ». S’il s’agit de suggérer que la marche est toujours un mouvement vers l’avant, un suspens qui ne cesse de s’auto-effacer et ne se fige jamais, alors il me semble que cette idée d’un déséquilibre continué qui fait avancer vaut aussi bien pour les pas de nos jambes et pour les réflexions poursuivies pas à pas que pour les paroles que nous prononçons.