Folon, la métaphysique des tubes cathodiques

@Fondation Folon
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Je n’aurais jamais accepté d’aller chez Pivot (qui ne me l’a d’ailleurs, et pour cause, jamais demandé). Je n’avais rien contre cet homme estimable dont la célèbre émission à rendu des services, mais je ne pouvais pas parler avec lui, je voyais le moment où il allait m’interrompre pour me demander si mon texte était autobiographique ou non, de raconter des histoires, l’intrigue de mon livre, etc… Or bien avant cette télévision, il y en avait une autre, et des émissions littéraires d’une autre qualité. Desgraupes et Dumayet parlaient avec les intellectuels, avec les écrivains, en prenant leur temps, en laissant parler, en acceptant les silences et les hésitations. Je n’ai rien contre cette télévision-là et je continue d’espérer qu’on saura en reconnaître et ressusciter les qualités. (Jacques Derrida, Les Inrockuptibles, 2004)

En partenariat avec la Fondation Folon, le Musée Tomi Ungerer – Centre international de l’Illustration présente l’exposition « Folon, un rêveur engagé », jusqu’au 3 juillet 2022, à la Villa Greiner et les Musées du Vatican l’exposition Folon. L’Etica della poesia, Tra impegno civile, denuncia e sperenza nell’uomo, du 6 mai au 27 août 2022. Jonathan Daudey, professeur de philosophie et fondateur de la revue en ligne Un Philosophe, a accepté de répondre à mes questions. Il a publié « Nietzsche et la question des temporalités » chez L’Harmattan, en 2020.

Jean-Michel Folon critique le progrès, la Technique, le gigantisme et par la lenteur d’un « everyman » évoluant sur des chemins qui ne mènent nulle part. Folon est-il un artiste heideggérien ?

Jonathan Daudey: Folon saisit à la perfection ce que vous analysez ici : un progrès technologique toujours plus problématique socialement et politiquement, une accélération au sein des sociétés capitalistes qui déchirent les tissus de relations les plus communes et les plus quotidienne : se déplacer, se regarder, s’aimer, inventer, créer, se rassembler, s’éprouver…etc. En quelques traits fins et d’apparence simple, il exprime toute la déshumanisation des villes et des territoires re- et dé-structurés par la technologie. Grands gratte-ciels grisâtres, immenses monticules de béton noirâtre sont des décors récurrents de sa série sur les Villes — l’affiche « Vivre en ville » de 1978 est un exemple parlant — qui montrent ce Personnage comme il ne nomme, ce Monsieur-tout-le-monde, un everyman dont la distinction par le chapeau et le manteau l’indifférencie. Sans doute que l’affiche « Foultitude » de 1969 est, à mon goût, la plus aboutie, tant par ce qui y est représenté que par le titre : loin de la multiplicité, c’est la foule, la masse, la meute qui sont désignées avec noirceur et mélancolie. Cet homme représente un être sans visage, sans allure, sans style : c’est un type, c’est-à-dire un mec lambda et un modèle peu ou pas défini (hormis son genre).

A vrai dire, je n’ai pu m’empêcher de penser au cinéma de Jacques Tati lors de la visite de l’exposition. Comme chez Jacques Tati, on retrouve cette économie de mots, de gestes, d’effets. La ligne est claire et l’expression donne à voir au spectateur le monde dans lequel il vit, sans le questionner, sans l’interroger, sans le remettre en cause de manière systémique. Tout à coup, avec Folon comme avec Tati, on se retrouve spectateur d’un monde-modèle, atopique et uchronique, dans lequel les éléments de la vie courante surgissent avec leur ridicule, leur absurdité et leur violence. A la lueur de l’œuvre picturale de Folon, il faut revoir Mon Oncle qui tourne en dérision la gadgetisation du monde occidental dans des espaces toujours plus blancs, vides, épurés. On y voit un M. Hulot qui n’arrive pas à utiliser les nouvelles technologies, rendant à la fois risible et inquiétante l’automatisation grandissante du monde. Il faut aussi revoir Playtime et ses décors de villes et d’espaces intérieurs semblables à des halls d’aéroport, lieux de passage, peu accueillants, peu chaleureux et déshumanisés. Sans oublier Trafic, avec deux scènes fortes : l’exposition à la police de ce camping-car multifonctions qui montre l’absurdité risible des gadgets et des suréquipements technologiques à outrance, ou encore les déplacements robotiques des visiteurs du Salon de l’Automobile, semblables à cet everyman de Folon. Il va sans dire que le personnage de M. Hulot incarné par Jacques Tati ressemble assez fortement à son Personnage, à la fois passe-partout et l’air toujours placide et hagard, spectateur d’un monde auquel il n’est pas possible de s’adapter. C’est par le décalage que produit le Personnage de Folon et M. Hulot que la poésie surgit sur le papier ou à l’écran, en dépit et au détriment d’un technocapitalisme glacé, glacial et glaçant.

En ce sens, je ne crois pas que le prisme heideggérien soit le plus adapté pour parler de Folon, et sans doute de la technique elle-même. Que nous dit Heidegger à travers sa célèbre formule « l’essence de la technique n’est absolument rien de technique » ? Certes, il nous dit, pour être très bref, que nous ne pouvons pas penser la technique tant que nous la pratiquons, qu’elle nous prive de notre liberté, qu’elle arraisonne le monde, la nature en la constituant comme fonds disponibles dans une perspective utilitaire… Mais j’ai toujours pensé qu’Heidegger manquait sa cible avec cette conférence, qu’il était à cet égard « trop philosophe » ou « trop métaphysicien ». Ce que je veux dire par-là c’est que le grand problème de la technique et de la technologie ne peut être envisagé indépendamment de celui du capitalisme et de son accélération par le libéralisme économique et politique. En voyant la technique dans une perspective ontologique, Heidegger masque l’essentiel, à savoir la dimension social-historique non négligeable de la technique. Il traite indifféremment la centrale électrique sur le Rhin, les mines de charbon ou des pratiques techniques peu développées. Or, comme l’écrivait Marx avec justesse, « au moulin à bras correspond la société féodale, et au moulin à vapeur la société bourgeoise », et Castoriadis d’ajouter qu’ « à la centrale nucléaire, à l’ordinateur et aux satellites artificiels [correspond] alors la forme présente du capitalisme américain et mondial ». Cette inscription des technologies spécifiques dans un contexte social-historique éclaire la façon dont la technologie s’est instillée dans les vies humaines jusqu’à les défaire puis les reconstruire artificiellement. Folon a magnifiquement compris cela, et son esthétique n’est pas une esthétique « neutre » ou « apolitique », encore moins inactuel, car il réussit à faire apparaître les idéologies qui sous-tendent les développements technologiques depuis les révolutions industrielles — renvoyant par la même occasion bloc américain et soviétique dos-à-dos en pleine Guerre Froide.

Une économie de mots et une défiance envers la signalétique moderne des grandes villes ne fait-elle pas de Folon une sorte de sémiologue utilisant tous les supports possibles d’expression à la manière d’Andy Warhol pour mieux dénoncer à la fois le système capitaliste et le constructivisme russe ?

JD: Georges Pompidou avait cette phrase à propos de la création artistique : « L’art doit discuter, doit contester, doit protester ». Sans cri, sans banderole, sans mégaphone mais de manière tout à fait évidente et signifiante, Folon décrit les symptômes, les signes et laissent le spectateur poser le diagnostic alarmant qui s’impose. A cet égard, il n’y a pas grand sens à dire de Folon qu’il est un artiste ou un rêveur « engagé » car l’inverse est, soit impossible, soit sans intérêt. Tout artiste produit un discours sur le monde, sur la société, sur l’humain à partir d’une perspective et avec des objectifs politiques précis. En réalité lorsqu’on parle d’artiste engagé, on désigne de manière voilé artiste de gauche, c’est-à-dire opposé à l’inégalité, à la violence du monde capitaliste, à la prédominance à outrance de l’économie, à la suprématie du profit sur la vie. C’est pour cela que Folon semble nous montrer à travers le dessin et la sérigraphie le monde comme il est et comme il va car le fait d’être « engagé » ne nuit aucunement à l’objectivité. On pourrait même affirmer que plus on est engagé en tant qu’intellectuel, qu’artiste, qu’écrivain…etc., plus on est objectif. Ce qui nous semble ici paradoxal est en réalité un préjugé qui confond objectivité et neutralité, produisant ainsi des œuvres d’un conformisme navrant. Folon échappe à ce conformisme en s’affranchissant du réalisme ou de la tentative de décrire notre monde. Son aquarelle de 1988, illustrant l’article 28 de la Déclaration des Droits de l’Homme pour Amnesty International est un modèle de ce que je cherche à expliquer : crâne mortifère à la dentition acérée comme des missiles, Folon représente avec force ce qui menace chaque jour la paix.

J’ajouterais que ce que vous dites dans votre question me fait immédiatement penser à un texte d’Adorno et Horkheimer qui analyse le fait que technologie et capitalisme affadissent le monde, refroidissent les relations, les échanges : « L’affirmation selon laquelle les moyens de communication sont source d’isolement ne vaut pas seulement pour le domaine intellectuel. Non seulement le discours menteur du speaker à la radio s’imprime dans le cerveau des hommes et les empêche de se parler, non seulement la publicité Pepsi-Cola couvre des informations concernant la débâcle de continents entiers, non seulement l’exemple du héros de cinéma vient s’interposer comme un spectre lorsque des adolescents s’étreignent ou que les adultes commentent un adultère. Le progrès sépare littéralement les hommes. […] les vitres des bureaux modernes, les salles immenses où travaillent d’innombrables employés que le public ou les patrons peuvent aisément surveiller ne permettent plus ni conversations privées, ni idylles. Même dans les administrations le contribuable a la garantie que les employés ne perdront plus de temps. Ils sont isolés dans la collectivité. Mais les moyens de communication isolent aussi les hommes physiquement. Les autos ont remplacé le chemin de fer. La voiture privée réduit les possibilités de rencontres au cours d’un voyage à des contacts avec des auto-stoppeurs parfois inquiétants. Les hommes voyagent sur leurs pneus, complètement isolément les uns des autres ». Dans cet esprit, ce que repère Folon en dénonçant à la fois le système capitaliste et le constructivisme russe, mais aussi le nationalisme, le nazisme ou l’humanisme prétendu des technocrates, c’est qu’il n’y pas d’objets techniques ou de technologies qui soient neutres. Toute technologie est porteuse d’une idéologie, elle en est même l’expression et le produit. Folon nous fait prendre conscience d’une chose que les populations n’ont pas encore pleinement et consciemment assimilées, à savoir que toute technique est l’expression d’une idéologie. Il dévoile à notre regard ce que nous avons tous les jours sous les yeux : les nouveaux dispositifs technologiques ont progressivement transformé les aspects de nos vies et de l’organisation sociale, transformation accrue au cours de la deuxième moitié du XXème siècle par le libéralisme politique et l’instauration des « démocraties technocratiques » dont parle Habermas. Pour Folon, il n’y a apparemment pas de bon ou de mauvais usage de la technologie, qu’elle soit destinée à la vie courante ou à la guerre, mais il n’y a que des technologies froides, violentes et déshumanisantes. Ce n’est plus l’homme qui crée l’outil qui lui convient, qui fabrique le monde qu’il veut habiter mais ce sont les machines qui produisent automatiquement des outils technologiques auxquels les humains doivent s’adapter, se plier et à partir de quoi ils doivent organiser désormais la vie sociale. La souplesse du corps humain et la plasticité de son esprit doivent épouser malgré eux des engrenages sans surprise et des immeubles sans fantaisie — son Personnage errant de manière isolée et esseulée au milieu de ce monde à la fois trop humain et tant déshumanisé.

L’influence de Folon sur le Street-art (Nemo, Mesnager) et sur les arts du spectacle (Philippe Petit qui marcha sur un fil entre les tours du World Tarde Center) fait-il du travail et de l’œuvre de Folon un art de l’Ereignis ?

JD: Qu’historiquement et esthétiquement, l’œuvre de Folon ait inspiré le street-art semble une suite tout à fait compréhensible. Chez Folon, certes, la rue n’est pas le support de son travail mais elle en constitue le sujet. Il fait le portrait de la ville tout comme les street-artistes refont le portrait des villes. Il faut aussi penser au travail de l’affiche chez Folon qui est récurrent, que ce soit pour le cinéma, pour la Ligue Française de l’enseignement et de l’éducation permanente, ou encore les premières de couverture du New Yorker, c’est-à-dire des supports destinés à trôner sur les murs et panneaux des espaces urbanisés. L’affiche comme le graffiti constituent des manières pratiques de (re)faire le monde en le donnant à voir différemment, en le re-présentant : un mur sans aspérités particulières devient le théâtre d’un message politique symbolique, d’un slogan poétique ou d’un pochoir énigmatique. C’est en ce sens que l’œuvre de Folon est un art de l’événement puisque les espaces les plus gris, invisibles, ternes ou fades, resurgissent et se présentent à nouveau pour le spectateur. La plume de Folon est la bombe du street-artiste : pour l’un, elle permet de pointer les symptômes d’un monde malade, et pour l’autre, elle dynamite les structures établies. Cela donne lieu à la possibilité de se réapproprier des dimensions insoupçonnées du monde, que nous soyons dans l’esprit psychédélique du générique d’Antenne 2 entre 1975 et 1983 ou dans la légèreté d’un funambule. Le monde urbain redevient un espace où la poésie est possible, où le poème efface l’utilitaire pour dévoiler un monde de couleurs et de vies. L’art de Folon et le street-art font tomber les villes, comme milieux humains hostiles à l’humain, comme espaces résistants à la créativité, la beauté, à la contemplation. Là où tout doit remplir une fonction précise, où temps et argent sont le moteur rationalisant les relations et le monde social, Folon fait inter-venir dans les inter-stices une beauté incomparable, jouant avec les couleurs, les textures, les angles.

à propos de l'auteur
Alexandre Gilbert, directeur de la galerie Chappe écrit pour le Times of Israël, et LIRE Magazine Littéraire.
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