Varian Fry, portrait d’un utopiste
I – Un fauteur de troubles
Il a sauvé des milliers de personnes, des opposants au nazisme et des Juifs pourchassés par les nazis et la police de Vichy. Livrer sur commande, le récit qu’il a écrit en 1942 après avoir passé une année à défier la police de Pétain à Marseille, vient d’être réédité en poche chez J’ai Lu.
Transatlantic, la mini-série diffusée sur Netflix, est loin du compte. Voici quelle fut la véritable histoire de Varian Fry.
Une année à Marseille
Varian Fry avait trente-deux ans quand, du haut des marches de l’escalier monumental de la gare St-Charles, il découvrit Marseille sous un soleil brûlant, le matin du 14 août 1940. Il arrivait de New York par les Pyrénées, via le Portugal et l’Espagne, avec 200 visas en poche qu’il avait obtenus grâce à Eleanor Roosevelt, la femme du Président, 3 000 dollars de son association, et une liste de noms d’artistes et d’intellectuels célèbres scotchée à son mollet. Il avait pour mission de les sauver, ainsi que des syndicalistes allemands et quelques jeunes sociaux-démocrates anti-nazis, membres de Neu Beginnen, qui étaient pourchassés par la Gestapo.
Car ceux-ci étaient directement visés par la convention d’armistice signée le 22 juin, qui engageait la France à « livrer sur demande tous les ressortissants allemands désignés par le […] Reich ». Avant-guerre, cent mille réfugiés germanophones ont trouvé refuge en France entre 1933 et 1935, précise une exposition à l’ambassade d’Autriche.
Pour bien faire, le jeune journaliste avait pris un mois de congé à la Foreign Policy Association où il publiait des livres éducatifs sur la politique internationale. En 1939, au lendemain des accords de Munich, il avait publié notamment The Peace that Failed [La Paix manquée] avec un sous-titre explicite : How Europe Sowed the Seeds of War [Comment l’Europe a semé les graines de la guerre].
Treize mois plus tard, Fry était reconduit à la frontière par la police française à la demande de son propre consulat, qui voyait en lui un « fauteur de troubles ». Il quitta la France, la mort dans l’âme et ne s’en remit jamais.
Peu après son départ, les Allemands envahissaient la zone sud, et ses collaborateurs au sein du Centre américain de secours, Daniel Bénédite, Jean Gemähling, Justus Rosenberg (un jeune Juif allemand qui travaillait au bureau) entrèrent dans la Résistance. Dès lors, ce que ces jeunes gens avaient accompli pendant son séjour à Marseille n’aurait plus été possible.
Entre-temps, Fry était tombé amoureux de la France. Il avait vécu pendant neuf mois à la Villa Air-Bel, dans la banlieue de Marseille, avec André Breton, sa femme Jacqueline et leur fille Aube, Victor Serge et son fils Vladi, et une grande partie des surréalistes venus rejoindre leur maître à penser. Max Ernst et Peggy Guggenheim leur succédèrent. Consuelo de Saint-Exupéry, de passage, participa à l’accrochage des œuvres en vue d’une exposition dans le jardin en friche de la vieille bâtisse.
Les surréalistes
Fry était tombé amoureux de la France d’un amour définitif, de ses vins, de ses paysages, de ses églises romanes, de la Provence… et des surréalistes. « J’attends Harry Bingham [le vice-consul, un ami], écrit-il à sa mère en mars 1941. Nous allons passer le week-end chez les Chagall à Gordes. Maintenant que le printemps est là, la Provence est d’une beauté inimaginable. Les amandiers sont en fleurs, d’un rose subtil contre les tons doux de gris-vert et de vert cendré, et le vert sombre des cyprès du paysage provençal. Ici plus que partout ailleurs, étant donné le monde magnifique où nous vivons, on a du mal à croire que l’homme puisse le souiller et le détruire par la guerre. Et pourtant… Le même printemps qui apporte les fleurs d’amandiers en Provence, apporte la peur et la terreur à des millions d’êtres humains qui ne sont pas très éloignés, et dont certains vivent ici-même. »
Les derniers mois de son séjour avaient été les plus intenses. Au Centre américain de Secours, ils avaient découvert qu’ils pouvaient faire partir les réfugiés vers une relative sécurité à la Martinique. Ainsi en mars 1941, parmi les membres, nombreux, de la résistance allemande et autrichienne et des antifascistes italiens qu’ils avaient réussi à caser à bord figuraient André Breton et sa famille de même que Victor Serge et son fils. Après leur départ, Fry occupa la chambre des Breton à la villa. Puis le mois suivant, ce fut au tour d’André Masson, sa femme, Rose Maklès (qui était juive) et leurs deux fils, de partir. Max Ernst et Peggy Guggenheim les remplacèrent à la villa, avant d’embarquer à leur tour. Jacques Lipchitz, Marc Chagall et Bella, la pianiste Wanda Landowska, Wifredo Lam, Hans Bellmer, Marcel Duchamp… C’était une rotation incessante. On ne peut les citer tous.
En revanche, Picasso, Matisse, Gide, Malraux refusèrent de quitter la France. De même, Joseph Kessel rencontré à Lisbonne, car celui-ci avait d’autres projets : « J’en ai déjà trop vu sur les réfugiés pour avoir envie d’en être, » déclara-t-il simplement. En fait, l’écrivain, aviateur dans la Première Guerre, avait franchi les Pyrénées dans le but de gagner Londres et rejoindre les Forces françaises libres de de Gaulle.
A la demande du consulat américain
« Pourquoi vous acharnez-vous sur moi ? » avait demandé Fry à Rodellec du Porzic, le directeur des services de police de Marseille qui lui avait signifié son ordre d’expulsion. « Parce que vous protégez trop les Juifs et les antinazis, » lui avait répondu ce pétainiste pur jus. Puis il avait précisé : « Nous avons compris que la société est plus importante que l’individu. »
Il était « refoulé ». Après treize mois à Marseille, Varian Fry était reconduit sous escorte policière à la frontière espagnole. Il profita de son voyage pour s’assurer que les filières d’évasion qu’il avait mises en place dans l’Espagne franquiste et le Portugal de Salazar fonctionnaient correctement, notamment avec l’Unitarian Service Committee qui prenait en charge les réfugiés de l’ERC à Lisbonne en attendant leur embarquement.
Même si on ne souffrait pas encore de pénurie alimentaire dans la capitale lusitanienne où le vin coulait à flots, la poigne du Reich commençait à rattraper les réfugiés.
Enfin muni d’un nouveau passeport, d’un visa, d’un billet et d’une réservation, Fry monta à bord du Clipper le 1er novembre. « J’ai laissé mon cœur en France (..), écrivit-il à son ami Bénédicte avant d’embarquer. Quelque part entre Les Baux et la villa Air-Bel, sous le clair de lune et dans le froid vif d’une nuit d’hiver (…) Au revoir, Danny. J’aime la France, et je t’aime. » Il restera hanté par la nostalgie de la France et de sa vie avec les surréalistes.
Mais la douce Europe avait sombré.
Changer sa vie
Avant de quitter Marseille, il avait prévenu sa femme, Eileen, qu’il ne pourrait reprendre la vie commune : il n’était plus le même : « Cette expérience m’a profondément transformé. » Toutefois il restait très attaché à sa femme, disait-il, et c’était vrai. Et Eileen était toujours très amoureuse. La culture et la politique étaient au cœur de leurs relations, et leur très forte amitié se nourrissait de leurs luttes politiques. Mais Eileen, malade, succomba à un cancer des poumons en 1948.
Comme Eileen, Varian Fry était une figure de l’avant-garde intellectuelle. Du fait de la disparition de sa femme peut-être, ou en raison de ces mois de combat sur le front, la politique n’occupa plus jamais la même place dans sa vie. L’art et la littérature, si. Mais il était surtout, profondément, un moraliste, et un ennemi acharné du totalitarisme.
II – L’ingratitude des bureaucrates et des poètes
Anti-totalitaire et humaniste
On dit un peu vite qu’après son départ de Marseille, Fry s’est écarté des idées de sa jeunesse, se rapprochant des libéraux anti-marxistes. Mais n’était-il pas, depuis toujours, à la recherche d’une troisième voie, une voie anti-totalitaire, une voie impossible, dira-t-on ? Même si ses collaborations le rapprochaient essentiellement des revues progressistes d’avant-garde, Fry obéissait sans doute davantage à des valeurs morales qu’à des analyses politiques.
Le 23 août 1939, une semaine avant l’invasion de la Pologne et le déclenchement de la guerre, Hitler et Staline avaient bluffé tout le monde en signant un pacte pour se partager l’est de l’Europe. Le pacte germano-soviétique va tenir jusqu’à l’opération Barbarossa et l’invasion massive des Panzer en Union soviétique le 22 juin 1941. C’est alors, et alors seulement, que celle-ci bascula dans le camp des Alliés pour rejoindre les ennemis du Reich.
Officiellement, pour les partis communistes européens aussi, le combat contre Hitler démarre cet été-là. Mais en réalité, en Autriche comme en Allemagne, le pouvoir nazi se livrait, dès 1933, à une chasse impitoyable contre les communistes, les syndicalistes, les jeunes sociaux-démocrates, et les anciens dirigeants de la République de Weimar. Les Juifs étaient nécessairement du lot. Avant son départ, les ouvriers socialistes du Bund à New York, originaires des pays germanophones, avaient pu rencontrer Varian Fry. Leurs militants firent partie de ses premiers contacts à l’hôtel Splendide où il descendit à son arrivée.
L’ingratitude de Washington
La vie banale qu’il menait avant la guerre lui était devenue insupportable. Dès son retour, fin 1941, à la veille de l’entrée en guerre des Etats-Unis, il reprit la plume pour raconter, témoigner, éveiller les consciences. Il frappa à toutes les portes, en vain. Il était véritablement obsédé par le danger que couraient ceux, camarades ou réfugiés, qu’il avait le sentiment d’avoir abandonnés, et semblait révolté par son incapacité à faire comprendre aux bureaucrates de Washington qu’un massacre à grande échelle était en cours en Europe. Il se battait pour que l’Amérique ouvre ses portes aux réfugiés.
Mais l’homme blessé refusait de s’avouer vaincu. Il continua de se battre, avec ses propres armes : les mots, pour alerter l’opinion américaine. Tel un soldat rentrant du front, il restait obsédé par les mois de combat qu’il avait vécus en France et sans doute se sentait-il coupable d’être à l’abri alors que la situation empirait et que ses camarades en France entraient de plus en plus dans la clandestinité.
Ou peut-être ne pouvait-il oublier l’exaltation non seulement du danger quotidien, mais aussi le vertige d’avoir côtoyé certains des noms les plus prestigieux de la planète. Il en avait aidé beaucoup et sauvé plusieurs, qui lui devaient leur liberté et, probablement, la vie. Il avait reçu dans son bureau, comme il l’écrivit à sa femme en 1941, « certains des plus grands auteurs, peintres, sculpteurs européens de notre temps (…) mais aussi d’anciens ministres, et même les Premiers ministres d’une demi-douzaine de pays européens, obligés d’attendre leur tour dans le vestibule d’un jeune Américain parfaitement inconnu. »
Au lieu de lui remettre une décoration pour son courage et son action sur le terrain, on lui riait au nez. A Washington, loin de s’intéresser à ce qu’il avait vu, on ne l’écoutait pas. Pire, on le raillait. Partout il fut éconduit. Le Département d’Etat ne lui pardonnait pas d’avoir fait cavalier seul durant son séjour à Marseille alors que le consul lui-même souhaitait conserver de bonnes relations avec l’occupant — les affaires sont les affaires. Au lieu de le féliciter d’avoir sauvé plus de 2 000 personnes au cours de sa mission, voire de le décorer, on lui reprochait d’être une forte tête qui avait dérangé l’ordre établi et, au final, on le snobait.
Après la guerre, en 1945, la publication de Livrer sur demande agaça encore davantage le petit monde des diplomates de la Maison Blanche, qui tournèrent en dérision ses propos. « Si vous avez du temps à tuer, disaient-ils entre eux, lisez son livre pour rigoler. »
La vie de famille
Deux ans après la mort d’Eileen, il se remaria avec Annette, une jeune admiratrice, passionnée par la politique internationale, qui avait remarqué sa signature dans ses manuels scolaires. Grande, mince, les traits fins, elle avait l’esprit vif et de l’humour. « Je lisais tout ce qu’il écrivait, » me confia-t-elle bien plus tard sans l’ombre d’un sourire sur son visage juvénile. Elle était éblouie par son élégance, sa vie aventureuse, sa culture, sa maturité apparente (il avait seize ans de plus qu’elle) et prit son goût de la provocation pour un esprit critique, alors qu’il cachait un éternel insatisfait.
Convaincu qu’il avait la science infuse, il ne tolérait aucun compromis, se brouillait avec tout le monde, notamment avec ses rédacteurs en chef et d’une manière générale, avec tous ses employeurs et commanditaires. Annette admirait son culot, son intégrité, et passait son temps à recoller les morceaux. Son tempérament sans concession se doublait d’un humour décalé et d’une ironie féroce.
L’Amérique de McCarthy
Dès 1949, la Guerre froide déclencha une période de paranoïa intense en Amérique, dont tira profit le sénateur Joseph McCarthy. A sa manière, le maccarthysme, cette chasse aux sorcières appelée aussi Red Scare, la peur rouge, fut un modèle de complotisme. La traque de « l’ennemi de l’intérieur » visa plusieurs millions de personnes, singulièrement dans le milieu des artistes et des intellectuels, dont beaucoup étaient des réfugiés qui avaient fui l’Europe.
Les méthodes du Comité sur les activités anti-américaines reposaient notamment sur la délation et la stigmatisation, créant la panique — avec, bien sûr, la complicité du patron du FBI, J. Edgar Hoover, et ses méthodes redoutables.
Pour sa part, Fry n’avait jamais souhaité transformer la société américaine. Il aimait l’Amérique telle qu’elle était. Quaker, fils du directeur d’une firme cotée à Wall Street, il n’était certainement pas anticapitaliste. Il n’aspirait pas à la révolution.
En revanche, il n’avait jamais porté l’URSS dans son cœur, d’autant plus que son séjour en France avait coïncidé avec le pacte germano-soviétique. Depuis son retour, il s’était rapproché d’un libéralisme de bon ton, assez conservateur. En public, il ne cachait pas sa détestation de l’Union soviétique, et avec son goût de la provocation, il éveillait la méfiance des uns et terrifiait les autres. Même si personne ne soupçonnait cet anti-fasciste viscéral d’une quelconque sympathie envers le sénateur du Wisconsin et sa croisade anticommuniste, il vit de plus en plus de portes se fermer dans les revues et dans le monde de la culture.
Retour de manivelle
Avec une femme et, bientôt, trois enfants, Fry avait enfin une vie de famille et à quarante ans, se rêvait en gentleman farmer. Comme en écho à la villa Air-Bel, il trouva une énorme bâtisse de douze pièces à Ridgefield, Connecticut, avec un immense jardin où il cultivait des fleurs et des légumes, et pouvait sans doute renouer avec l’observation des oiseaux, sa passion.
Comme le montre l’acquisition de la maison de Ridgefield, Fry n’avait pas le goût de l’épargne et manquait pour le moins de réalisme. Il aimait les beaux vêtements et les chaussures sur mesure, ce que ne lui permettaient pas ses revenus de journaliste freelance. Il se lança donc dans les affaires en rachetant Cinemart, une petite compagnie de production de films publicitaires. Mais il joua de malchance.
Ironie du sort, quand Cinemart se porta candidate, en 1952, pour tourner des films pour l’armée, un certain colonel Phelps, responsable de la sécurité du personnel, l’accusa d’être membre du parti communiste depuis 1937. Il se demanda si l’accusation, pour absurde qu’elle fût, tenait à ces mois passés à la villa Air-Bel avec, entre autres, Victor Serge, un trotzkyste, André Breton et les surréalistes en général. Son appartenance à l’American Committee for Cultural Freedom, une organisation anticommuniste, fondée à la sortie de la guerre, aurait dû suffire à lui servir de laissez-passer.
Fry eut beau protester auprès de J. Edgar Hoover, celui-ci nia, comme il se doit, toute implication de ses services. Ayant mis cinq mois à prouver sa bonne foi, il ne resta plus à Cinemart qu’à fermer boutique.
A la dérive
De plus en plus insatisfait, Fry ne voulait plus écrire et dénonça ses contrats habituels, notamment dans la publicité rédactionnelle. « Il avait en lui une violence rentrée, » explique Annette. De plus en plus il lui incombait de faire ses recherches à sa place, puis d’écrire à sa place, relire, corriger ; bientôt la charge de travail fut telle qu’elle dut engager une aide pour les enfants. Fry ne conserva que Coca Cola, qui représentait une manne financière.
En quête d’une troisième voie — ou peut-être d’une vengeance — ses gestes politiques durant cette période ressemblent davantage à un pied-de-nez qu’à un engagement. Dès 1938, sa curiosité l’avait conduit à écrire sur la politique américaine en Chine. Après la naissance de la Chine populaire de Mao (1949), il rejoignit le conseil de direction de l’American China Policy Association, une organisation anticommuniste qui soutenait la République de Chine de Tchang Kaï-shek, devenue Taïwan, reprochant au Président Truman de « perdre la Chine ». Leurs amis se mirent à l’éviter, et Annette était horrifiée.
En revanche, enseigner l’apaisait. Il revenait de plus en plus à ses premières amours : ses chers classiques. Il enseignait le latin et le grec au lycée de Ridgefield, faisait des remplacements en français dans un autre établissement, et donnait aussi des cours au City College de sa ville.
Cependant, dans son univers tourmenté, la disparition de son père, en avril 1958, fut un choc terrible. Il sombra dans une profonde dépression qui dura des mois, et dût consulter un psychiatre. Annette dit que dans ses dernières années, il prenait un cocktail de médicaments impressionnant, additionnant Valium (calmant), Elavil (excitant) et somnifères (Nembutol et Doriden) — y ajoutant, le cas échéant, l’alcool. Comme éblouis par le champ que leur ouvrait la chimie, les médecins additionnaient alors les mixtures — et augmentaient progressivement les doses, tuant la douleur en lui substituant la dépendance et le mal-être.
Epuisé, Fry ne parvenait pas à se concentrer. Assignment Rescue (Mission : Sauvetage), la version de son livre destinée à la jeunesse, n’avançait pas, et il dut se faire aider par un ami. Puis après une énième empoignade avec Coca Cola, il perdit aussi ce client qui les faisait vivre. Ils durent se séparer de la maison de Ridgefield.
Il fallut déménager. De retour à New York, Annette trouva un appartement dans le West Side, près de Central Park, et chercha un emploi stable. Il recommença à enseigner. Puis la chance parut enfin tourner. Fondé en 1933 à New York à l’initiative d’Albert Einstein dans le but d’aider les opposants à Hitler, l’International Rescue Committee (devenu le Emergency Rescue Commitee en 1942) célébrait ses trente ans. Pour la circonstance, Fry proposa de lever des fonds en demandant une œuvre à chacun des artistes que l’association avait secourus. L’ERC lui payait les frais d’un retour en France et il toucherait un pourcentage sur la vente des œuvres.
La France, vingt ans après
Fry avait enfin l’occasion de réaliser son rêve : retourner en France et revoir les amis avec lesquels il avait vécu à la villa Air-Bel. Ecrivains, peintres, sculpteurs, musiciens, tous ceux qui, en somme, lui devaient la vie.
C’était pour lui l’occasion de renouer avec les artistes et les écrivains qu’il avait tant aimés. Il avait perdu le contact avec la plupart d’entre eux. Seul le sculpteur Jacques Lipchitz, qui avait émigré en 1941 grâce à l’organisme et habitait New York, faisait exception. Fry lui soumit son idée : demander à chacun une lithographie sur le thème d’Énée fuyant Troie, le symbole du réfugié que célèbre Virgile dans l’Enéide. Lipchitz fut emballé.
Mais en 1963, l’accueil des surréalistes fut on ne peut plus tiède, voire glacial. Si Fry leur vouait une immense admiration et une affection authentique, la fidélité ne faisait pas partie de leur art : l’amitié que ceux-ci lui vouaient trente ans plus tôt, quand ils avaient besoin de fuir la France de Pétain, n’avait pas survécu à la marche du temps. Pourquoi ? Il suffit d’imaginer comment un Américain, qui plus est anti-communiste, pouvait être reçu dans un Paris en pleine exaltation des révolutions dans les pays du Tiers-monde, qui encensait Castro et Guevara, celui-ci représentant, aux yeux de Sartre, « l’être humain le plus complet de notre époque ».
Alors que tous les débats intellectuels tournaient autour de l’engagement de l’artiste et de l’écrivain dans la société, les compagnons de route du PC n’avaient aucune envie de se compromettre avec un anti-communiste primaire, américain de surcroît.
Puisque Fry s’affichait comme un ennemi de l’URSS, il était un ennemi. Dans un pays où le quart de la population votait avec constance pour le Parti communiste français, Fry se heurta au refus, voire au silence de ses anciens amis. Rare exception, Rose, la femme d’André Masson, lui assura qu’elle n’avait rien oublié, et il reçut une œuvre du peintre. Marc Chagall et Max Ernst traînèrent les pieds, mais finirent par envoyer leur contribution. En revanche, Picasso, Dubuffet, Jean Arp firent la sourde oreille.
Et Breton, qui avait trouvé refuge à la villa Air-Bel, Breton qui avait pu embarquer avec sa famille pour Fort-de-France sur le Capitaine-Paul-Lemerle dont deux cales avaient été aménagées en dortoirs pour les 222 passagers fuyant les persécutions nazies, Breton ne répondit jamais à ses courriers.
Fry s’acharna, soutenu par son ami Lipchitz, tomba malade et dut être hospitalisé, mais malheureusement, aucun diagnostic précis ne fut établi par les médecins français.
Alors qu’il espérait tant de ces retrouvailles avec les artistes et les poètes qu’il avait côtoyés, ce fut un déchirement. Nul doute que l’épisode raviva la blessure causée par les ricanements des diplomates de Washington quand il rentrait de l’Europe en guerre. A l’ingratitude de son pays s’ajoutait désormais celle des Français qu’il avait considérés comme ses amis et dont il chérissait, jusque-là, le souvenir.
Après son retour, son caractère, déjà difficile, se dégrada. Il devint encore plus irascible, et le couple se sépara. A la demande de Fry, Annette se rendit à Juarez, au Mexique, et revint avec une licence de divorce. Mais elle le trouva apaisé à son retour. Comme il devait enseigner dans le Connecticut, il avait loué une chambre à Easton chez la sculptrice Louise Bourgeois et son mari. Tom, son fils aîné, âgé de quinze ans, l’aida à s’installer.
Le dimanche, il partit pour le Connecticut pour assurer la rentrée des classes, et il enseigna trois jours. Le 13 septembre, l’école appela Annette car son mari ne s’était pas présenté pour assurer ses cours. Elle prévint aussitôt la police. Il était dans son lit, mort au milieu des notes griffonnées qu’il utilisait pour écrire son livre pour la jeunesse. D’après le certificat de décès, il a succombé à un AVC. Si ce n’est le comportement du Département d’Etat qui l’a rendu fou, il y a grandement contribué. Mais l’ingratitude des surréalistes a sans doute achevé le travail.
Une reconnaissance posthume
La remise de la Légion d’honneur par André Malraux, en juin 1967, intervint trois mois avant sa mort et fut la seule distinction que Fry reçut de son vivant. Elle lui apporta enfin la reconnaissance pour son action à laquelle il aspirait tant, et qui lui avait été déniée. Il connut alors un moment d’apaisement et même de bonheur, ses proches baignant dans la félicité. La médaille Eisenhower de la Libération, que lui attribua le U.S. Holocaust Memorial Council en 1991, fut, cinquante ans après les faits, le premier hommage de son pays à la mémoire de ce héros, longtemps bafoué, longtemps ignoré. Et en 1994, il fut le premier Américain à recevoir le titre de Juste parmi les Nations au mémorial de Yad Vashem.
Walter Meyerhoff, à l’origine de l’Association Varian Fry-France
L’ingratitude serait-elle une fatalité dès qu’on parle de Varian Fry ? Le nom de Walter Meyerhoff semble avoir été effacé des mémoires.
Pourtant le premier geste de reconnaissance à l’égard de Varian Fry, c’est à lui qu’on le doit. Né à Kiel, en Allemagne, en 1922, Walter Meyerhoff, professeur de Physique nucléaire et de Physique atomique à l’Université de Stanford, avait attendu de prendre sa retraite, en 1992, pour créer la Varian Fry Foundation, en Californie, un projet longuement mûri dans le but de faire connaître et de préserver la mémoire de celui qui lui avait sauvé la vie. En effet, Walter était le fils du prestigieux prix Nobel 1922 de médecine, Otto Meyerhoff, et, disait-il modestement, c’est uniquement à ce titre qu’il avait pu fuir la France avec ses parents. Voulant faire connaître le nom de Fry également à Marseille, où il n’avait guère laissé de traces, le professeur californien finança aussi, au début des années 2000, la création de l’Association Varian Fry de Marseille qu’il voulait être une « petite sœur » de sa fondation de Californie. Il finança aussi le livret pédagogique intitulé Mission : sauvetage (Assignment Rescue) comprenant un documentaire traduit en français, l’adaptation pour la jeunesse des mémoires de Varian Fry, disponible aux Etats-Unis et en France. Cinquante ans après, Walter Meyerhoff, lui, n’avait pas oublié.