Une interview d’Anne-Marie Baron, auteur de Balzac, spiritualiste d’aujourd’hui : Au-delà du Bien et du Mal

Si Balzac est un « romancier du réel », souligne Anne-Marie Baron dans Balzac, spiritualiste d’aujourd’hui (Honoré Champion, 2022), il est d’abord « un analyste des passions, un philosophe et un moraliste qui a posé la grande question du Bien et du Mal ».

Dans ce livre d’une grande érudition, l’auteur explore la fascination du grand romancier pour les sciences occultes, l’alchimie, le magnétisme (c’est la grande époque du physicien allemand Franz Mesmer).

La Bible est pour lui une source d’inspiration, mais il a l’audace de défendre une vision de l’homme et de la nature proche de celle qu’on trouve dans la Cabale, Leibnitz et les théosophes comme Louis-Claude de Saint-Martin ou Swedenborg.

Que nous reste-t-il de lui, à part nos lectures scolaires et quelques banalités ? Qu’il menait un train de vie fastueux et qu’il fit une cour épistolaire sans fin à Mme Hanska, une comtesse polonaise (aujourd’hui ukrainienne) ? Qu’il décrivit l’émergence de la bourgeoisie sous la Restauration ? Qu’il était couvert de dettes au point que dans sa maison de la rue Raynouard à Passy, il fuyait par une porte dérobée pour échapper à ses créanciers ?

Mais dans ce musée Balzac, on peut examiner aussi les épreuves de ses romans abondamment, minutieusement, corrigées de sa main.

Ecrivain forcené

Honoré de Balzac (1799-1850) est le maître du roman français. Après avoir tenté divers genres littéraires et usé de nombreux pseudonymes, il devint un écrivain prolixe, intarissable, aux talents multiples et prodigieux, passant du roman au conte, de l’imprimerie au journalisme. Encensé par ses pairs, il eut une influence durable sur le roman français.

Portrait de Balzac par Louis Boulanger – Musée de Beaux-Arts de Tours

Car ce génie littéraire était un travailleur acharné.

Victor Hugo l’aimait. Alexandre Dumas, Gustave Flaubert, Stendhal et Zola, les plus grands écrivains de cette génération, qui se sont inspirés de lui, étaient ses amis.

La « religion du cœur »

Autre contradiction, ce coureur réputé et incorrigible était respectueux des femmes. Il passa des nuits au château de Nohant avec George Sand — « de cinq heures du soir à cinq heures du matin » — à parler stratégie romanesque.

Bien avant la naissance de Freud, sa finesse d’analyse du caractère féminin en faisait l’auteur favori des femmes. Il était petit et gros, et fort laid à en croire Ève Hanska, celle qui devint sa femme après trois décennies d’une correspondance amoureuse. Ses amies lui confiaient leurs pensées, car leurs portraits dans ses romans prouvaient qu’il les comprenait. Une caricature le représente porté en triomphe par des « femmes de trente ans ».

La « religion du cœur », à laquelle il croyait, comme elles, était un pilier, nous dit A.-M. Baron, du « romantisme balzacien ».

Le droit d’auteur et la SGDL en héritage

Sans cesse en lutte contre ses éditeurs, auxquels il livrait sa copie à un rythme effréné, travaillant sur trois romans à la fois, harcelé par ses créanciers, il s’est battu pour le respect de l’écrivain et la défense de ses droits, en particulier le « droit d’auteur ». Les écrivains d’aujourd’hui doivent à Balzac et à sa pléiade d’amis mentionnés plus haut la fondation de la Société des Gens de Lettres, qui existe toujours. Il en fut le premier président en 1839. Victor Hugo lui succéda dans ces fonctions bénévoles.

Une superbe tapisserie tissée à l’atelier Pinton à Aubusson en 1958 leur rend hommage.

La Comédie humaine, l’homme et sa destinée

Le romancier décrit avec précision son époque, la ville et la province, la société et les caractères, mais aussi les techniques et la révolution industrielle. Chacun des ouvrages de La Comédie humaine — au titre éloquent — entrecroise des typologies sociales et des régions de France.

Etude de la société, des mœurs et des régions, étude vivante d’une époque, plus vraie qu’une analyse sociologique, l’œuvre de Balzac est monumentale. En une vingtaine d’années, il a composé, notamment, La Comédie humaine (réplique à la Divine Comédie de Dante) qui rassemble près d’une centaine de titres (romans, nouvelles), construits autour de plus de quatre mille personnages, qui évoluent d’un roman à l’autre, changent, vieillissent bien ou mal en fonction des épreuves et du milieu qu’ils fréquentent.

Admirateur de Walter Scott, ce grand observateur est aussi un visionnaire qui s’applique à décrire, comme une sorte de Buffon de la société, les changements que la vie, les frustrations, les jalousies, les privations ou les excès en tous genres engendrent chez les individus. Et leur évolution morale qui peut en faire des génies, des martyrs, des saints.

L’individu est issu d’un terreau, puis il est pétri par la vie. Il est le produit de croisements de la nature et doit survivre au prix d’une lutte contre ses instincts, ses tentations, ses illusions.

Dans Illusions perdues, Coralie, une petite artiste ravissante et ignorante, est une ancienne prostituée devenue la maîtresse de Lucien. Elle « … offrait le type sublime de la figure juive, ce long visage ovale d’un ton d’ivoire blond [… ] Sous des paupières brûlées par une prunelle de jais, sous des cils recourbés, on devinait un regard languissant, où scintillaient à propos les ardeurs du désert. » Après les charmes de l’enveloppe charnelle, l’écrivain s’intéresse à la personne : « Mais semblable à beaucoup d’artistes, Coralie, sans esprit malgré son ironie de coulisses, sans instruction malgré son expérience du boudoir, n’avait que l’esprit des sens et la bonté des femmes amoureuses. »

La vie honnête du travailleur

Peut-être le journalisme, que Balzac exerce en parallèle, l’a-t-il amené à enquêter de façon approfondie sur les métiers et la vie des gens. Dans Illusions perdues, il utilise sa profonde connaissance de l’imprimerie et ses expériences malheureuses dans ce domaine pour décrire l’activité de son héros à Angoulême, les difficultés d’un imprimeur de province, victime de l’avarice de son père. La vie laborieuse et honnête du jeune imprimeur qui a épousé la sœur du héros a une grande noblesse.

A côté de l’abnégation presque sainte du jeune couple, la bonne société parisienne dans laquelle se jette à corps perdu le charmant Lucien de Rubempré, beau-frère de l’imprimeur, paraît dégager une vague odeur de décomposition malgré l’élégance des femmes et le raffinement des salons qu’il fréquente.

Le journaliste toujours piégé

Or c’est ce monde-là qui fascine Balzac le provincial originaire de Tours. Un pouvoir invisible mais omniprésent, inflexible, se cache dans le gant de velours des jolies femmes. C’est le véritable objet de son enquête.

C’est aussi dans Illusions perdues que Balzac décortique au scalpel la situation impossible du journaliste, placé sans cesse entre l’arbre et l’écorce. Il enquête, il analyse et il commente, mais toujours, immanquablement, il est contraint de « pactiser avec les plus fétides bassesses » des gens de pouvoir.

S’il veut rester en place, éviter d’être exclu, marginalisé, il doit s’assurer des amitiés, savoir qui sacrifier et qui doit être épargné, et faire partie lui-même de la bonne société. Quel brave député de province ou directeur consentira encore à être vu avec celui qui aura révélé ses frasques et ses méfaits ?

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Balzac et le cinéma sont les deux passions d’Anne-Marie Baron, deux cordes d’un même arc. Docteur ès lettres, elle est présidente de la Société des Amis d’Honoré de Balzac et critique de cinéma. Elle a publié notamment une quinzaine d’essais – dont Balzac, ou les hiéroglyphes de l’imaginaire et Balzac et la Bible.

Question : Chère Anne-Marie Baron, votre livre sur Balzac, spiritualiste d’aujourd’hui est une somme qui complète vos précédentes recherches. Comment en vient-on de la lecture du Père Goriot à la passion d’une vie ? Et pour commencer, quand et comment avez-vous découvert Balzac ?

Réponse : J’ai découvert vraiment Balzac au lycée Fénelon en hypokhâgne avec un professeur passionné. Puis j’ai lu sa biographie, qui est encore plus romanesque que ses romans. Ses amours, son goût des livres qui en a fait un imprimeur et un fondeur de caractères, sa défense des gens de lettres, dont il a contribué à créer la Société font de lui un acteur majeur de la littérature du XIXe siècle. La Société des Amis d’Honoré de Balzac que je préside a consacré en 2013 un numéro de sa revue Le Courrier balzacien à cette aventure.

Q : Quels romans avez-vous lus pour commencer ?

R : J’avais lu au lycée Eugénie Grandet et Le Père Goriot, mais sans accrocher vraiment à l’explication réaliste qu’on en donnait habituellement. C’est Illusions perdues qui m’a bouleversée l’année suivante par l’ampleur de sa vision quasi cinématographique. Mon premier livre allait s’intituler Balzac cinéaste (Méridiens-Klincksieck, 1990). J’y montre que sa gestion de l’espace et du temps préfigure l’écriture cinématographique. Il a fait de moi la conseillère littéraire du film Illusions perdues de Xavier Giannoli, qui m’avait sollicitée en tant que balzacienne, critique de cinéma et spécialiste de l’adaptation au cinéma des œuvres littéraires. Il a d’ailleurs collaboré au recueil que j’ai dirigé : Balzac à l’écran (CinémAction, Charles Corlet, 2019).

Q : Qu’est-ce qui vous a séduite en premier chez lui ?

R : Curieusement, bien que n’ayant aucune culture biblique à cette époque, j’ai fait de Balzac une lecture midrachique : je me suis intéressée immédiatement non seulement à la valeur symbolique des personnages, mais à leurs noms, qui m’ont semblé avoir un sens et former un système. Leurs connotations animales — Goriot, Vautrin, qui évoquent la boue parisienne —, angéliques : Lucien de Rubempré, qui évoque Lucifer ou Raphaël de Valentin qui, au lieu de guérir comme dans la Bible, est incurable, les sonorités toujours évocatrices des noms des avares — Gobseck, Séchard, Grandet, etc. J’avais donc décidé d’intituler mon mémoire de maîtrise Recherches sur l’onomastique balzacienne. Il a été le commencement d’une enquête qui dure encore aujourd’hui, au cours de laquelle, après avoir étudié l’hébreu et traduit certains livres de la Bible, j’ai découvert le goût de Balzac pour l’anagramme (tserouf), sa prédilection pour les noms bibliques ou évangéliques, et son projet hagiographique, qui dément complètement l’interprétation réaliste. Personne ne sait qu’il a fait du père Goriot « le Christ de la paternité », de Lucien de Rubempré un ange déchu et d’Eugénie Grandet, une véritable sainte inspirée de l’histoire de sa patronne. Lecteur de la Bible, de Dante, de La Légende dorée de Jacques de Voragine, Balzac a fait de La Comédie humaine un monde qui doit beaucoup à la Divine Comédie et se veut la Bible du XIXe siècle.

Q : La présence de la Bible, comme vous le démontrez, vient contrer l’idée d’un réalisme balzacien. Votre analyse nous amène à élargir notre lecture.

R : Après avoir écrit une trilogie d’essais sur des interprétations psychanalytiques : Le Fils prodige ou l’inconscient de « La Comédie humaine » ( Nathan, 1993), Balzac ou l’auguste mensonge (Nathan, 1998) et Balzac ou les hiéroglyphes de l’imaginaire (Honoré Champion, 2002), j’ai commencé à travailler sur l’influence biblique. Cela a donné mon Balzac et la Bible. Une herméneutique du romanesque (Honoré Champion, 2007), qui a révélé ce dont personne ne se doutait : l’omniprésence de la Bible dans cette œuvre réputée réaliste. Puis dans Balzac occulte (L’Âge d’homme, 2012), j’ai étudié l’influence des magnétiseurs, des occultistes, de l’alchimie, de la théosophie et la présence dans son œuvre des sociétés secrètes. Mon dernier livre, à peine paru chez Champion, Balzac, spiritualiste d’aujourd’hui. Au-delà du Bien et du Mal, continue à réfuter l’aspect réaliste de l’œuvre en montrant que Balzac est aussi spiritualiste que matérialiste et a comme références le Talmud, la Cabale juive et chrétienne, la théosophie, et pour successeurs Nietzsche ou Bernanos. Son épopée de la conscience humaine relie, d’un double mouvement ascendant et descendant, l’échelle céleste de Jacob — qui a inspiré, comme la Cabale et la Divine Comédie, la division en sphères de son univers et l’évolution spirituelle de ses personnages d’une sphère à l’autre — et le char d’Ezéchiel, la Merkabah, mise en scène dans Séraphîta. Elle continue à nous fasciner par sa richesse, sa profondeur, son ampleur et son pouvoir évocatoire.

à propos de l'auteur
Edith est journaliste et traductrice de presse et d'édition. A collaboré à de nombreux titres, dont Libération, L’Arche, et L’Histoire, Le Huffington et Causeur. Auteur (avec Bernard Nantet) de "Les Falasha, la tribu retrouvée" ( Payot, et poche) et "Les Fils de la sagesse - les Ismaéliens et l'Aga Khan" (Lattès, épuisé), traductrice de près de 200 romans, et a contribué, entre autres, au Dictionnaire des Femmes et au Dictionnaire des intellectuels juifs depuis 1945.
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