Dialogue avec Stéphane Zagdanski

Stéphane Zagdanski, philosophe sérieux, pamphlétaire sulfureux et auteur en 1996 du roman, Les Intérêts du temps, l’a dit dans L’Obs. « Il quitte le monde des livres« , pour occuper, du 3 au 24 septembre, les murs de la galerie Eric Dupont et présenter une exposition  »RARE ».

Il a répondu à quelques-unes de mes questions en ligne.

RARE est un graffiti que l’on découvre sur la vidéo de votre projet. Quel est votre rapport avec le Street-art ?

Je conçois un peu RARE comme une sorte de lierre de mots qui se répandrait sur tous les types de supports. Le Street Art était donc une référence implicite de mon projet, et la page 65 est la photo d’une fresque murale (celle qu’on voit sur la vidéo) car il me semblait difficile de ne pas écrire aussi réellement une page de mon roman sur un mur de Paris.

Voyez-vous dans le graffiti une limite au concept de reproductibilité dont parle Walter Benjamin ?

Non, car je n’envisage le graffiti (au sens d’écriture tracée à l’aérosol sur une surface publique) que comme support de ma propre écriture, au même titre que tous les autres supports utilisés pour RARE (vidéos, peintures, photos, encres, etc.) et non consubstantiellement. En ce qui me concerne, c’est le sens même des mes phrases qui est « invisible », donc non reproductible techniquement.

Comme Joyce et son roman Ulysse, vous sublimez vos pulsions scopiques par des effets d’écrits. Parleriez-vous comme Lacan de sinthome ?

Je ne sais pas. J’ai en commun avec Joyce une très mauvaise vue, et du coup un intérêt accru pour ce qui luit dans les ténèbres, à savoir le Verbe. « Word, save us! » disait-il. Plutôt que Lacan, que j’aime pourtant beaucoup, je préfère vous citer ce passage tiré d’un traité de mystique juive lu récemment : « l’obscurité est le vêtement de la lumière et la lumière est le mystère… »

Votre maitrise de philosophie est semble-t-il un tournant dans votre rapport au judaïsme. Pouvez-vous nous dire quel était son intitulé et ce qui vous a conduit vers ce sujet ?

Ma maîtrise de philosophie, obtenue à la Sorbonne en 1984, si ma mémoire est exacte, était consacrée à une lecture des textes de Lévinas consacrés au judaïsme. Elle s’intitulait « Les voix de la Loi ». J’ai obtenu à l’époque la mention « Très Bien », mais en réalité cette maîtrise fut rédigée en même temps qu’un premier roman, resté inédit, qui me tenait beaucoup plus à cœur.

J’avais choisi Lévinas comme thème de maîtrise car, connaissant bien ses textes, je m’étais dit que cela irait plus vite à rédiger et que j’aurais davantage de temps à consacrer à mon roman, qui m’importait bien davantage que mon diplôme. Mais cela a eu son importance en ce que j’ai découvert à cette même époque la première traduction française des Aggadoth du Talmud chez Verdier, et que je suis tombé amoureux de l’herméneutique juive. Ce qui m’ a conduit à l’écriture, quelques années plus tard, de mon premier livre : « L’impureté de Dieu, Souillures et scissions dans la pensée juive. »

Emmanuel Faye publie demain « Arendt et Heidegger » chez Albin Michel. Pensez-vous comme lui qu’il faut « prêter attention aux sources nazies des écrits d’Hannah Arendt » ?

Je ne crois pas qu’Emmanuel Faye puisse comprendre quoi que ce soit, non seulement à la pensée de Heidegger (cela fut démontré noir sur blanc en son temps) mais du coup à la profondeur de l’amour entre Arendt (pour laquelle je n’ai par ailleurs intellectuellement aucune sympathie) et Heidegger. C’est un débat trop long et trop important pour y consacrer seulement quelques lignes ici. Si Heidegger s’est concrètement compromis avec le nazisme (par bêtise, naïveté et « ensorcellement ») et a gobé les proclamations, antisémites qui infectaient tant d’autres intellectuels européens (allemands et français), sa pensée de l’Être demeure la plus haute du XXème siècle.

Pouvez-vous résumer ce qui vous la rend antipathique intellectuellement ?

Hannah Arendt a comme vous le savez écrit sur l’antisémitisme, tout en étant elle-même traversée de préjugés typiquement antisémites, qui éclatent dans sa correspondance, par exemple. Intellectuellement constituée par l’Université allemande du début du siècle, elle en avait gardé une forme de dureté et de rigueur aveugle dans sa pensée, contrairement à Heidegger qui a en quelque sorte fait imploser très tôt le cadre de l’Université de son temps par non seulement le contenu mais la forme de son enseignement. On en a de multiples témoignages. Mais leur histoire d’amour reste très belle, et très stimulante pour la pensée.

Merci.

à propos de l'auteur
Alexandre Gilbert, directeur de la galerie Chappe écrit pour le Times of Israël, et LIRE Magazine Littéraire.
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