Pourim, l’occasion manquée

Des étudiants ultra-orthodoxes de la yeshiva Ateret Shlomo dansent et chantent lors du mariage du fils du directeur de la yeshiva, à Mishor Adumim en Cisjordanie, le 11 mars 2025. (Capture d'écran : X ; utilisée conformément à l'article 27a de la loi sur le droit d'auteur)
Des étudiants ultra-orthodoxes de la yeshiva Ateret Shlomo dansent et chantent lors du mariage du fils du directeur de la yeshiva, à Mishor Adumim en Cisjordanie, le 11 mars 2025. (Capture d'écran : X ; utilisée conformément à l'article 27a de la loi sur le droit d'auteur)

La fête de Pourim que nous venons de marquer est toujours un moment de joie. Elle est d’abord et avant tout la fête des enfants, reines et rois d’un jour ou deux, qui paradent dans leurs déguisements, et sont noyés de friandises et sucreries. Dans une période noire comme celle que nous vivons depuis plus de 18 mois, cette oasis de joie a été plus que bienvenue. Nous n’avons pas eu beaucoup l’occasion de sourire ces temps derniers…

Si les enfants n’ont pas raté l’occasion de s’amuser et ont rivalisé d’originalité pour faire de leur déguisement le « clou » de la journée, je dois malheureusement constater que de nombreux adultes, eux, ont manqué le coche. Je pense en particulier à ceux qui, notre plus grande honte et notre plus grand désespoir, dirigent encore notre malheureux pays, après avoir fait fondre sur lui la plus grande catastrophe depuis sa naissance, en 1948.

Ils avaient une occasion unique de se déguiser en être humains avec un coeur, de se rendre compte que tout compte fait, quelque chose n’allait vraiment pas dans leur comportement, de retrouver en eux-mêmes un minimum d’humanité, de compassion, de fraternité envers ceux dont la vie depuis octobre 2023 est un cauchemar, par leur faute entière, et de garder pour la suite de leur route ces nouvelles dispositions, mais ils ont préféré rester ce qu’ils sont depuis le 7 octobre : ces « nouveaux monstres » dont je parlais ici même l’été dernier[1].

La liste de cette sinistre confrérie est longue, et quand il semble à chaque fois qu’ils ont touché le fond de l’infamie, ils montrent que l’on peut descendre encore plus bas. Prenons le président de la Knesset, Amir Ohana, qui fait cogner ses « gardes parlementaires » (mishmar haKnesseth) sur les familles d’otages en plein Parlement le 3 mars dernier, et son compagnon qui agite un drapeau du Likoud et fait un geste obscène depuis son balcon envers les manifestants qui scandent le nom des otages encore détenus à Gaza[2].

Ohana s’excuse, après, mais c’est tellement facile, ça ne coûte rien, ça ne vaut rien. Le mal est fait, et on peut s’attendre à ce que demain ou après-demain, sa haine de tout ce qui n’est pas lui et son camp politique reprendra le dessus.

Ohana et son compagnon ne sont pas seuls. Le ministre des Communications Shlomo Karhi, jeune loup qui monte au Likoud, un scientifique, docteur en ingénierie industrielle et en gestion, s’y s’illustre comme l’un des adorateurs les plus fanatiques du Grand Leader et l’un des propagateurs les plus assidus au sein du gouvernement de la délégitimisation de quiconque ne salue pas le Chef au garde-à-vous.

En 2021, il racontait partout comment il avait donné à sa fille nouvelle-née un prénom dont la valeur numérique équivalait à celle du nom « Netanyahu »[3] (572, pour être précis).

En février 2025, il crache sur les centaines de tombes de membres de kibboutzim assassinés sous la totale responsabilité du gouvernement dont il fait partie, en qualifiant au cours d’un débat parlementaire sur le budget l’un des députés kibboutznik, représentant de ces localités martyres, de « medoushan oneg », ce qui signifie à peu près « repu », « rassasié », c’est-à-dire privilégié[4]. Tout ceci alors que ces kibboutzim sont encore déracinés, comptent toujours leurs morts et que de nombreux otages issus de kibboutzim sont en danger de mort à tout instant (14 rien que pour le kibboutz Nir Oz) ; l’indifférence de Netanyahu et de son gouvernement complétant la cruauté du Hamas.

Son collègue Nir Barkat, ancien maire de Jérusalem, actuel ministre de l’Economie, n’est pas en reste.

Le jeudi 27 février dernier, l’otage libéré Eli Sharabi donne une interview exclusive à la chaîne 12, dans laquelle il raconte sa captivité à Gaza, en n’épargnant aucun détail[5]. Cette émission, précédée d’une importante promotion, était attendue comme la première grande interview d’un otage libéré (elle durera en effet plus d’une heure), et provoque ensuite un vrai choc national.

Le lendemain, invité d’une émission très suivie du vendredi soir, Barkat est interrogé par les intervieweurs qui lui demandent s’il a vu ce témoignage, et sa réponse laisse sans voix :

J’avais des choses plus importantes à faire […], je suis ministre[6].

Vous avez deviné : devant le tollé général, il s’excuse lui aussi. Ses excuses rejoignent pour moi celles d’Ohana, déjà mentionnées, dans l’égout où s’écoule la lie de la droite israélienne, religieuse comme laïque.

Mais il n’y a pas que la droite politique. Les orthodoxes se distinguent aussi dans l’égoïsme sacré, l’indifférence envers leurs « frères » dans une situation si tragique, et leur appétit insatiable pour les fonds publics, auxquels ils ne contribuent que de manière dérisoire (un orthodoxe sur deux ne travaille pas, et ceux qui travaillent le font dans des métiers peu rémunérés, faute de formation adaptée, n’arrivant donc souvent pas au seuil de l’impôt).

Un exemple spectaculaire, et particulièrement révoltant, de cette situation a été fourni le 11 mars dernier par la yeshiva Ateret Shlomo. Cette yeshiva, généreusement financée par l’État, éduque ses élèves de la façon la plus franche à vivre aux crochets du public, à refuser toute participation à l’effort de défense du pays et à la production des richesses nationales qui permettront à celui-ci, entre autres, d’arroser généreusement des centaines d’institutions de ce genre.

On y célèbre récemment un mariage, c’est Pourim, et la yeshiva est en fête. C’est donc le moment idéal pour cracher à la figure de ce malheureux pays et de son peuple, qui, je le répète, nourrissent littéralement l’institution et ses planqués professionnels. Les voilà donc, dans une vidéo à faire retourner les tripes, chantant en extase ceci :

Nous ne croyons pas au gouvernement des infidèles et nous ne nous présenterons pas à leurs bureaux de recrutement [militaire][7].

Toute la situation des rapports entre l’orthodoxie juive et l’État d’Israël est parfaitement résumée dans cet incident.

D’un côté, la corne d’abondance de l’État, qui déverse sans compter les ressources créées par le travail et les impôts de la population laïque et sioniste-religieuse, sur un public qui ne se sent aucune attache avec celle-ci, ni avec ce même État.

De l’autre, un public qui s’est habitué à tout recevoir sans jamais rien donner, car il a un pouvoir politique démesuré grâce à un système électoral de proportionnelle intégrale dans un pays qui n’est qu’une seule circonscription ; et, non moins important, il a devant lui un leadership laïc et sioniste-religieux complexé pour de nombreuses raisons qu’il serait trop long de détailler ici (« ton grand-père leur ressemblait » en est l’une des plus fréquentes, comme si aucun de nos grands-parents ou arrière-grands-parents avaient jamais considéré de vivre aux crochets de leur communauté, ou « ils exagèrent, mais quand même, ils sont les ‘gardiens de la flamme’ », comme le disent de nombreux laïcs qui n’ont aucune notion du judaïsme et se satisfont d’un folklore de pacotille à la Habad-Loubavitch).

Ainsi, au lieu de faire de Pourim la fête de la fraternité juive devant le danger, comme le veut sa signification traditionnelle, dans un pays encore en guerre et sous le coup du 7-Octobre, ces étudiants talmudiques en ont fait la fête de l’exploitation cynique, de la désertion et de l’indifférence au sang et au labeur de la société qui les entoure et dont ils pompent les ressources, en étant certains que tel est l’ordre naturel et juste des choses.

Et ne croyez pas que ce mépris abyssal de l’autre soit réservé dans les cercles orthodoxes aux seuls laïcs ou tradionnalistes. Le député orthodoxe Yitzhak Pindrus a récemment jugé utile de profaner le souvenir de tous les soldats sionistes-religieux (les « calottes brodées ») tombés au combat, en déclarant qu’ils « payent le prix pour avoir quitté la religion », ni plus, ni moins[8]. Vous comprenez bien : les jeunes soldats sionistes-religieux qui tombent au combat ne sont plus vraiment religieux aux yeux de cet inquisiteur du dimanche ; seuls ceux qui suivent la voie de l’orthodoxie la plus sectaire, la plus primitive, la plus bornée, la plus égoïste, que Pindrus et son parti incarnent parfaitement, seuls ceux-là sont de « bons religieux ».

Il y a des jours où j’ai envie de prendre rendez-vous au ministère de l’Intérieur pour exiger de barrer la mention « Juif » de ma carte d’identité.

Pourim est donc derrière nous, et tous ceux que j’ai mentionnés dans cet article, ainsi que tant d’autres, comme l’homme du 7-Octobre, ce condensé de cynisme total, de mégalomanie et de brutalité qui gouverne notre malheureux pays, l’ont certainement fêté comme il se doit. Avec la certitude d’être de « bons juifs », ils vont donc continuer tranquillement à abandonner les otages à leur tragique destin, à piétiner la douleur des familles de ceux-ci, à tenter de détruire le système démocratique israélien et à étouffer toute velléité d’opposition. Comme si le fascisme devenait plus acceptable quand il est un fascisme juif.

Ils avaient l’occasion, je l’ai dit, de se déguiser pour un ou deux jours en êtres humains dignes de ce nom, avec un coeur, tolérants et généreux envers leurs « frères » et « soeurs », et de voir que c’était finalement la bonne route à suivre, mais ils ont choisi de rester ce qu’ils sont : les fossoyeurs de ce rêve magnifique que fut le « sionisme à visage humain », et dont il ne reste aujourd’hui que des miettes. Des fossoyeurs qu’il faut combattre avec la dernière énergie, avant qu’ils ne réussissent dans leur infernale entreprise.

[1] https://frblogs.timesofisrael.com/les-nouveaux-monstres/ 

[2] https://fr.timesofisrael.com/le-president-de-la-knesset-sexcuse-aupres-des-familles-endeuillees-bousculees-a-la-knesset/ 

[3] https://www.srugim.co.il/609824-%D7%A2%D7%9C-%D7%A9%D7%9D-%D7%A0%D7%AA%D7%A0%D7%99%D7%94%D7%95-%D7%96%D7%94-%D7%94%D7%A9%D7%9D-%D7%A9%D7%94%D7%97%D7%9B-%D7%94%D7%A1%D7%A8%D7%95%D7%92-%D7%94%D7%A2%D7%A0%D7%99%D7%A7-%D7%9C%D7%91 (hébreu)

[4] https://www.i24news.tv/he/news/news/politics/artc-b2aa4045

[5] https://www.mako.co.il/mako-vod-keshet/uvda-2024/VOD-c37976379664591027.htm (hébreu)

[6] https://fr.timesofisrael.com/un-ministre-avait-des-choses-plus-importantes-que-decouter-le-temoignage-dun-ex-otage/

[7] https://fr.timesofisrael.com/des-etudiants-dune-yeshiva-financee-par-letat-scandent-un-hymne-antisioniste-et-anti-tsahal/ 

[8] https://www.srugim.co.il/1075159-%D7%A4%D7%99%D7%A0%D7%93%D7%A8%D7%95%D7%A1-%D7%94%D7%A6%D7%99%D7%95%D7%A0%D7%95%D7%AA-%D7%94%D7%93%D7%AA%D7%99%D7%AA-%D7%9E%D7%A9%D7%9C%D7%9E%D7%AA-%D7%9E%D7%97%D7%99%D7%A8-%D7%9B%D7%91%D7%93-%D7%91 (hébreu)

à propos de l'auteur
Né à Bruxelles (Belgique) en 1954. Vit en Israël depuis 1975. Licencié en Histoire contemporaine de l'Université Hébraïque de Jérusalem. Ancien diplomate israélien (1981-1998) avec missions à Paris, Rome, Marseille et Lisbonne et ancien directeur de la Communication, puis d'autres projets au Keren Hayessod-Appel Unifié pour Israël (1998-2017).
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