Margaux Mérand, la Maladie du Faux-soi

Margaux Mérand (@dr)
Margaux Mérand (@dr)

Margaux Mérand est docteur en philosophie et psychopathologie, spécialisée dans l’étude de l’anorexie mentale, auteure de l’essai « La maladie du faux soi » (à paraitre aux éditions Hermann en avril 2023).

Pourriez-vous nous parler de votre parcours à l’ENS ?
Margaux Mérand: À l’ENS, j’ai suivi à peu près tout sauf des cours de philosophie : musicologie, langues, cours introductifs à des disciplines scientifiques … J’aimais surtout dans cette école la possibilité de la pluridisciplinarité ; il n’y a pas là-bas, comme à la fac, la nécessité de choisir une licence mono ou bidisciplinaire dans le meilleur des cas : on peut passer d’un département à l’autre sans contrainte. J’ai aussi aimé l’école parce qu’une grande proportion des élèves qui l’intègrent sont à moitié autistes…
C’était la première fois que je n’avais pas l’impression d’être une extraterrestre étant donnée ma franche tendance à être absorbée dans des raisonnements abstraits. Ça ne choque personne et on côtoie quotidiennement des gens plus forts que soi – or j’aime être entourée par des gens que je peux admirer et qui me donnent du fil à retordre. Il y a une culture de l’émulation, là aussi à distance de l’égalitarisme universitaire qui tend à voir d’un mauvais œil toute aspiration à l’excellence. Au-delà de ces aspects, j’ai quand même été très frustrée durant mes années de scolarité devant un certain conformisme des
exercices académiques, une difficulté à les mettre en cause (dans leur fonction censément « propédeutique » pour la formation de la pensée, alors que ces exercices sont en réalité stérilisants, sophistiques et desséchants) et à les dépasser pour s’entraîner à la recherche proprement dite. Je ne sais pas ce qui s’est passé à l’échelle générationnelle ou historique, mais j’ai trouvé que l’école ne disposait plus réellement les élèves à la recherche.

Quel était l’objet de votre thèse de doctorat ?
Margaux Mérand: Ma thèse de philosophie/psychologie clinique portait sur l’anorexie mentale, soit un objet de psychopathologie, mais l’ambition était classique philosophiquement : il s’agissait d’étudier les rapports entre normal et pathologique. Plus précisément, ma question était de savoir comment, en parvenant à une conceptualisation étiologique de l’anorexie mentale (soit une démarche délibérée visant à perdre toujours plus de poids, en associant à la maigreur un ensemble de bénéfices, et en dépit d’une faim normalement ressentie), on pouvait en retour définir ce qu’était un rapport normal au corps. Qu’est-ce qu’un rapport sain au corps et à soi-même ? Qu’est-ce qu’une subjectivité bien intégrée et que cela implique-t-il quant au corps ? Je considère qu’on ne trouve pas, de manière satisfaisante, la norme de la santé dans les comportements sociaux jugés « normaux » ; je pense en revanche que le trouble mental est un terrain d’exploration privilégié, car il exhibe en « gros caractères », sous une forme exagérée, les tendances qui existent dans le normal lui-même.

Depuis combien de temps travaillez vous avec le site Implications Philosophiques ?
Margaux Mérand: Depuis 2017 : initialement, j’avais répondu à un appel à contributions sur les addictions, l’anorexie mentale pouvant être considérée comme un comportement addictif, ou une « toxicomanie » sans
substance. Par la suite, on m’a proposé de faire des relectures et enfin, j’ai rencontré Thibaud Zuppinger, le directeur de la revue, qui m’a proposé d’être rédactrice en chef adjointe, aux côtés de Marc Goëtzmann. La revue m’a particulièrement séduite parce qu’elle prend certaines libertés quant aux contraintes formelles habituelles des revues scientifiques, du moins dans le style d’écriture et l’ambition constante de croiser les disciplines ou de choisir des objets infra philosophiques.

Dans votre dernier livre vous évoquez le concept du Self forgé par Helen Deutsch, pouvez vous nous en dire plus ?
Margaux Mérand: Je me réfère surtout au concept tel qu’il est mobilisé par Winnicott, notamment dans La mère suffisamment bonne, La capacité d’être seul et, pour des écrits plus techniques, La crainte de l’effondrement et Jeu et réalité. L’idée principale de Winnicott est que la mère « suffisamment bonne » (donc une mère qui n’est pas parfaite, ce qui ferait du tort à l’enfant, puisque celui-ci apprend normalement à être autonome dans les failles ou lacunes de la mère) est celle qui est capable de s’identifier à son bébé au point d’être réceptive à ses besoins de manière quasi instinctive – comme si l’instinct vital du bébé était devenu celui de la mère. Percevant les besoins du nourrisson, la mère est suffisamment disponible et capable d’y répondre. Au contraire, dans les situations où la mère est absente, éteinte, par exemple si elle est déprimée, l’enfant doit adopter une position de « séduction » dans les termes de Winnicott : il s’efforce de s’attirer ainsi les faveurs de sa mère, en se rendant agréable ou divertissant. Or, précisément, cette ruse précoce, cette quantité d’énergie investie dans la séduction de la mère – un enjeu vital pour le nourrisson – correspond à une position soumise, qui est le premier pas vers la formation du « faux self ». Le nourrisson protège le noyau de son vrai self par cette carapace, douée d’une grande fonctionnalité, mais qui peut, à l’extrême, l’épuiser et lui rendre impossible tout sentiment d’être réel. Pour être réel, il faut être connecté à soi-même, or l’enfant se relie à lui-même à travers le regard de la mère dans lequel il peut se reconnaître et exister, quand celle-ci est disponible et capable de don. Si le regard de la mère ne reflète rien d’autre qu’elle-même, si l’enfant ne s’y voit pas, il ne se voit pas tout court. De là un état dissocié, qui peut ou non s’aggraver avec le temps. Corrélativement, et c’est tout le paradoxe, l’enfant ne peut apprendre à être seul qu’en présence d’une mère disponible et attentive ; plus la mère est absente, moins l’enfant se sent exister par lui-même, moins il est capable, à terme, d’être seul de manière non angoissante ou non autistique.

Le faux self n’est pas unilatéralement mauvais : à l’extrémité pathologique du spectre, il rend le vrai self indéchiffrable à l’individu lui-même, le dissimulant si bien que le sujet a le sentiment de passer à côté de sa vie (c’est un thème que le psychanalyste Thomas Ogden a remarquablement développé) ; mais à l’extrémité saine, le faux self est simplement une reformulation du surmoi freudien. S’il n’est pas trop répressif, mais simplement régulateur, il est indispensable à la vie sociale.

En quoi cette dissociation de soi est-elle particulièrement prégnante dans le cas de l’anorexie mentale ? L’anorexie est-elle une forme de suicide par la faim ?
Margaux Mérand: Dans l’anorexie mentale, la dissociation est ambivalente, car on peut dire qu’elle préexiste à l’apparition de la maladie. Une anorexie mentale ne se développe jamais ex nihilo, sur fond d’une personnalité bien intégrée : il y a ce qu’on appelle la personnalité « prémorbide », qui présente déjà une tendance à la dissociation, voire à la dépersonnalisation. L’anorexie mentale est ainsi une énigme, et presque un événement de nature tout à fait double : tout à la fois, elle relève d’une rigidification des tendances morbides préexistantes, en les systématisant sous la forme d’un syndrome bien constitué, qui a un caractère contraignant et compulsif pour le sujet ; mais en même temps, il y a une révolte, une tentative de subversion d’un mode d’existence qui est déjà dysfonctionnel et très insatisfaisant. Par exemple, de nombreuses jeunes filles anorexiques deviennent extrêmement malades et vulnérables pour que l’on s’occupe d’elles, et pour faire éclater les dynamiques familiales malsaines dans lesquelles elles sont prises, alors qu’elles avaient eu tendance jusque-là à être très « soumises », pour reprendre l’idée associée à celle de « séduction » plus haut – des enfants modèles, souvent tyrannisées et vampirisées par les attentes et les besoins psychologiques de leurs parents. L’anorexie mentale est certes une aliénation, une privation de liberté – mais elle révèle indissociablement un désir de s’émanciper de certaines contraintes pour devenir soi.

C’est à mes yeux la maladie du faux self par excellence, en ce sens que seules des personnes étouffées par un faux self qui rend leur existence irréelle, qui fait qu’elles n’ont jamais le sentiment de s’appartenir – thème kafkaïen s’il en est, par exemple dans la Lettre au père – peuvent devenir anorexiques. De là deux issues possibles : soit la personne s’enfonce dans une maladie qui solidifie à l’extrême le faux self, soit la maladie est l’occasion d’un parcours de rémission qui fera finalement apparaître une nouvelle identité, plus authentique et plus réaliste. Cela exige beaucoup de courage, la dépression étant souvent latente – l’anorexie mentale étant d’abord une organisation défensive, mi névrotique mi psychotique –, et une étape fréquente de la guérison. Hilde Bruch écrit que les jeunes filles anorexiques ne peuvent prendre conscience de leur désespoir profond qu’une fois qu’elles se trouvent au seuil de la guérison…

Peut-on alors parler de passage à l’acte et pour finir je vous renvoie à cette question du livre: « Qu’est ce qu’un rapport « normal » au corps ?
Margaux Mérand: Je ne suis pas vraiment d’accord avec Lacan qui perçoit dans l’anorexie mentale une forme de « suicide différé » : comme je l’ai dit, l’anorexie mentale est d’abord, pour moi, une stratégie pour rester en vie de manière tolérable, alors que le sujet a failli atteindre un point de rupture en amont. Le problème, c’est que cette construction pour tolérer toutes les angoisses qui éclatent (à la puberté, dans la plupart des cas) est en même temps destructive. Tout l’enjeu de la rémission est de parvenir à tolérer certaines émotions ou certaines dimensions de l’histoire personnelle et familiale, sans que cela signifie parallèlement une autodestruction. Dans ma thèse, j’ai conclu que le rapport normal au corps était celui qui était libre de la charge d’avoir à « exprimer le soi ». Lorsque le sujet anorexique est en voie de guérison, et parvient à exister de manière créative, sans tenter avec acharnement de faire de son corps la matérialisation d’une subjectivité qui lui échappe (en raison de la structuration en faux self), alors le corps s’équilibre. Le problème de l’anorexie mentale est de faire du corps une chose qui doit obéir à la volonté, et répondre à un registre strictement subjectif. Or, le corps n’est pas uniquement subjectif ; il est aussi organique, et, dans certains de ses aspects, changeant et relativement contingent. Le corps est en fait l’image même de ce qui, de l’existence, ne peut pas être entièrement maîtrisé. Il appartient en partie à l’ordre du réel, de ce qui n’est pas soumis à l’illusion subjective de toute-puissance. Le rapport sain au corps est inséparable d’une capacité du sujet à accepter cet « en-dehors » de soi.

à propos de l'auteur
Alexandre Gilbert, directeur de la galerie Chappe écrit pour le Times of Israël, et LIRE Magazine Littéraire.
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