« Ma liberté, longtemps je t’ai gardée, comme une perle rare… »
Le 2 avril 2020, dans un texte publié sur ce blog et intitulé Pessa’h au temps du corona, j’écrivais les lignes suivantes :
« Autre notion centrale de la fête de Pessa’h, la liberté, la sortie de la “maison d’esclavage” qu’était devenue l’Egypte pour les Hébreux. La liberté, non seulement pour le peuple juif mais pour l’ensemble de l’humanité […]. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le récit de la sortie d’Egypte a servi d’inspiration pour quantité d’autres populations maintenues en esclavage au cours de l’Histoire. Afin de garder toujours vivant le souvenir de cette libération, la Haggada que nous lisons le premier soir de Pessa’h fait obligation à chacun d’entre nous de raconter ce récit, allant même jusqu’à indiquer que chacun doit se considérer comme sortant d’Egypte cette même nuit. Une mitsva (injonction) difficile, voire impossible, à accomplir pour la plupart d’entre nous, qui n’avons connu la dictature et la tyrannie que par les livres d’Histoire et les témoignages lus ou entendus.
Aujourd’hui pourtant, que nous vivions en Israël, en France, en Suisse, en Italie, en Espagne, aux Etats-Unis, en Autriche, etc., nous faisons tous l’expérience, certes à des degrés divers, d’une restriction drastique de nos libertés. Nos gouvernements démocratiques, garants de l’Etat de droit, édictent des ordonnances et décrets qui, en temps normal, seraient unanimement décriés comme dignes des pires tyrannies. Nos dirigeants deviennent, de fait, des dictateurs au sens originel du terme, lequel désignait au temps de la République romaine un magistrat légalement investi des pleins pouvoirs afin de faire face à une situation extraordinaire, et ce pour une durée limitée. La plupart d’entre nous, citoyens responsables, acceptons bon gré mal gré ces restrictions de nos libertés car nous comprenons que ces mesures sont prises pour sauver des vies et qu’elles sont censées n’être en vigueur que pour un temps limité.
Mais cette adhésion de principe à des mesures d’urgence n’empêche évidemment pas les questionnements, les critiques quant au bienfondé des mesures en question (je pense en particulier à l’utilisation des moyens électroniques de surveillance de masse pour traquer les personnes infectées) et les craintes que la situation ne soit cyniquement exploitée par des politiciens avides de toujours plus de pouvoir et de contrôle sur leurs citoyens. Et ne parlons même pas des Etats dans lesquels les libertés individuelles étaient, avant la pandémie déjà, drastiquement limitées voire inexistantes !
[…] Lorsque le virus sera maîtrisé, viendra un temps (du moins l’espérons-nous !) où toutes les mesures d’urgence seront levées, où sortir de son domicile ne nécessitera plus une autorisation, où aucun policier ne viendra vérifier combien de personnes sont réunies dans une pièce ni combien de mètres séparent chacune de ces personnes. Nous nous souviendrons alors de l’ère du confinement et du “séger” [confinement] de Pessa’h, et savourerons chaque moment de liberté ; peut-être même serons-nous davantage prêts à nous battre pour celle-ci même en temps “normal”, car nous aurons appris qu’elle ne peut jamais être considérée comme définitivement acquise. »
En relisant ces lignes aujourd’hui à la lumière des informations quotidiennes, le citoyen responsable que je m’efforce d’être – qui s’est battu il y a un an pour que les directives du Ministère de la Santé soient appliquées sur son lieu de travail, qui ne met pas le nez dehors sans que celui-ci ne soit recouvert d’un masque, qui n’a pas mis les pieds dans une synagogue depuis la dernière fête de Pourim et qui s’est fait vacciner dès que sa caisse-maladie lui en a donné l’occasion – ne peut s’empêcher de frémir. Un an déjà que nos libertés les plus élémentaires sont écartées, mises de côté en attendant un « retour à la normale » qui devient chaque jour plus hypothétique, alors que les mesures d’exception commencent doucement, lentement, mais sûrement, à devenir la nouvelle norme. De confinement en couvre-feu, de fermetures en quarantaines, la vie « d’avant » devient chaque jour un rêve un peu plus flou, à mesure que nous comprenons que celle « d’après » n’est pas pour demain, ni pour après-demain. Vie d’avant, vie d’après… et entre les deux, une parenthèse à durée indéterminée, malgré les grandes promesses et les espoirs liés aux vaccins.
Et déjà, nous voyons se mettre en place des mesures dont la légitimité, même en temps de pandémie, est plus que douteuse. En Israël, qui traverse actuellement la crise politique et démocratique la plus grave de son histoire, on décide du jour au lendemain de la fermeture « hermétique » du pays, sans se soucier des centaines de personnes lésées par cette décision (1). Les confinements se suivent et se ressemblent, avec leurs cortèges d’absurdités et d’exceptions incompréhensibles, et leurs prolongations, de semaine en semaine. Et déjà, après la grande campagne de vaccination de masse (qui est à mettre au crédit du gouvernement, sachons le reconnaître) se profile à l’horizon un système que l’on ne peut qualifier autrement que par les termes d’apartheid sanitaire. Le Ministère de la Santé indique ainsi qu’une réouverture prochaine des centres commerciaux, hôtels et restaurants serait envisageable, mais uniquement pour les personnes vaccinées ou présentant un test négatif, « dans un premier temps » (2). Plus grave, des élus locaux indiquent que les personnes non vaccinées pourraient ne pas bénéficier de tous les services publics (3), culturels (4) ou religieux (5) dans leur circonscription, ou encore que les professeurs non vaccinés pourraient être écartés des écoles (6). Déclarations malheureuses faites dans le but d’inciter la population à se faire vacciner ou danger réel ? Le simple fait que des élus puissent envisager de telles mesures, même sans que cela soit suivi d’effets, devrait suffire à nous alerter…
Pendant ce temps, le Ministère de la Santé réfléchit à la possibilité d’affubler les personnes revenant de l’étranger d’un bracelet électronique (oui, ce qu’on met aux pieds des criminels en liberté surveillée !) (7). Sans oublier la bonne vieille censure, qui frappe à présent les conspirationnistes de tout poil, les anti-vaccins et autres éléments subversifs (8) – entendons-nous bien : je considère que les théories du complot, à l’instar des « fake news », sont dangereuses en ceci qu’elles perturbent le processus permettant au citoyen de s’informer et de se forger une opinion éclairée, participant ainsi au délitement de la démocratie ; mais en aucun cas la censure ne peut être une réponse. Censurer les conspirationnistes revient à avouer que nous ne sommes pas capables de leur répondre par une argumentation claire et rationnelle, et c’est faire leur jeu cent fois plus qu’en leur laissant la parole.
Et je ne parle ici que d’Israël, car c’est le pays dans lequel je vis et par rapport auquel je me tiens informé de manière régulière. Mais cet Etat est loin d’être le seul à jouer ainsi avec les libertés fondamentales : selon l’hebdomadaire britannique The Economist, « la pandémie a causé un recul sans précédent des libertés démocratiques en 2020 » dans le monde (9). Même constat du côté de l’IDEA (Institute for Democracy and Electoral Assistance) qui indique que « près de la moitié des démocraties ont régressé sur la question des droits fondamentaux en 2020 » (10) et pointe de nombreux cas de « restrictions de liberté illégales, disproportionnées, illimitées dans le temps ou non nécessaires » (11). Tout ceci, bien entendu, est fait dans le but louable de mettre un frein à la propagation du virus et de sauver des vies. Quelle personne de bonne foi pourrait décemment s’opposer à ces objectifs ? Il semblerait donc que le dicton populaire ait raison : l’enfer est bel et bien pavé de bonnes intentions…
Et pendant ce temps, le sempiternel fossé entre pauvres et riches ne cesse de se creuser, aidé en cela par le bulldozer de la pandémie et des mesures imposées par nos dirigeants : « Les 1000 personnes les plus riches du monde ont retrouvé leur niveau de richesse d’avant la pandémie en seulement neuf mois alors qu’il pourrait falloir plus de dix ans aux personnes les plus pauvres pour se relever des impacts économiques », selon l’ONG Oxfam à la fin janvier 2021. (12) « The poor stay poor, the rich get rich, that’s how it goes, everybody knows » chantait le regretté Leonard Cohen, « Rien de nouveau sous le soleil » lui répondait L’Ecclésiaste… (13)
Il y a un an, nous étions persuadés – c’était mon cas tout du moins – que ce virus pouvait être vaincu en quelques mois pour peu que chacun d’entre nous fît preuve de responsabilité citoyenne en acceptant des mesures exceptionnelles limitées dans le temps. Nous savons aujourd’hui que ce n’est plus une question de mois mais bien d’années, et nombreuses sont les voix qui nous avertissent que tel sera le cas même avec les vaccins (14). Combien de temps pourrons-nous accepter de vivre sous ce régime ? 2 ans, 5 ans, 10 ans, 20 ans ? Si ce virus doit faire partie de nos vies pour une durée indéterminée, n’est-il pas temps d’apprendre à vivre avec, plutôt que de mettre nos vies et nos libertés entre parenthèses en rêvant à une « vie d’après » toujours plus éloignée ?
C’est ce que demande également la journaliste et essayiste française Natacha Polony, dans un très bel éditorial intitulé Vivre avec le virus, c’est retrouver la liberté et publié il y a quelques jours par l’hebdomadaire Marianne : « La plus grande violence qui nous soit infligée, n’en déplaise à ceux qui croient que les confinements à répétition constituent la seule réponse “raisonnable”, est de nous priver de toute autonomie. Dans toutes les crises rencontrées jusqu’ici par les générations qui nous ont précédés, il appartenait à chacun de se déterminer en son âme et conscience pour décider de son destin. Être lâche ou courageux est un choix individuel, l’expression de notre liberté profonde. […] Et nous, que proposons-nous à ces jeunes gens qui ont la vie devant eux ? De ne pas avoir ce choix qui est celui qui nous construit en tant qu’être humain. Il est interdit de se déterminer, interdit d’agir. Il ne faut qu’attendre. Attendre les confinements, attendre les aides de l’État. Ceux qui avaient retroussé leurs manches pour se forger un patrimoine, pour se préparer une vie meilleure, pour eux et leurs enfants, sont en train de tout perdre. Ils sont réduits à subir parce que toute forme d’action individuelle, tout refus de subir, serait incivique. Une mise en danger de la vie d’autrui. On ne dit pas organiser des fêtes ou s’entasser dans les bars, non. Seulement agir, travailler, vivre. Et arbitrer en fonction de son intelligence, en interaction avec d’autres, qui, même “fragiles”, sont également doués de libre arbitre. » (15)
Ne laissons pas s’installer une forme de tyrannie sanitaire dont les effets à long terme pourraient être bien pires que ceux du virus.
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« Il n’est pas croyable comme le peuple, dès lors qu’il est assujetti, tombe si soudain en un tel et si profond oubli de la franchise, qu’il n’est pas possible qu’il se réveille pour la ravoir, servant si franchement et tant volontiers qu’on dirait, à le voir, qu’il a non pas perdu sa liberté, mais gagné sa servitude. » – Etienne de La Boétie, Discours de la servitude volontaire, 1576 (16)
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(1) Explications édifiantes de Yaelle Ifrah au micro de la station de radio Kan (en français), à partir de 13:52; voir également Times of Israel (édition française), 9 février 2021
(2) The Times of Israel (édition anglaise), 10 février 2021
(3) The Times of Israel (édition anglaise), 1er février 2021
(4) The Times of Israel (édition française), 17 janvier 2021
(5) The Times of Israel (édition anglaise), 9 février 2021
(6) The Times of Israel (édition française), 8 février 2021
(7) The Times of Israel (édition anglaise), 29 janvier 2021
(8) The Times of Israel (édition anglaise), 5 et 8 février 2021 ;
Israel National News (édition anglaise), 8 février 2021
(9) The Economist, 2 février 2021
(10) Communiqué de presse de l’IDEA, 9 décembre 2020
(11) France 24, 11 décembre 2020
(12) Le Temps, 25 janvier 2021
(13) I,9
(14) The Times of Israel (édition anglaise), 2 février 2021 ;
National Geographic (édition française), 26 janvier 2021
(15) Marianne, 28 janvier 2021
(16) Edition Garnier Flammarion 2016, p. 124