Pessa’h au temps du corona

L’actualité a tendance à nous le faire oublier, mais Pessa’h approche à grands pas. Et nous commençons à nous rendre compte que cette fête habituellement synonyme de grandes tablées, retrouvailles familiales et vacances, aura, pour nombre d’entre nous, un goût légèrement différent cette année.
Mais la situation exceptionnelle que nous vivons peut également être l’occasion de réfléchir au sens de cette fête et d’en tirer quelques leçons susceptibles de nous accompagner, non seulement durant cette période de crise, mais également – et peut-être surtout – après, lorsque nous aurons repris une vie « normale ».
Au cœur de la fête de Pessa’h, se trouve l’interdiction de consommer et posséder du ‘hametz, soit tout produit alimentaire issu de la fermentation de cinq céréales : blé, orge, seigle, avoine, épeautre. A cette interdiction s’ajoute l’obligation de consommer, le premier soir de la fête en tout cas, de la matsa. Or, de quoi la matsa est-elle composée ? De farine, généralement obtenue à partir de l’une des cinq céréales mentionnées ci-dessus, et d’eau. Il semble donc y avoir une contradiction flagrante entre l’interdiction de consommer du ‘hametz et l’obligation de manger de la matsa. Sauf que… dans la composition de la matsa, entre un autre élément, invisible mais qui fait toute la différence : le temps.
Pour pouvoir être considérée comme apte à la consommation durant la fête de Pessa’h, non seulement la pâte ne doit contenir aucun levain, mais il ne doit pas s’écouler plus de 18 minutes entre le moment où la farine entre en contact avec l’eau et le moment où la pâte est enfournée. En effet, selon la tradition, si le processus de préparation de la pâte prend plus de 18 minutes, celle-ci est considérée comme fermentée et donc interdite à Pessa’h. La matsa peut ainsi être définie comme l’expression la plus basique du pain : un pain dépourvu de tout élément superflu, y compris d’un temps superflu.
Un des éléments centraux de la fête de Pessa’h semble donc être le tri entre le nécessaire et le superflu, d’autant plus qu’en nous demandant de nous débarrasser de tout ‘hametz en notre possession à la veille de la fête, la Torah nous indique clairement que le nécessaire et le superflu ne doivent pas cohabiter. Du moins durant la durée de la fête… car une fois celle-ci terminée, nous retrouvons sans aucun problème pains, gâteaux, bière, etc., qui ne sont aucunement prohibés pendant le reste de l’année.
La période que nous traversons exige, pour beaucoup d’entre nous, de faire également un tri semblable, que ce soit en faisant les courses en prévision d’un confinement d’une durée inconnue, en « télé-travaillant » tout en devant assurer l’école à domicile pour les enfants, ou en décidant de reporter ou annuler telle ou telle manifestation prévue de longue date. Nous sommes forcés de revoir nos priorités, parfois brutalement. Nous nous rendons compte que telle tâche urgente, « ne souffrant aucun délai », ne l’est finalement pas tant que ça, tandis que le coup de fil à un parent éloigné que nous remettons depuis des mois le devient soudain beaucoup plus.
Nous pensions avoir le contrôle des choses, nous comprenons que ce n’est pas le cas. Que ce soit au travail ou en famille, la notion du temps n’est plus la même, nous développons une nouvelle perspective, nous déplaçons le curseur de l’importance donnée aux choses. La « distanciation sociale », nouvelle norme sanitaire, nous force à trouver d’autres manières de nous lier aux gens, à nos voisins, nos proches. En bref, nous mangeons de la matsa !
La matsa est un aliment peu appétissant, sans goût, que la grande majorité d’entre nous n’aurait jamais mangé si la Torah ne nous l’avait ordonné ; son seul avantage est de nous faire apprécier à leur juste valeur les aliments que nous consommerons après, une fois Pessa’h terminé. (Je suis peut-être un peu sévère avec la matsa, et je connais des gens qui l’apprécient ; mais même eux sont forcés de reconnaître que la première tranche de pain post-Pessa’h est un délice incomparable !). Car la Torah ne nous demande pas de vivre une vie monacale et de nous passer ad vitam aeternam de tout superflu ; ce qu’elle exige de nous, en revanche, est que nous soyons capables de faire la différence entre le nécessaire et le superflu, et de nous débarrasser de ce dernier lorsque la situation l’exige. Pour mieux l’apprécier ensuite.
Le ‘hametz est ce qui donne du goût à la vie, mais uniquement pour celui qui sait le reconnaitre comme ‘hametz et qui est capable, à certaines périodes, de s’en priver. Dans quelques semaines ou mois, lorsque la crise sera passée, nous retrouverons nos habitudes, notre vie d’avant ; mais nous garderons tous un souvenir de la période que nous traversons actuellement. L’abondance dans les supermarchés ne nous semblera plus un fait acquis, prendre l’avion pour un week-end à Ibiza ou Mykonos ne sera plus à nos yeux une simple formalité, … et même une norme sociale aussi ancrée dans nos mœurs que le fait de se serrer la main prendra un autre sens.
Autre notion centrale de la fête de Pessa’h, la liberté, la sortie de la « maison d’esclavage » qu’était devenue l’Egypte pour les Hébreux. La liberté, non seulement pour le peuple juif mais pour l’ensemble de l’humanité, comme en témoignent ces versets : « Tu ne contristeras point l’étranger ni ne le molesteras ; car vous-mêmes avez été étrangers en Egypte »[1] et « Vous aimerez l’étranger, vous qui fûtes étrangers dans le pays d’Egypte ! »[2].
Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le récit de la sortie d’Egypte a servi d’inspiration pour quantité d’autres populations maintenues en esclavage au cours de l’Histoire. Afin de garder toujours vivant le souvenir de cette libération, la Haggada que nous lisons le premier soir de Pessa’h fait obligation à chacun d’entre nous de raconter ce récit, allant même jusqu’à indiquer que chacun doit se considérer comme sortant d’Egypte cette même nuit. Une mitsva (injonction) difficile, voire impossible, à accomplir pour la plupart d’entre nous, qui n’avons connu la dictature et la tyrannie que par les livres d’Histoire et les témoignages lus ou entendus.
Aujourd’hui pourtant, que nous vivions en Israël, en France, en Suisse, en Italie, en Espagne, aux Etats-Unis, en Autriche, etc., nous faisons tous l’expérience, certes à des degrés divers, d’une restriction drastique de nos libertés. Nos gouvernements démocratiques, garants de l’Etat de droit, édictent des ordonnances et décrets qui, en temps normal, seraient unanimement décriées comme dignes des pires tyrannies.
Nos dirigeants deviennent, de fait, des dictateurs au sens originel du terme, lequel désignait au temps de la République romaine un magistrat légalement investi des pleins pouvoirs afin de faire face à une situation extraordinaire, et ce pour une durée limitée. La plupart d’entre nous, citoyens responsables, acceptons bon gré mal gré ces restrictions de nos libertés car nous comprenons que ces mesures sont prises pour sauver des vies et qu’elles sont censées n’être en vigueur que pour un temps limité.
Mais cette adhésion de principe à des mesures d’urgence n’empêche évidemment pas les questionnements, les critiques quant au bienfondé des mesures en question (je pense en particulier à l’utilisation des moyens électroniques de surveillance de masse pour traquer les personnes infectées) et les craintes que la situation ne soit cyniquement exploitée par des politiciens avides de toujours plus de pouvoir et de contrôle sur leurs citoyens. Et ne parlons même pas des Etats dans lesquels les libertés individuelles étaient, avant la pandémie déjà, drastiquement limitées voire inexistantes !
Ce 30 mars, le Premier ministre israélien, annonçant un nouveau renforcement des mesures prises pour lutter contre la propagation du virus, a parlé du « séger » de Pessa’h, un jeu de mots entre le nom traditionnellement donné au premier soir de la fête (séder) et le terme par lequel la langue hébraïque désigne le confinement. Au-delà de cette saillie drolatique, il y a peut-être également un message à retenir dans le fait que le séder de cette année se déroule de manière aussi peu habituelle. La Mishna[3] distingue deux fêtes de Pessa’h légèrement différentes : le « Pessa’h d’Egypte » et le « Pessa’h des générations ».
Le premier désigne le Pessa’h originel, tel qu’il fut vécu par les Hébreux juste avant de quitter l’Egypte, tandis que le deuxième désigne la fête qui fut instituée par la suite pour commémorer cet événement. Or, la différence essentielle entre ces deux Pessa’h, au-delà des considérations rituelles auxquelles s’attache la Mishna, a trait à la notion de liberté. Lors du premier Pessa’h, les Hébreux ne sont pas encore libres ; certes, l’esclavage a pris fin, et ils savent qu’en cette nuit, ils doivent accéder à la liberté, mais cette liberté est encore toute théorique pour eux.
Ce n’est qu’à partir du Pessa’h suivant que la liberté peut véritablement être appréciée par ceux qui sont passés du statut d’esclave à celui d’homme libre. Le Pessa’h d’Egypte est celui qui contient la liberté en potentiel, le Pessa’h des générations est celui qui permet d’apprécier à sa juste valeur cette liberté nouvelle. Or, de même que pour le ‘hametz mentionné plus haut, notre goût pour la liberté a tendance à s’émousser à mesure que nous la considérons comme un fait acquis.
Chaque année, la fête de Pessa’h devrait être pour nous un rappel du caractère fragile et précaire de cette liberté, et de l’importance de la protéger… à quel point parvenons-nous à cette prise de conscience lors d’un séder habituel ? Cette année, le fait de célébrer le séder dans des conditions aussi particulières nous rapproche quelque peu du Pessa’h d’Egypte et devrait sans doute nous permettre de mieux appréhender ces questions.
Lorsque le virus sera maîtrisé, viendra un temps (du moins l’espérons-nous !) où toutes les mesures d’urgence seront levées, où sortir de son domicile ne nécessitera plus une autorisation, où aucun policier ne viendra vérifier combien de personnes sont réunies dans une pièce ni combien de mètres séparent chacune de ces personnes. Nous nous souviendrons alors de l’ère du confinement et du « séger » de Pessa’h, et savourerons chaque moment de liberté ; peut-être même serons-nous davantage prêts à nous battre pour celle-ci même en temps « normal », car nous aurons appris qu’elle ne peut jamais être considérée comme définitivement acquise.
Nous serons alors, nous aussi, sortis d’Egypte. Car l’Egypte dont parle la Haggada ne désigne pas seulement une zone géographique ou une période historique : l’Egypte (Mitsraïm, qui peut également se lire metsarim : les étroitesses) désigne tout ce qui maintient l’homme à l’étroit, tout ce qui le confine entre quatre murs, qu’il s’agisse de murs physiques ou mentaux. Sortir d’Egypte, c’est briser les murs que nous nous imposons, tout autant que ceux qui nous sont imposés. Et si vivre un Pessa’h en confinement nous permet véritablement de sortir de notre propre Egypte, de nos propres limites, alors nous aurons au moins tiré quelque chose de cette situation.
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