Esclaves ou otages : le chantage à la culpabilité

Un jour ou l’autre, cela devait arriver. À force de libérer les otages au compte-goutte, on se trouve dans une impasse. Les terroristes islamistes de Gaza s’accrochent aux derniers survivants, et les médiateurs menacent de baisser les bras depuis que le Hamas a déclaré qu’il n’y avait plus rien à négocier. Pourtant, le 12 mai, il annonce qu’Edan Alexander, le jeune américano-israélien, va être libéré sans contrepartie : un « cadeau » personnel au président Trump, à l’image de ces esclaves que les maîtres esclavagistes offraient jadis aux puissants pour s’attirer leurs bonnes grâces.
Pendant ce temps, les familles des otages appellent à l’aide et crient leur souffrance dans les rues, sur les places, dans les journaux. De l’autre côté de la frontière, la population de Gaza réclame la paix. En Israël aussi : les otages et la paix. Mais les otages d’abord.
Partout, la révolte gronde.
1. Otages et ONG
Dans le marchandage des otages, il en restera toujours un dernier, un sacrifié. C’est imparable. N’importe quel kidnappeur ou voleur d’enfant, depuis le Moyen-Âge jusqu’aux mafieux des années 70, vous le dirait. Aussi, ça marche comme dans le jugement de Salomon : ton humanité est ton talon d’Achille, c’est elle qui t’oblige à lâcher prise, à reculer si une vie est en jeu. Pas la tienne, celle de l’otage. Le criminel, comme les nazis, crache sur son humanité, se croit d’une autre espèce, supérieure, et sans s’embarrasser d’une quelconque sensibilité, continue de tout broyer sous le rouleau compresseur de son indifférence.
À croire que ce que tu appelles conscience ou empathie, cette voix qui parle en toi, n’est pas innée, camarade, mais acquise. Qu’elle soit le fruit de l’éducation, de la grégarité, de la société, de la civilisation, de la culture, ou que sais-je, elle peut être muselée.
Cependant, les otages sont des humains comme les autres, et à force de privations et de traitements inhumains, affamés et privés de soins, d’eau, de lumière, d’hygiène, de tout, arrive un jour où ils succombent. Et s’il n’en reste plus, cela ne fera pas les affaires du Hamas.
Un marché des esclaves
Les otages n’existent, aux yeux de leurs bourreaux, que comme monnaie d’échange, objets de chantage, boucliers ; ils sont une garantie de survie contre l’eau et le feu, et une ultime chance pour les criminels de sauver leur peau. Pire, aux yeux des djihadistes de tous poils, ces hommes ont une valeur marchande. Il faut se souvenir des milliers de femmes et d’enfants yézidis vendus à partir de 6 ans sur les marchés aux esclaves de Daesh, notamment à Raqqa, en Syrie, en 2014, voire en ligne, en 2017:
Esclave déflorée à vendre, 13 ans (…); elle nettoie et lave sans rechigner (…) 9000$.
Ou encore :
Esclave vierge, 11-12 ans, 11000$.
Le système, avec mise aux enchères, a longtemps perduré sur le darkweb à Mossoul.
Alors pourquoi en garder 20, 10 plutôt que 5 ? Si les otages les encombrent, leurs geôliers peuvent les tuer ou les laisser mourir. Un seul suffit à faire trembler le bras de celui qui respecte la vie de l’innocent, et le bourreau tortionnaire le sait. Qui a une conscience, un brin d’humanité, se refuse à sacrifier la victime, hésite, recule : il est humain. C’est son point faible, et l’adversaire en joue comme il se joue de nos scrupules.
Un couteau sous la gorge ou un revolver sur la tempe, le criminel engage son adversaire à sacrifier la vie qu’il tient entre ses mains, le provoque : si tu veux m’avoir parce que je torture et que je tue les tiens, voici le dernier des tiens. Je le garde tant qu’il me sert. Son existence ne m’importe pas. Tu l’aimes, c’est ton frère, ton sang ? Tant mieux. Si je le tue de ma main, devant toi, son sang retombera sur toi, car toi, tu as une conscience qui te demande des comptes. Moi, son bourreau, Captagon ou pas, je récuse cette notion qui fait de vous des chiffes molles.
En vertu de sa religion, le terroriste ne peut être une chiffe molle. Son adhésion à l’islam conquérant des Frères musulmans le lui interdit. Comme les membres de Daesh, il est un guerrier. Daesh, un modèle.
Et pour finir, face au mur d’indifférence, ceux qui se battent pour libérer les otages éprouvent une telle frustration, une telle souffrance, qu’ils en viennent à chercher les coupables dans leurs propres rangs et s’entredéchirent. La Guerre de Kippour en 1973 avait aussi laissé des stigmates.
On a tous en tête le samedi 22 février 2025 au soir, où trois otages israéliens libérés étaient manipulés sur une estrade comme des marionnettes, une dernière fois, exhibés devant la foule et les caméras avant d’être livrés à la Croix-Rouge. Puis ce fut le choc.

Étranglés par l’émotion, on a vu une vidéo obscène qui nous transformait en voyeurs. Elle montrait deux hommes verrouillés dans un van anonyme au milieu de la foule. D’un âge incertain, ils observaient la scène, le visage émacié, tragique, les yeux creux, agrandis par l’horreur, instrumentalisés, humiliés, comme hypnotisés, dépossédés même de la capacité de baisser les paupières ou de détourner le regard.
Cette vidéo nous a permis de comprendre une autre réalité : comme les Yézidis, ces otages sont des esclaves. Elle nous a montré comment le Hamas s’y prend pour briser les individus.
L’objet de cette mise en scène était clair. Comme ceux qui remerciaient publiquement leurs tortionnaires, ces deux hommes étaient annihilés, vidés de toute volonté, dépossédés d’eux-mêmes : ils n’étaient que des esclaves, et le Hamas, leurs propriétaires.
Tous les volontaires qui suivaient, derrière leurs écrans, la remise des otages israéliens entre les mains de la Croix-Rouge, ont pu voir le désespoir d’Éviatar David et Guy Gilboa-Dalal. Les T-shirts rouge sang des bénévoles de cette ONG ont dû être inondés de larmes de pitié devant ce spectacle. Aujourd’hui encore, les visages de ces otages doivent hanter leur conscience comme la nôtre.
Faire monter la pression
Le but des esprits malades qui avaient imaginé la scène était bien sûr de diffuser la vidéo pour crier victoire auprès de leurs fidèles, mais aussi pour nous montrer, à nous, leurs semblables, les visages torturés, leur désarroi, nous faire éprouver au creux de l’estomac l’écho de leur torture, nous transformer en vulgaires voyeurs, sachant qu’au-delà de l’humiliation, confrontés à notre impuissance, il y aurait la culpabilité.
Une culpabilité telle que celle-ci nous pousserait à sortir de nos gonds, à abandonner notre réserve de gens civilisés, socialisés. Or les seuls qui nous entendent – nous, démocrates – nous écoutent, ceux qui sont à notre portée, sont nos représentants politiques, nos élus.
La force du peuple d’Israël a toujours été de faire corps derrière ses dirigeants en cas de crise. Mais après les massacres et les deuils, l’absence des otages, le nombre de blessés et de traumatismes après dix-huit mois de guerre, la coupe est pleine, elle déborde, et la société se fracture. Comme si, face à la surdité des bourreaux, à force de se heurter à un mur, la flèche de la haine changeait de cible et lui revenait, en boomerang.
Il est temps de faire appel à des forces neuves à la pointe du combat pacifiste : les ONG. Pour la paix, libérez les otages.
2. ONG et sentiment de culpabilité
Puisque nos représentants, nos dirigeants, nos négociateurs, sont incapables de faire cesser ce cauchemar, cherchons un autre messager.
Imaginons qu’on se tourne vers ceux qui, certes, ne nous aiment pas, mais semblent comprendre ces criminels au vu de leurs motivations. Nous n’avons pas besoin qu’on nous aime. Nous avons besoin d’un porte-parole qui, couronné de vertu et drapé d’une objectivité auto-déclarée, puisse se faire entendre. Justement, ceux qui ne cessent de sillonner nos rues pour plaider en faveur de la population de Gaza – qu’ils voient en victime des innocents massacrés le 7 octobre dans leurs lits, qui sont en quête de sympathisants pour soutenir ceux qui ont égorgé des enfants, immolé des familles, dépecé, amputé, découpé des jeunes et des vieux, désarmés, dans leur sommeil – devraient jouir d’un accueil favorable auprès des assassins.
Les bénévoles des ONG et de multiples associations nous sollicitent tous les jours en T-shirts de toutes les couleurs.
Le jaune pour Amnesty International qui, sur son site, affiche « un mouvement de 10 millions de personnes » (j’en ai fait partie) et dit « se battre pour les droits humains dans le monde ».
Le rouge écarlate, c’est pour la Croix-Rouge, qui s’enorgueillit d’être « une communauté de 100 000 personnes » dont « 70 000 bénévoles » (ma mère en a fait partie), en précisant sur son site que « La Croix-Rouge française agit pour protéger et relever sans condition les personnes en situation de vulnérabilité (…) ».
Le blanc, c’est pour Médecins sans frontières, qui a reçu le Nobel de la Paix en 1999, et qui est « au service de l’action humanitaire ».
Des T-shirts verts pour l’écologie comme la veste de Marine Tondelier, et même des nouveaux venus, en T-shirt violet, Human Appeal pour l’enfance et contre la faim, partout, même en France, explique une jolie fille voilée (« Calculez puis donnez votre Zakat al Maal pour aider les plus démunis avec Human Appeal » précise le site).
À l’aune de cette morale, nous n’avons pas besoin qu’on nous aime. Juste qu’on nous aide.
Les bénévoles ne sont pas forcément inaccessibles à la culpabilité comme les membres du Hamas, ils ne sont pas autistes. Comment imaginer qu’ils seraient, comme ces criminels, insensibles, inhumains, d’une cruauté monstrueuse ? Les gentils bénévoles de la Croix-Rouge doivent être hantés par le regard désespéré d’Éviatar et de Guy dans le van du Hamas. On ne leur donne pas d’âge sur la vidéo, mais ils avaient 23 ans lors de leur enlèvement. 23 ans, l’âge moyen de nos jeunes associatifs.
Ceux-ci ont une conscience, et même une bonne conscience. Et qui a une bonne conscience, s’il plonge en lui-même, doit être accessible à la mauvaise conscience. Les cours d’empathie, prônés par Gabriel Attal, ont-ils commencé ? Les militants de la Croix-Rouge Internationale en auraient-ils besoin ? Faudrait-il y inclure des cours de méditation ? D’introspection ? De prière œcuménique ?
Il est bien entendu que nos ONG n’ont rien à voir avec l’UNRWA, dont plusieurs membres ont participé au massacre du 7 octobre, après une longue complicité entre eux et le Hamas. Alors pourquoi ne pas faire le siège des ONG, la Croix-Rouge en tête, mais aussi Médecins du Monde, Amnesty International, Care, et plus généralement, tous ceux et toutes celles qui font partie de la plateforme Ensemble pour la Justice en Palestine (dont Amnesty International, le MRAP, la LDH et l’UJPF). Ces associations et organisations représentent un vivier, vierge de nos sollicitations. Nul doute qu’elles auront à cœur de se distinguer de l’UNRWA, cette agence de l’ONU de sinistre mémoire.
La paix à Gaza, tout le monde en rêve. Pour diverses raisons plus ou moins avouables, les adolescents, les crédules et les ignorants de bonne ou de mauvaise foi – et tous ses opposants politiques – s’accordent à dire que c’est la faute à Netanyahu s’il y a la guerre (en oubliant qui sont les voisins). Les Israéliens s’accordent sur une seule chose : la libération de leurs proches. Et ensuite, la paix.
Mais pour y arriver, il faut libérer les otages, c’est évident. Pas de libérations, pas de paix. Même pas de trêve.
Les ONG là où les politiques ont échoué
Que les ONG fassent leur boulot. Faisons appel à elles ! Si leurs responsables sont indifférents au sort des otages, ils ne le sont apparemment pas à celui des habitants de Gaza. Et qui sait ? Ceux qui travaillent pour les ONG ne sont peut-être pas si obtus qu’on le croit. Ces bénévoles qui nous abordent dans les rues de Paris sont au contact du public. Interpelés sur le sort des otages, certains s’interrogent peut-être : « une vie est une vie » a fini par répondre une humanitaire, poussée dans ses retranchements.
Puisque tout le monde est convaincu que Trump est un âne, un clown qui n’arrivera à rien, et que Netanyahu, empêtré dans ses affaires judiciaires, fait passer son intérêt personnel avant le sort des otages, de la paix et de l’intérêt général, place aux ONG. Demandons-leur de se soulever pour la paix, de manifester pour la libération des otages.
Pourquoi ne pas faire un battage pour leur demander à tous de se distinguer de l’UNRWA en se mobilisant pour le droit de rendre visite aux otages et d’agir pour leur libération tant qu’ils en restent des vivants ?
Une démarche humanitaire pour culpabiliser les ONG et le monde des bien-pensants, au lieu d’une bataille politique ? Certes, il serait surprenant que le Hamas abaisse son regard sur ses fans qui leur sont acquis corps et âme, mais pourquoi les jeunes, qui sont en quête d’une bonne cause au point d’avoir cru voir en Greta Thunberg l’incarnation du combat écologique, pourquoi ces jeunes ne se mobiliseraient-ils pas pour sauver une vingtaine de vies fragiles qui, si personne ne fait rien, vont mourir ?
Cette hypothèse vous semble-t-elle absurde, voire grotesque ? Pour ma part, je serais curieuse d’entendre leurs réactions.
Cet article est dédié à tous les otages, et notamment ceux, vivants et morts, qui se trouvent encore à cette date entre les mains de leurs tortionnaires à Gaza.