La Shoah, bienfait divin ?

Pour marquer le Yom HaZikaron laShoah velaGvoura (« Journée du Souvenir de la Shoah et de l’Héroïsme »), ce 24 avril 2025, et à la mémoire de mon père Victor (Yeshayahou David) Klapholz (1925-2020), libéré avec son frère Haïm Hanokh (« Heniek », 1926-2016) il y a un peu plus de 80 ans par les troupes britanniques à Bergen-Belsen, le 15 avril 1945[1].
Au bout de leurs forces, à peine vivants, ils étaient parmi les très rares survivants de leur famille de Cracovie. Leur retour à la vie durera des mois. Mon père a toujours appelé cette date du 15 avril « mon second anniversaire ».
C’est un sujet tabou, personne ou presque n’en parle, je dirais d’ailleurs plus précisément, n’ose en parler, je vais donc le faire ici, pour qu’une fois quand même les choses soient dites, même si je ne me fais aucune illusion sur la possibilité que ce modeste texte – qui sera plus long que de coutume – éveille un vrai débat de fond sur une question si tragique.
La question que je veux poser ici est très simple, mais comme je l’ai indiqué plus haut, n’est jamais soulevée : que faire devant ce qu’affirment certaines des plus hautes autorités du monde orthodoxe (et pas seulement elles, nous verrons que le père du sionisme religieux militant moderne le pensait également) : les indicibles souffrances de millions de Juifs assassinés et des trop rares survivants, la Shoah elle-même, tout cela a été un « don » de Dieu au peuple juif, tout cela a été permis, voire ordonné, par lui, « pour notre bien ».
Je n’ai évidemment aucune prétention théologique. Je ne suis qu’un simple Juif, qui essaie de comprendre comment d’autres Juifs, et combien importants, peuvent en arriver à considérer la Shoah comme un « bienfait » ; je désire seulement poser quelques questions, ouvrir une réflexion, ce qui devient un sport dangereux au sein d’un peuple qui, en Israël et en Europe en tous cas, se radicalise depuis des années dans un dogmatisme, une fermeture d’esprit et une intolérance extrêmement inquiétants, et qui font d’ailleurs fuir hors de leurs communautés des dizaines de milliers de jeunes Juifs, qui ne peuvent accepter tout cela.
1. « Aucun mal ne descend d’en haut »
Entrons donc dans le vif du sujet, et en fait, on peut résumer la question en citant la lettre publiée en 1946 par l’Admor [leader spirituel] de Gour, courant hassidique majeur, Avraham Mordekhaî Alter, à ses disciples survivants :
Peuple de Dieu, soyez forts et renforcez-vous, l’essentiel est de savoir que tout vient du Nom [Dieu – Y.A.], béni soit-il, et que le mal ne peut venir de lui, et on doit accepter sa volonté et tout est pour notre bien. [2]
Cette idée maîtresse est le fondement de la foi : tout vient de Dieu, en particulier la vie et la mort, ainsi que la manière dont la mort surviendra, comme le dit d’ailleurs parfaitement l’un des textes centraux du rituel de Rosh Hashana et de Yom Kippour, « Ounetaney tokef » (traduction reprise de l’excellent blog de Rachel Samoul « Kef Israel »[3]):
À Roch Hachana [nos destins] seront écrits et pendant le jeûne de Yom Kippour ils seront scellés.
Combien disparaîtront et combien naîtront ?
Qui vivra et qui mourra ?
Qui vivra le temps qui lui a été imparti et qui disparaîtra avant la fin de ce temps ?
Qui périra dans l’eau et qui par le feu ?
Qui mourra par le glaive et qui par une bête sauvage ?
Qui sera emporté par la faim et qui par la soif ?
Qui finira dans un tremblement de terre et qui dans une épidémie ?
Qui sera étranglé et qui sera lapidé ? […][4]
Pour le croyant, les six millions de morts qui ont été infligées au peuple juif pendant ces années terribles, dont celles d’un million et demi d’enfants, doivent donc forcément l’avoir été par la volonté divine ; s’il ne pense pas de la sorte ou botte en touche d’une manière ou d’une autre, il s’invente une autre religion.
Nombreux disent à ce propos : « Nous ne pouvons pas comprendre les desseins de Dieu », et à cela on ne peut rien répondre, sauf à trouver la chose un peu facile, mais le problème majeur est que certaines des plus importantes autorités orthodoxes ne s’arrêtent pas là.
Le Rabbi de Loubavitch, par exemple, Menahem Mendel Schneerson, considérait pour sa part que la Shoah avait été ordonnée par Dieu pour « guérir » le peuple juif. Dieu avait donc opéré comme un chirurgien. Dans un article retentissant, paru dans le journal Haaretz en 2007[5] , et que j’ai traduit en français avec son autorisation, le regretté professeur Yehouda Bauer, qui fut l’un des experts et des chercheurs sur la Shoah les plus brillants et les plus universellement reconnus, révéla un texte dudit « Rabbi », qui disait ceci :
Il est clair qu’ « aucun mal ne descend d’en haut », et dans le mal et la souffrance des troubles se cache un bien spirituel supérieur. Même si l’intelligence humaine ne peut l’atteindre, il existe dans toute sa validité. Ainsi, il est également possible qu’une Shoah physique soit un bien spirituel, il est possible qu’une blessure physique soit bénéfique pour l’âme. [dans la brochure » Science et Foi », Institut Loubavitch, 1980, Kfar Habad, p. 116]
Bauer poursuit :
Schneerson compare ensuite Dieu à un chirurgien, qui ampute un membre du malade pour sauver sa vie. L’organe « est empoisonné sans possibilité de traitement […] le Saint, béni soit-il, comme ce professeur-chirurgien […] veut le bien du peuple d’Israël, tout ce qu’il a fait – il l’a fait pour le bien […] du point de vue spirituel, il n’y a pas eu ici de dommage », car l’éternité de l’âme du peuple d’Israël n’a pas été atteinte [ibid., p. 117, 118]. Sa position est donc claire : la Shoah a été une bonne chose, car elle a amputé « l’organe empoisonné sans possibilité de traitement » du peuple juif, ou en d’autres termes, les millions de victimes de l’Holocauste, pour guérir le peuple juif de ses péchés ».
Devant l’émotion suscitée par ce texte, Habad-Loubavitch se répandit en tentatives de désamorçage, mais un autre texte du Rabbi règle semble-t-il la question. Écoutons Bauer :
Mais nous avons un document écrit par le Rabbi lui-même, en hébreu, confirmant les paroles de la brochure. La regrettée Haïka Grossman, qui a dirigé la résistance dans le ghetto de Bialystok après le soulèvement, et a ensuite siégé à la Knesset pendant plusieurs législatures, a écrit dans Al Hamishmar du 22 août 1980 un article dans lequel figurent les paroles de Schneerson et le choc profond qu’elles lui ont causé. Le Rabbi lui a répondu le 28 août 1980, sur son papier personnel, probablement sur une machine à écrire. Il a corrigé de sa main plusieurs mots et expressions et a signé.
Schneerson confirme dans sa lettre tout ce qui était dit dans la brochure. Il a expliqué que ses paroles étaient la quintessence de la Torah. Oui, Hitler était l’envoyé de Dieu, car il est également écrit dans Jérémie, chapitre 25, que Nabuchodonosor [souverain de Babylone, destructeur du premier Temple – Y.A.] est le « serviteur » de celui-ci. L’ « opération » qu’il a décrite dans sa brochure a constitué « une correction de telle ampleur que le chagrin n’est pas de la même intensité que la réparation », c’est-à-dire que le chagrin (le meurtre des Juifs) est moindre que la correction que ce meurtre a permise.
Les leaders spirituels séfarades ne sont pas en reste. En 2009, le plus important d’entre eux, le rav Ovadia Yossef, créa la stupeur et l’indignation en déclarant au cours d’un sermon que les victimes de la Shoah étaient « des réincarnations d’âmes de gens qui avaient péché au cours des générations précédentes »[6], amenant Yad Vashem à réagir au nom de la mémoire des Six Millions. Ainsi, pour lui aussi, Hitler et les nazis ne furent en somme que les instruments choisis par Dieu pour mener à terme un processus de « réparation » décidé par lui.
Nous parlons ici de trois sommités du monde juif orthodoxe, qui à ce jour encore sont les maîtres spirituels des courants majeurs de l’orthodoxie juive. Des centaines de milliers d’enfants ont suivi après la guerre, et suivent encore aujourd’hui, l’enseignement de ces maîtres dans les écoles affiliées à ces courants. Ne voulant pas m’étendre outre mesure, je ne donne ici que ces trois exemples, mais la plupart des autres leaders spirituels orthodoxes, qu’ils soient ashkénazes hassidiques ou « lithuaniens », ou séfarades, ne pensent pas différemment. C’est pourquoi l’un de leurs passe-temps favoris est d’accuser les sionistes, les réformés ou toute autre catégorie de Juifs qui ne leur convient pas d’être responsables de la Shoah. Cela leur évite de réfléchir, de poser des questions, de se poser des questions, de regarder en face la position morale et les aberrations dans lesquelles ils mettent leurs fidèles, amenés en fin de compte, qu’ils le veulent ou non, à justifier la Shoah au nom de leur vénération du Dieu dans lequel ils croient.
Je l’ai dit, cette vision des choses n’est pas seulement l’apanage des orthodoxes, non ou antisionistes. Dans son livre Défi et crise dans le cercle du rav Kook (en hébreu, Tel-Aviv, 1980) le professeur Dov Schwartz, professeur de philosophie juive à l’Université (religieuse, faut-il le rappeler) Bar-Ilan, cite le rav Zvi Yehouda Kook, père spirituel du sionisme religieux militant moderne, mentor du mouvement des implantations dans les Territoires dès les années 70 et fils du rav Avraham Itzhak HaCohen Kook, lui-même important chef spirituel du sionisme religieux. Pour lui aussi, comme le résume bien un autre chercheur important de la spiritualité juive, le journaliste et écrivain Adam Baruch, la Shoah a fait partie d’un plan divin : Dieu attendait que les Juifs retournent en Eretz-Israël, mais comme cela tardait, il a procédé à la liquidation de la golah (« exil ») par l’intermédiaire des nazis. Il fallait écraser le monde de la Torah en golah, pour le faire revivre en Israël, dans le cadre du renouveau de la nation juive indépendante dans sa patrie. Dans les mots du rav Kook fils, cités par le prof. Schwartz :
Les villages d’Israël [du peuple juif – Y.A.] […] sont arrachés de leur place pour être remontés et fixés en Eretz-Israël […]. De la destruction de la golah croît la construction du pays, apparaît le grand rêve d’Israël […]. Le peuplement juif en Eretz-Israël reçoit son terrible sceau de confirmation par la destruction de la Golah.
Mon père, profondément choqué par cet article paru dans le Maariv du 29 juin 2001, l’a toujours gardé dans ses papiers. Il faut savoir que le mainstream du sionisme religieux actuel, comme l’assassin d’Itzhak Rabin il y a bientôt 30 ans, s’inscrit dans cette vision du sionisme.
Les réponses des sommités orthodoxes que j’ai citées plus haut ne restent pas dans une « tour d’ivoire », mais sont relayées par un très grand nombre de diffuseurs vers les « Juifs de la base ». Pour prendre un exemple dans le monde francophone, le rabbin Ron Chaya – qui n’a certes pas l’envergure des leaders spirituels cités plus haut, mais qui, comme vulgarisateur souvent consulté – y jouit d’une certaine influence, écrit ceci en réponse à une question sur la place de Dieu dans la Shoah : « Quand vous dites qu’il est impossible que Dieu ait décidé de la Shoah, là je me permets de vous dire que je suis complètement opposé à votre vision des choses, qui n’est pas juive à mon humble avis. Comme nous le lisons dans le Shema Israël, Dieu est Un, Il maîtrise tout [les majuscules sont du texte original – Y.A.] , et rien ne peut se faire dans le monde sans que Dieu ne l’ait voulu […]. Tout est géré par Dieu, donc y compris la Shoah, et évidemment Hitler est envoyé par Dieu pour des raisons […] que nous ne connaissons pas. Néanmoins, parmi ces raisons inconnues, il y a certaines raisons que nous n’avons pas le droit de nier », conclut le rav Chaya sans préciser plus avant, mais en promettant de revenir sur ce sujet « qui est sans doute le plus dur et le plus délicat à traiter » d’entre tous. [Question au Rav Ron Chaya – tome 1, Editions Leava, 2012, p. 64-5]
2. La Shoah « évacuée »
Remarquons, pour commencer à conclure, que si l’on va au bout de la logique des grands leaders religieux que j’ai mentionnés et des relayeurs de leur pensée, on doit se demander si les procès d’anciens nazis sont justifiés, puisque dans cette optique ils ont un alibi en béton, n’ayant somme toute été que les exécutants de la volonté divine.
En tous cas, nous comprenons maintenant mieux pourquoi la Shoah est pratiquement absente de l’enseignement orthodoxe, et par conséquent l’ignorance à son propos des jeunes qui ont suivi cet « enseignement » est si profonde, comme en témoigne toute conversation avec l’un d’entre eux. J’en ai fait l’expérience à de nombreuses reprises. Le journaliste Shlomo Shamir, qui était proche des milieux orthodoxes, l’a confirmé en 2012 dans le journal Haaretz :
Quiconque examine le niveau d’importance du souvenir de la Shoah chez les jeunes étudiants des yéchivot [écoles talmudiques] des courants lithuaniens [ultra-orthodoxes] et hassidiques, découvre avec stupéfaction que la destruction de milliers de communautés juives et l’assassinat des [six] millions dans les ghettos et les camps de concentration, ne trouvent pas place dans leur monde et [que] l’intérêt au sein des secteurs orthodoxe et hassidique pour l’histoire du déroulement de la plus terrible Shoah dans l’histoire du peuple juif est minimal[7].
Nous comprenons mieux aussi l’absence de tout rituel propre à la Shoah dans la liturgie juive, thème que j’ai abordé dans ce blog il y a quatre ans[8]. Tout se tient.
Je n’ai donné ici, bien évidemment, qu’un bref survol d’une question dramatique et, je le répète, étouffée à la fois par la crainte des croyants pour les conséquences possibles d’une réflexion approfondie sur celle-ci (le « Père miséricordieux » – Av hara’haman – ordonnant la mort d’un tiers du peuple qu’il a « choisi », et dans quelles conditions ! ), et par la constante et abyssale superficialité de trop nombreux laïcs, qui se satisfont d’un folklore de pacotille style Habad-Loubavitch ; et combien d’entre eux contribuent-ils même à cette organisation…).
Je sais que comme les marxistes et les jésuites, beaucoup de nos rabbins ont toujours réponse à tout, et savent noyer leur interlocuteur sous un déluge de paroles, tant et si bien qu’à la fin ce dernier ne sait plus où il habite et comment il s’appelle, mais les faits restent et la question doit être soulevée, même et surtout si elle dérange. Et elle dérange fortement, semble-t-il, puisqu’elle est systématiquement éludée…
3. Attention, danger !
Mon père vivait cette réalité avec grande difficulté. Lui qui, comme tant d’autres, avait perdu la foi en même temps que ses proches les plus chers pendant la Shoah, lui qui avait vu ce qu’il est en fait impossible de décrire vraiment, a assisté avec une totale incompréhension au retour de nombreux jeunes Juifs, en Israël comme en diaspora, au religieux et à la foi aveugle dans le même Dieu qui a permis, voire ordonné, la Shoah.
Dans l’un passages les plus terribles de son livre La nuit (Paris, les Éditions de Minuit, 1958), qui l’est de bout en bout, Elie Wiesel raconte comment il a été contraint, avec des centaines d’autres détenus à Auschwitz, à assister à la pendaison de trois prisonniers qui avaient tenté d’organiser une révolte, dont un adolescent. Devant ce spectacle atroce, et l’agonie prolongée de ce dernier, il entend murmurer derrière lui : « Où donc est Dieu ? », et il poursuit : « Et je sentais en moi une voix qui lui répondait : Où il est ? Le voici, il est pendu ici, à cette potence » (p. 122-125).
Plus encore que de l’incompréhension, c’est de la peur que mon père a profondément ressenti, la peur de voir les Juifs redevenir volontairement prisonniers de cette terrible et dangereuse illusion de la foi en la mainmise d’une « force supérieure » sur leur destin, et en cette « protection divine » dont toute l’histoire juive, et en particulier la Shoah, crie l’absence ; il pensait, le coeur lourd, à toutes les conséquences possibles dans l’avenir de ce retour à un tel double aveuglement.
Il avait raison, et depuis son décès les choses n’ont fait qu’empirer. Pour ma part, devant l’irrationnel, la certitude de tant d’entre nous d’être les « élus », la mystique à deux sous et le renfermement sur soi qui dominent les réalités juives israéliennes et diasporiques d’aujourd’hui, je comprends parfaitement et partage totalement son angoisse.
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[1] https://encyclopedia.ushmm.org/content/fr/article/bergen-belsen
[2] https://il.bidspirit.com/ui/lotPage/source/catalog/auction/18478/lot/34138
[4] https://kefisrael.com/2019/10/03/cinq-interpretations-dounetane-tokef/
[5] https://www.haaretz.co.il/opinions/2007-05-31/ty-article/0000017f-f5f5-d318-afff-f7f713da0000 – en hébreu
[6] https://news.walla.co.il/item/1514680
[7] https://www.haaretz.co.il/opinions/2012-07-25/ty-article-opinion/0000017f-e7ce-da9b-a1ff-efef36a70000 – en hébreu