La photo de l’année à l’Associated Press : Le corps de Shani Louk et le photographe 

Shani Louk, enlevée par des terroristes palestiniens du Hamas le 7 octobre 2023 au kibboutz Reim, officiellement déclaré morte le 30 octobre 2023. (Crédit : Autorisation)

100 000 signatures, c’est ce qu’avait recueilli en une semaine une pétition réclamant le retrait du prix attribué à l’agence de presse pour sa photo d’un pick-up paradant dans les rues de Gaza avec le cadavre d’une jeune otage israélienne. Une semaine après l’attribution du prix prestigieux de la Photo de l’année à la célèbre agence de presse, l’indignation est toujours aussi forte. Ces 100 000 signatures invitent Nikon, le principal sponsor du prestigieux prix à dénoncer publiquement ce choix et à exiger du Reynolds Journalism Institute de l’Université du Missouri qu’il le révoque au nom de la déontologie de la profession et du respect de la dignité humaine.

Contrairement aux valeurs prônées par les juges de Pictures of the Year International, les jurés ont primé la déshumanisation obscène. Cette mise à nu — au sens presque littéral du terme — témoigne de la sauvagerie des participants, et de l’absence d’empathie chez le photographe. On regarde le cliché d’un œil froid, en voyeur. Comme lui. Le New York Post souligne que le prix a été annoncé sur Instagram avec la photo non floutée du corps de la jeune fille.

Pour faire un scoop

Mais la présence du photographe de l’AP, ce matin du 7 octobre 2023, interroge. Non seulement Ali Mahmud a accompagné les tueurs au festival de musique Supernova, à Re’im, mais il a eu l’exclusivité du reportage. Or les journalistes s’accordent à dire qu’on ne travaille pas à Gaza sans l’accord du Hamas. Dès la publication de ses photos, les soupçons ont pesé sur les liens entre le photographe Ali Mahmud et le Hamas, voire avec Yahya Sinwar.

« Les autres photos [du concours], attribuées généralement à d’autres photographes travaillant pour Associated Press, représentent des bâtiments détruits ou endommagés à Gaza, des Palestiniens morts ou blessés, des Israéliens en pleurs à des enterrements ou fuyant des attaques de roquettes, précise le Jerusalem Post. Toutefois plusieurs de ces photos donnent à penser que le photographe était informé à l’avance, voire à son éventuelle implication dans l’attaque massive sur le sol israélien. » Dans le seul but de faire « la » photo, le scoop de sa vie. Tout le contraire de la photo de Kim Phûc, la fillette fuyant nue, hurlant les bras écartés, l’attaque au napalm pendant la guerre du Vietnam. Le concours était organisé par le Reynolds Journalism Institute de l’Ecole du journalisme du Missouri.

« La vérité est une question d’intégrité personnelle, » disait Clif Edom, le fondateur du prix en 1945 qui est considéré comme un des pères du photo-journalisme. Pour ce photographe, qui travaillait avec sa femme Vilia, « en aucun cas, on ne pouvait tolérer une photo posée ou truquée ». L’attribution du prix de cette année a sérieusement écorné la réputation d’intégrité de l’école.

Des terroristes palestiniens retournant dans la bande de Gaza avec le corps de l’otage israélo-allemande Shani Louk, le 7 octobre 2023. (Crédit : Ali Mahmud/AP)

Cinq gaillards fixent l’objectif, en connivence manifeste avec le photographe qu’ils semblent bien connaître. Ils occupent l’arrière d’un pick-up blanc, deux sont accrochés aux portières pour être vus et entendus de tous pendant que le chauffeur fonce dans les rues de Gaza. Ils paradent et crient : « Allah Akbar » — Dieu est grand. Un autre a posé son arme sur le toit et tend un doigt vers le cadavre de la jeune fille, dont une jambe pend en dehors du véhicule. Elle est couchée sur le ventre, à demi nue, on ne voit pas son visage sous la masse des cheveux. Elle est inanimée. Deux hommes sont affalés à l’arrière, les godillots de l’un lui écrasent le dos, l’autre la tête. On voit leurs grosses semelles. On croirait qu’ils sont installés sur un sac de pommes de terre. A l’arrière-plan, on distingue dans la rue des jeunes gens également tournés vers nous, et une moto avec trois individus.

Les proches de la jeune fille, qui l’ont identifiée grâce à ses tatouages et aux extensions de ses cheveux, ont manifesté avec les familles pour réclamer la libération des otages. Au bout de quelques semaines, Tsahal a annoncé à sa mère que Shani était morte : on avait retrouvé des fragments de son crâne.

Le corps de Shani Louk

La légende qui accompagne la photo est glaciale. Après un long développement à la gloire des «  dirigeants militants du Hamas », la légende à proprement parler est expédiée sèchement en une phrase : « Des militants palestiniens rentrent dans la bande de Gaza avec le corps de Shani Louk, une binationale germano-israélienne, lors de leur attaque transfrontalière contre Israël, le samedi 7 octobre 2023. » Ali Mahmud / Associated Press. (1)

En revanche, le texte détaille complaisamment l’action présentée comme quasi-héroïque des « dirigeants militants » du Hamas, sans prendre le soin de situer la photo. Elle ne parle pas de massacre, ni de civils, ni d’otages, ne précise pas le lieu ni les circonstances — des jeunes venus danser — ni les viols, les corps torturés, mutilés, brûlés, massacrés, la sauvagerie. Pas un mot sur les bébés arrachés à leurs berceaux. Le photographe décrit en détail l’exploit des « dirigeants militants » — le franchissement de la frontière et donne au passage le nombre de morts israéliens, évoquant des dizaines de personnes capturées. Concluant sur « les frappes aériennes des Israéliens qui ont tué des milliers de Palestiniens ».

Shani Louk avait 22 ans, un corps menu, des joues aux rondeurs enfantines sous les extensions de ses cheveux. Des vidéos la montrent en train de danser, insouciante. Elle était tatoueuse. Qui sait, peut-être aurait-elle changé de métier ou commencé des études ? Elle avait l’air d’une ado — pareille à la moitié de la population de Palestine qui a moins de 18 ans.

Pour le Bureau des statistiques palestinien, les moins de 18 ans sont des « enfants ». Shani Louk était une enfant. Qu’importe, on s’étonne malgré soi de tant de barbarie, de ces hommes insensibles, qui semblent vouloir effacer la grâce et la beauté de la surface de la terre. Dans une interview au New York Post, le président israélien, Isaac Herzog, précise tristement qu’on a retrouvé son crâne : « Autrement dit, ces sadiques lui ont coupé la tête. » C’est donc le corps décapité de cette gamine que les terroristes exhibent dans les rues de Gaza, comme un trophée. C’est la photo de cette « victoire » que l’International Photo of the Year a récompensée.

Ali Mahmud rêvait peut-être d’atteindre la gloire. Nick Ut, immortalisé par sa photo de « la petite Vietnamienne brûlée au napalm », ferait-il tourner la tête à ses successeurs ? Nick Ut avait 22 ans, il travaillait pour AP, et il a reçu en 1973 le World Press Photo et le Prix Pulitzer — mais pas le prix de la Photo de l’année l’Institut du Missouri. Regardez bien la photo de la « Napalm Girl », comme on a surnommé Kim Phûc : elle crie, elle pleure, entourée d’enfants qui courent, elle est nue, les bras légèrement écartés comme les ailes brisées d’un oiseau.

Le photographe Nick Ut, au centre, aux côtés de Kim Phuc, à gauche, tient la « Napalm Girl », sa photo qui lui avait permis de remporter le prix Pulitzer, alors qu’ils attendent de rencontrer le pape François lors de l’audience générale hebdomadaire sur la place Saint-Pierre au Vatican, le 11 mai 2022. (Crédit : AP Photo/Gregorio Borgia)

On ne voit qu’elle et on perçoit sa terreur. C’est cela que voit l’œil du photographe, c’est ce qu’il a fixé sur sa pellicule, c’est ce que nous percevons, nous, lecteurs. Et avant même d’éditer la photo, Nick Ut a transporté la fillette dans un hôpital et lui a sauvé la vie. De connivence, le photographe l’était, mais avec la victime, pas avec ses bourreaux. C’était il y a 50 ans. Avec le cliché des assassins de Shani Louk fixant l’objectif d’Ali Mahmud, nous sommes à des années-lumière de la photo de la guerre du Vietnam par Nick Ut. Nous sommes aussi très loin des valeurs prônées par le fondateur du prix qui lui a été attribué et par la profession.

 

(1) La légende en anglais : Palestinian militants drive back to the Gaza Strip with the body of Shani Louk, a German-Israeli dual citizen, during their cross-border attack on Israel, Saturday, Oct. 7, 2023. (AP Photo/Ali Mahmud)

à propos de l'auteur
Edith est journaliste et traductrice de presse et d'édition. A collaboré à de nombreux titres, dont Libération, L’Arche, et L’Histoire, Le Huffington et Causeur. Auteur (avec Bernard Nantet) de "Les Falasha, la tribu retrouvée" ( Payot, et poche) et "Les Fils de la sagesse - les Ismaéliens et l'Aga Khan" (Lattès, épuisé), traductrice de près de 200 romans, et a contribué, entre autres, au Dictionnaire des Femmes et au Dictionnaire des intellectuels juifs depuis 1945.
Comments