Juifs réfugiés en Dordogne – les rafles de février 1943, de Bernard Reviriego
Banaliser l’oubli : Juifs réfugiés en Dordogne – les rafles de février 1943, de Bernard Reviriego
Ces grandes rafles étaient tombées dans l’oubli. Aujourd’hui, Bernard Reviriego consacre un livre aux Juifs réfugiés en Dordogne : Les rafles de février 1943, aux éditions Fanlac, un travail exemplaire auquel Serge Klarsfeld rend hommage dans sa préface.
S’appuyant sur une masse de documents, des procès-verbaux, des listes de noms étrangers mal orthographiés, le recensement obligatoire bourré d’erreurs, des tickets, des ordres de paiement, des billets rédigés à la hâte, il ravive dans les mémoires ces journées tragiques de l’hiver 1943.
Le 13 février, sur le pont des Arts à Paris, deux officiers de la Luftwaffe sont abattus. En représailles, les Allemands réclament la déportation de 2000 hommes au gouvernement de Vichy.
Le département de la Dordogne doit en livrer 90. 75 Juifs furent arrêtés sur les 256 noms retenus (les autres sont rayés de la liste après « criblage » ou ont réussi à s’enfuir) et, pour faire le compte, on ajouta 44 hommes déjà internés dans des camps proches de la région (arrêtés éventuellement pour « franchissement illégal » de la ligne de démarcation).
Avec son premier livre, publié en 2003 chez le même éditeur, Les Juifs en Dordogne, 1939-1944, de l’accueil à la persécution, Bernard Reviriego avait innové. Les ouvrages consacrés aux étrangers juifs en France étaient rares, et les archives n’étaient pas facilement accessibles il y a vingt ans.
Pour cet ancien conservateur en chef du patrimoine aux Archives de la Dordogne, tout a commencé par une rencontre qui fut déterminante. Des visiteurs aux souvenirs plus précis que d’autres provoquèrent chez lui le premier déclic. « Dès lors je suis allé d’étonnement en étonnement, » remarque-t-il.
La mémoire et l’oubli
Au début des années 2000, Reviriego habitait à Chancelade, dont l’abbaye Notre-Dame formait une étape sur le chemin du pèlerinage de Compostelle. Passionné d’histoire, il avait consacré deux publications illustrées à ce monastère roman dont les premières traces remontent au XIe siècle.
Il savait, par sa belle-famille attachée aux lieux, que le monastère avait servi de refuge aux républicains espagnols fuyant l’armée franquiste victorieuse, lors de la Retirada, en janvier 1939. Mais il ignorait alors quand et comment ils en étaient partis. « Les anciens ne s’en souvenaient pas. Ils disaient qu’il y avait eu des étrangers ici, mais sans plus. »
En fait, les vieux bâtiments, humides et froids, avaient ensuite servi de lieu d’internement pour les Juifs étrangers intégrés au 647e GTE (Groupe de travailleurs étrangers) avant leur déportation.
Rien de surprenant à cela. Dans ses Mémoires, Le Monde et ma caméra (rééd. 2006), la photographe franco-allemande Gisèle Freund évoque — non sans une certaine amertume — le même oubli chez les habitants au voisinage des camps de concentration en Allemagne, y compris chez des membres non-juifs de sa famille.
Le déclic
« Le 2 août 1942, un homme, parce qu’il fuit les persécutions et franchit clandestinement la ligne de démarcation à Ribérac, est conduit de force dans un camp à Chancelade, » rapportait Reviriego dans son livre paru en 2003. Convaincu par la précision du récit, il commença à s’interroger sur les souvenirs des « anciens » qui ont connu cette période. Constatant que les travaux des historiens locaux restaient muets sur le sort des Juifs dans la région, il contacta les services des archives locaux et nationaux, qui le laissèrent sans réponse.
Lors de l’invasion allemande, Périgueux se situait près de la ligne de démarcation et nombre de familles évacuées de l’est de la France étaient restées sur place après l’armistice.
Périgueux face à son passé
L’auteur entreprit alors un patient travail de recherches. Il contacta les survivants de cette époque, et de fil en aiguille, effectua plusieurs mois d’enquête auprès des Juifs qui avaient vécu la guerre à Périgueux et dans la région. Il prenait plusieurs rendez-vous, expliquait l’objet de son enquête, et, peu à peu, il recueillait les souvenirs douloureux de chacun qu’il enregistrait.
Des membres de la famille, conjoint ou enfant, pouvaient assister à l’entretien, poser des questions. Pour le dernier rendez-vous, il venait accompagné d’un photographe qui faisait un portrait du témoin. Ce sont de beaux portraits.
Des liens de confiance se sont établis, des amitiés sont nées, avec beaucoup de reconnaissance de la part des personnes et des familles. Loin d’avoir clôt le dossier, c’est une entreprise que l’auteur poursuit aujourd’hui auprès des descendants.
Ces témoignages sont désormais déposés aux Archives départementales, classés et répertoriés, et peuvent être consultés sur place.
L’enquête donna lieu en 2003 à une exposition intitulée Ça m’est arrivé – Etre Juif en Dordogne aux Archives départementales de la Dordogne. L’exposition s’est accompagnée de la publication d’un livre très fouillé (Les Juifs en Dordogne, 1939-1944) qui est un modèle du genre.
Cautériser les plaies
C’était sans doute la première fois que le sujet des réfugiés juifs en Dordogne était abordé de façon aussi frontale à Périgueux. Pour les personnes directement concernées, c’était l’occasion de parler enfin de ces années de chasse à l’homme, de persécutions, de terreur. « Les rescapés sont ceux qui déménageaient sans arrêt, n’allaient pas au travail un matin, partaient, explique Bernard Reviriego. Il y avait des listes pour tout, ton adresse, ton travail. C’était facile si on voulait te trouver. » Et il précise d’un air navré : « Le recensement était là pour ça. »
Certes, au début des années 2000, le fil des événements était devenu plus ténu et, à quatre-vingts ans, la mémoire est plus confuse, les mots vous viennent plus difficilement.
Mais ce fut un soulagement pour tous ces « indésirables » de jadis d’exister au grand jour, de pouvoir déposer aux Archives, dans la mémoire des hommes, le souvenir des souffrances infligées.
Par ce geste, leur histoire cessait d’être celle d’un groupe minoritaire — « toléré » — pour être intégré à un ensemble, à l’histoire collective d’une société, d’une nation. Ils portaient témoignage en tant que ressortissants d’une minorité, celle des Français juifs.
Brusquement, après avoir été des apatrides, des étrangers pourchassés, ils devenaient des représentants d’un groupe de Français, des voisins dont on avait oublié qu’on les avait persécutés.
Depuis l’exposition aux Archives en 2003 « Ça m’est arrivé… » Etre Juif en Dordogne entre 1939 et 1944, et la publication du premier livre de Bernard Reviriego, on a pu ajouter, sur des stèles et des monuments portant le nom des soldats morts au front, les noms des Juifs qui ont été raflés et déportés sans retour. Cela se fait peu à peu.
Devant le gymnase Secrestat où ils furent internés dans le vieux Périgueux, une stèle porte le nom de ces 75 Juifs martyrs. Désormais, des cérémonies commémoratives ont lieu chaque année devant la salle, cérémonies auxquelles le grand-rabbin Alain Goldmann se faisait un devoir d’assister. Il ne cachait pas ses liens forts avec la région. Originaire de Strasbourg, il avait été réfugié, enfant, avec sa famille à Bergerac. Jeune rabbin, il avait été nommé à Bordeaux, et il se rendait chaque jeudi à Périgueux, pour enseigner le Talmud Thora aux enfants des rescapés de la guerre.
Comme le précédent ouvrage de l’auteur, ce livre s’enrichit de notices biographiques et de récits de vie qui comblent un vide. Ils s’inscrivent ainsi dans l’histoire de la région, au lieu de rester une histoire parallèle qui ne concernait que les victimes vues comme une pièce rapportée, longtemps ignorée. Ces récits sont légués aux enfants de ceux qui les ont aidés et de ceux qui les ont pourchassés comme du gibier. C’est ainsi qu’on peut cautériser les plaies, ouvertes ou cachées.
« C’est tout, mais c’est déjà pas mal, » écrit Jacobo Machover dans Mon oncle David à propos d’une fiche que les habitants de Guéret, dans la Creuse, ont consacré à David. L’étudiant fut interné à Nexon avant d’être expédié à Gurs puis Drancy. Victime lui aussi de la rafle du 27 février 1943, il avait 22 ans et fut déporté à Maïdanek par le convoi 51, le même convoi.
Le prix de l’unité nationale
Bernard Reviriego souligne ces décisions capitales qui, sous leur forme anodine, révèle comment l’unité nationale s’est reformée après-guerre sur l’oubli. Oradour-sur-Glane fut un sacrifice exigé pour reconstruire sur les ruines. La négation de la persécution des Juifs en fut un autre.
Cela se fit de façon banale, dès la fin de la guerre, et cela perdura jusque dans les années soixante. Peut-être croyait-on rétablir l’entente nationale en couvrant les exactions.
Le 29 août 1944 quelques jours après la libération du département, l’ancien « préfet du maquis » devenu préfet de la Dordogne, Maxime Roux, adressa à chaque municipalité un questionnaire sur « l’historique de l’occupation et la libération de la Dordogne ». L’intention était de rassembler « le récit exact des sévices infligés au département par les troupes allemandes […] au cours des deux ans d’occupation […] » Bien entendu, les arrestations de Juifs et déportations n’entraient pas dans « les exactions commises par les troupes d’occupation » — puisqu’elles étaient pratiquées avant 1943 par les Français eux-mêmes.
En effet, avec la ligne de démarcation, les rafles et les déportations en zone « libre » relevaient essentiellement des autorités françaises.
Comme le souligne à juste titre l’auteur, les ordres des grandes rafles d‘août 1942 et de février 1943 provenaient de Vichy. Avant la disparition de la ligne de démarcation, effective en mars 1943, le gouvernement français veillait jalousement sur ses prérogatives : toute la chaîne de commandement, en passant par les préfets, les maires et secrétaires de mairie, policiers et gendarmes plus ou moins zélés, est française.
Ainsi, en excluant les rafles de Juifs menées par l’Etat, le préfet Marcel Roux couvrait leurs crimes et commettait le premier acte visant à les effacer de l’Histoire de la Dordogne.
La même attitude prévaut le 4 avril 1945. A cette date, l’Etat lançait une grande enquête destinée à retracer pour les historiens les principaux événements de la période, et à créer une Commission nationale d’Histoire de l’Occupation et de la Libération de la France. Or les questions ne portaient pratiquement que sur les prisonniers de guerre et les résistants de nationalité française. Là encore les résistants d’origine étrangère, notamment, en étaient exclus.
Il fallut attendre les années soixante pour que l’ancien fonctionnaire préfectoral Henri Puyjarinet évoque le sort des Juifs pendant la guerre. Répondant dans une lettre du 19 août 1961 au commandant Morquin, responsable régional du Comité d’Histoire de la Seconde Guerre mondiale, l’ancien fonctionnaire aborde le sujet en soulignant que les « documents et fichiers compromettants avaient été retirés ou falsifiés pour que les Allemands ne puissent les trouver ».