Incidences des divers sionismes sur les conflits dans la société israélienne (2/4)
Le sionisme politique ou les ambiguïtés du projet initial
La pensée sioniste initiale s’est largement construite à partir de deux prémisses.
La première est qu’un retour des Juifs sur la terre qui leur avait été promise par Dieu – selon le livre matriciel du judaïsme, à savoir la Torah – puis conquise par leurs propres moyens, était à la fois souhaitable et possible. Ce retour devait être concrétisé par la constitution d’un État souverain, l’État des Juifs, qui restaurerait la réalité d’une nation juive, qui a été présente sur cette terre durant toute la période biblique qui a précédé la destruction du Second Temple. Sortir de l’exil bimillénaire, se présentait ainsi comme une sorte de boussole, mesurant la santé retrouvée du peuple juif.
La seconde prémisse est que le retour à la terre ancestrale offrait une sécurité aux Juifs du monde entier, alors que les persécutions dont ils étaient victimes, ne semblaient pas trouver de solution dans les pays où ils vivaient.
Retour et sécurité constituaient ainsi les deux faces principales du projet sioniste, que Theodor Herzl avait théorisé dans son essai L’État des Juifs[1].
Ce que remarque fort justement l’historien israélien Raz-Krakotzkin dans son ouvrage[2], c’est que cette vision initiale du projet sioniste, centrée sur le couple retour et sécurité, omettait tout un pan de l’histoire du judaïsme, celui concernant la spécificité de la vie des Juifs en exil dans les différents pays où ils ont vécu pendant la période de 2000 ans qui sépare la destruction du Second Temple en l’an 70 de l’ère courante, de la création de l’État d’Israël en 1947.
Or, le judaïsme a réussi à se perpétuer pendant toute cette période, comme l’attestent les grandes œuvres qui ont été produites, contribuant à constituer un exceptionnel réservoir de richesse spirituelle, intellectuelle et morale. L’insistance quasi exclusive sur le retour à la terre ancestrale, signait en quelque sorte la négation du statut d’exilés, avec leurs spécificités culturelles, sociales et économiques, alors que ces spécificités forment une grande partie de l’histoire du peuple juif.
Au fond, dans la conception du sionisme politique, il s’agissait pour les Juifs de revenir à la terre de laquelle les Romains les avaient dépossédés, mais en laquelle ils espéraient revenir, notamment dans toutes leurs prières.
Quelles conséquences sur l’élaboration de la conscience nationale, peut-on tirer du fait que le projet sioniste initial ait omis le statut d’exilés des Juifs ?
D’abord le fait que le retour se comprend en un double sens, d’une part un retour vers la terre sainte, et d’autre part, un retour vers l’histoire biblique, pendant laquelle les Juifs constituaient déjà une nation.
Même si les deux concepts de retour à la terre et de retour à l’histoire ne sont pas identiques, ils se combinent largement pour façonner la perception que le sionisme politique et l’État d’Israël ont d’eux-mêmes. Le projet sioniste aurait ainsi fait oublier aux Juifs qui effectuaient ce retour, qu’ils étaient eux-mêmes des exilés de différents pays et de différentes cultures. Ce serait là l’impensé du projet sioniste initial, dont les partisans de cette thèse estiment que sa conséquence a été dramatique.
Comme la conscience nationale ne laissait aucune place au fait que les Juifs en Israël étaient eux-mêmes le résultat d’un exil, cela rendait l’inconscient des citoyens juifs d’Israël peu sensible au sentiment de frustration que vivent d’autres exilés, les réfugiés palestiniens ! Cet argument expliquerait en partie, selon Raz-Krakotzkin, la permanence du conflit israélo-palestinien : le non-traitement des réfugiés palestiniens, qui constitue indéniablement une cause importante du conflit israélo-palestinien.
Quelle que soit la validité de cet argument, il n’en demeure pas moins que la négation de l’exil semble bien être la notion autour de laquelle se sont toujours dessinés les grands traits de la conscience, de l’histoire, de la mémoire collective et de la politique israélienne pour transformer l’hétérogénéité initiale des populations d’origine, en une nation réunifiée et soudée[3].
Une autre caractéristique, tout aussi importante, est à souligner dans l’évolution du projet sioniste initial. C’est celle du difficile compromis à trouver entre religion et politique. Comment concilier la perspective religieuse avec la perspective nationale ? Cette question a été évidemment très présente avant et après la proclamation de l’État d’Israël en 1947.
Plusieurs indicateurs en témoignent. Le premier est celui de l’accord du statu quo, mis en place par David Ben Gourion en 1948, et qui accordait aux orthodoxes un monopole sur des pans entiers de la vie personnelle et collective en Israël (identité, conversion, adoption, mariage, divorce, décès, etc…).
C’était la contrepartie pour faire accepter par les orthodoxes la légitimité d’un État juif, requise par le Comité Spécial des Nations Unies pour la Palestine (CSNUP). Cet accord historique a permis que les orthodoxes prennent progressivement le contrôle du rabbinat en Israël, avant de s’allier à des coalitions politiques permettant d’accéder au pouvoir.
Un deuxième indicateur est celui de l’égalité des droits entre Juifs et non Juifs. Plus précisément, s’est posée très tôt la question de la compatibilité ou de l’incompatibilité à priori, entre d’une part, le principe démocratique de l’égalité des droits pour l’ensemble des citoyens du pays et, d’autre part, les prescriptions de la loi juive (Halakha) en matière de traitement des minorités.
Selon la Halakha, un non Juif résidant dans un territoire régi par la loi juive, est désigné par l’expression hébraïque Ger Toshav. Ce n’est que s’il respecte les sept Lois Noachiques[4], et que ce respect est attesté par un tribunal rabbinique, qu’un Ger Toshav bénéficie des mêmes droits auxquels a accès un citoyen juif. Mais cela n’est plus réalisable, car selon Maïmonide, il faut attendre l’apogée des temps messianiques, pour le rétablissement d’un même droit. À défaut, bien des décisionnaires (mais pas tous) admettent une présence non-juive pour ceux qui, de facto, se comportent en respectant les commandements de Noé et s’y engagent.
Mais le problème reste entier. Par exemple, les Chrétiens, indépendamment de leur respect des Lois Noachiques, seraient tenus pour idolâtres comme le pensent les fondamentalistes, et n’auraient donc pas droit de séjourner en terre d’Israël, dans un État qui serait construit autour de la Halakha.
De plus, dans un tel État, les homosexuels, juifs ou non, seraient ou condamnés ou marginalisés (en considérant qu’ils sont « contraints » plus que criminels), mais les procédures de condamnation pour perversion seraient bien plus sévères et expéditives pour les non-Juifs que pour les Juifs. Ainsi, stricto sensu, un Ger Toshav n’aurait pas exactement les mêmes droits qu’un Juif natif (alors qu’un Ger Tsedek, c’est-à-dire un converti, oui). Un Ger Toshav ne pourrait donc pas exercer des fonctions régaliennes, ou être citoyen de plein droit, du moins selon les décisionnaires « fondamentalistes »[5].
L’égalité formelle des droits de tous les citoyens en Israël ne peut donc pas être garantie par la loi juive, ce qui pose évidemment un sérieux problème. Les Arabes israéliens sont dans un processus de palestinisation qui a commencé lors de la première intifada et qui s’est poursuivi avec force après Oslo.
Ce phénomène de palestinisation n’a pas débuté avec la création de l’État d’Israël, mais s’est accentué après Oslo parce que le doute sur la légitimité d’Israël a gagné du terrain. Durant les négociations du processus d’Oslo, les citoyens arabes d’Israël n’ont guère compté. Ni l’OLP, ni Rabbin, n’ont parlé d’eux. Ce qui a renforcé le sentiment identitaire de ces citoyens. Que deviendraient-ils après les accords d’Oslo ?
C’est parce que cette question n’a jamais été posée par les négociateurs, que les citoyens arabes d’Israël ont voulu prouver aux israéliens et aux Palestiniens qu’ils existaient bien en tant que tels, c’est-à-dire non pas en tant que minorité d’immigrants, mais bien plutôt en tant que minorité de citoyens nés en Israël. En quelque sorte, il leur a fallu revendiquer haut et fort ce statut de minorité au sein d’Israël.
Le grand-rabbin ashkénaze de la Palestine mandataire puis de l’État d’Israël après 1948, le Rab Yitzhak Halevi Herzog, successeur du Rav Abraham Isaac Kook, résolvait le problème du statut des minorités en Israël, en introduisant une clause spécifique : l’égalité des droits serait la norme Halakhique tant qu’Israël ne disposerait pas des pleins pouvoirs[6]. Autrement dit, avant que l’État d’Israël ne soit validé, la Halakha permettrait que des citoyens non juifs bénéficient des mêmes droits que les citoyens juifs en Israël.
L’égalité des droits serait ainsi respectée selon une Halakha amendée par le principe dit des pleins pouvoirs. Mais, une fois l’indépendance d’Israël acquise, la Halakha oblige-t-elle à rétablir une certaine inégalité des droits entre Juifs et non Juifs ? La question ne semble pas avoir été résolue à ce jour, et c’est là une source d’ambiguïté importante.
La loi fondamentale « Israël, État-nation du peuple juif », adoptée en 2018 par la Knesset, a tenté d’apporter une précision en définissant Israël comme l’État-nation du peuple juif, ce qui implique que le droit d’exercer l’auto-détermination au sein de l’État d’Israël est réservé uniquement aux Juifs, ignorant de la sorte la citoyenneté de la partie arabe de la population d’Israël.
Cette loi n’a pas manqué d’aviver le mécontentement, pour ne pas dire la colère, des citoyens arabes d’Israël. De même, le projet de modification de la Loi du Retour, votée en 1950 et amendée en 1970, qui autorise les Juifs émigrant en Israël d’accéder, sans examen rabbinique préalable, au statut de Juif de nationalité israélienne, a créé de fortes divisions de la société israélienne.
Les partis religieux de la coalition gouvernementale ainsi que les factions nationalistes ont demandé l’annulation de la clause dite des petits-enfants, qui garantissait la citoyenneté à toute personne ayant au moins un grand-parent juif. Ces partis ont prétendu que de nombreux immigrants venant de Russie, ont bénéficié de cette clause, alors qu’elles n’étaient pas juives selon le critère Halakhique de la matrilinéarité, et que de ce fait, la clause dite des petits-enfants affaiblissait le caractère juif de l’État d’Israël.
Au fond, la question que soulèvent ces diverses interrogations est celle de savoir s’il est possible qu’un État soit à la fois juif selon la Torah et démocratique selon des normes convenues en dehors de la Torah ? Notons d’abord que la question semble mal posée[7].
L’ambiguïté de la notion d’État juif est patente. Un État ne saurait être Juif au sens plein du terme, car la régulation qu’exerce l’État n’a rien à voir avec la Loi Juive, considérée de droit divin. Mais c’est aux Juifs d’un État des Juifs qu’appartient la responsabilité de vivre leur judéité. Dans cette perspective, il s’agit bien de retrouver une conception du judaïsme qui ne soit pas monolithique[8].
[1] Voir Sébastien Kulemann, La vie rêvée d’un État pour les Juifs, note de lecture Sifriatenou, L’État des Juifs de Theodor Herzl, https://sifriatenou.com/2022/08/21/la-vie-revee-dun-etat-pour-les-juifs/
[2] Amnon Raz-Krakotzkin, Exil et Souveraineté, judaïsme, sionisme et pensée binationale, La fabrique éditions, 2007
[3] La négation de l’exil s’explique également par la très forte hétérogénéité géographique, culturelle et économique des exilés juifs venant des quatre coins du monde. La nécessité de les intégrer tous dans un même moule – une sorte de melting pot sans pour autant accorder une égale dignité aux différentes minorités comme aux États-Unis – est la justification officielle de la non prise en compte de leur condition initiale d’exilés spécifiques venant de différents pays. C’est particulièrement vrai pour les immigrés sépharades d’Afrique du Nord qui ont dû se révolter contre les mesures discriminatoires subies par l’élite israélienne ashkénaze, installée en Israël, avant eux.
[4] Ces sept Lois Noachiques sont: i/ l’interdit de l’idolâtrie ; ii/ l’acceptation de Dieu ; iii/ l’interdit du meurtre ; iv/ l’interdit de l’adultère et des comportements sexuels immoraux ; v/l’interdit du vol ; vi/l’interdit de prélever une partie d’un animal vivant ; vii/ l’établissement de tribunaux pour rendre la justice. Voir Rivon Krygier, Fondamentalisme et Humanisme dans le Judaïsme, Editions In Press, 2024, chapitre V : Le noahisme : religion des sept commandements, (pp. 133-176).
[5] Je dois à Rivon Krygier, les remarques qui précèdent sur la notion de Ger Toshav. Je lʼen remercie.
[6] Voir Mikhael Manekin, End of Days, Ethics, Tradition and Power in Israel, Boston, 2023, p. 68.
[7] D’un strict point de vue juridique, on serait tenté de répondre non, à ceci près que la réponse à la question est beaucoup plus subtile, car c’est d’interprétation de la Torah qu’il s’agit et non du texte à la lettre de la Torah. Le judaïsme rabbinique a ouvert la voie au rôle prépondérant de l’interprétation dans l’application de la Halakha. Par leurs interprétations, les sages de la tradition juive ont permis que certains commandements ne soient plus appliqués à la lettre pour faire face à de nouvelles situations. Pour ne donner qu’un exemple, au IIe siècle, Hillel est allé à l’encontre de l’obligation de renoncer au remboursement de la dette, durant l’année de rémission (shemitah). Face au tarissement des prêts qu’induit cette obligation, Hillel a introduit le mécanisme dit du Prozbul, consistant à déposer les titres de la dette auprès d’un organisme public avant l’année de rémission, quitte à les récupérer après l’année de rémission.
[8] Le lecteur est invité à consulter trois travaux récents, allant dans ce sens : 1. Rivon Krygier, Fondamentalisme et Humanisme dans le Judaïsme, Editions In Press, 2024 ; 2. David Encaoua, Traversées du Judaïsme au regard des Enjeux Contemporains, Editions Harmattan, 2024 ; 3. David Encaoua, Surmonter les divisions de la société israélienne, Ops & Blogs, The Times of Israel, 9 août 2024, https://frblogs.timesofisrael.com/surmonter-les-divisions-de-la-societe-israelienne/