Surmonter les divisions de la société israélienne

Couverture (détail).Traversées du judaïsme au regard des enjeux contemporains, de David Encaoua. Editions L'Harmattan.
Couverture (détail).Traversées du judaïsme au regard des enjeux contemporains, de David Encaoua. Editions L'Harmattan.

Les nouvelles qui nous parviennent du Moyen-Orient nous tiennent en alerte et nous préoccupent : le présent de l’État d’Israël nous accapare. Mais l’émotion ne doit pas nous empêcher de penser à son avenir. Il importe en effet, pour un avenir proche, de revenir sur les profondes divisions qu’a connues la société israélienne avant les évènements du 7 octobre, de les comprendre et de les analyser. Et plutôt que de recourir aux raccourcis traditionnels mettant ces divisions sur le compte exclusif d’un conflit entre droite et gauche, ou entre modernité et tradition, il nous paraît plus judicieux de chercher dans le judaïsme lui-même et sa longue histoire, ce qui explique ces divisions, qui sont autant d’obstacles à la réalisation d’un État qui serait à la fois juif et démocratique.

Il nous semble que l’hypothèse d’un conflit récurrent entre tradition et modernité masque en fait une divergence très importante, celle relative à l’existence de deux conceptions rivales de la justice dans le judaïsme: celle des Prophètes de la période biblique et celle des Rabbis de la période rabbinique, post biblique.

Selon la première, prônée par les Prophètes du judaïsme biblique, la justice s’évalue selon les conséquences des décisions prises. Plus précisément, la décision d’un juge est juste si ses conséquences ont pour effet de réparer l’état du monde pour l’améliorer (« Tikkoun Olam »). Par exemple, une décision serait juste si elle conduisait à une société plus inclusive et plus respectueuse de la place de chacun sur le plan du droit et de ses effets.

Le judaïsme biblique, dont les Prophètes ont été des agents centraux, a cherché à réaliser le projet divin d’une société juste selon le sens qui vient d’être précisé, et dont la conséquence est de parvenir à une société unifiée. Selon cette perspective, un des objectifs assignés à la justice serait donc, entre autres, de parvenir à des compromis sociaux pour assurer l’unité de la société, et c’est aux hébreux qu’aurait été dévolue cette énorme responsabilité collective, scellée par l’alliance du Sinaï, avant de parvenir à la terre promise.

Dans la seconde conception, défendue par les Sages du judaïsme rabbinique, ce serait plutôt la notion d’intention qui compte le plus. Plus précisément, une décision est juste si son intention est de respecter les codes juridiques censés représenter la Loi Juive (Halakha). La justesse d’une décision n’impliquerait donc pas la responsabilité de ceux qui la mettent en œuvre, mais traduirait simplement la conformité de la décision avec ce que recommande la Loi Juive d’inspiration divine.

Bien évidemment, le type de compromis social auquel une société parvient dans son fonctionnement dépend fondamentalement de la conception retenue de la justice. L’hypothèse de base développée dans cet article est que cette division entre deux conceptions de la justice permet de comprendre pourquoi et comment deux camps opposés s’affrontent si durement en Israël.

Le premier camp regroupe aussi bien les sionistes religieux que les ultranationalistes. Il est constitué de tous ceux qui retiennent la conception d’une justice inféodée à une vision exclusivement rabbinique, c’est-à-dire conforme à ce que prescrit la religion de la Loi Juive. Pour illustrer, ils ne voient dans l’idéologie sioniste de construction d’un État Juif autrement que par la voie divine, qu’une étape transitoire, qui ne peut être qu’un préalable nécessaire à l’avènement d’une ère de rédemption divine, où non seulement l’arrivée du Messie signerait la réalisation du projet divin, mais son arrivée dépendrait du zèle avec lequel l’État et la population juive israélienne appliquent la Loi Juive.

Les partisans de ce camp visent en fait un double objectif : d’une part, appliquer strictement la Loi Juive pour en faire la seule loi permise pour un État Juif, ce qui explique leur aversion à toute Constitution Politique des Droits et Devoirs des citoyens, qui serait élaborée par des humains ; d’autre part, élargir progressivement les frontières territoriales d’Israël pour lui donner une étendue aussi vaste que celle à laquelle avait accédé le royaume de David. Les revendications de ce mouvement s’inspirent de la perspective tracée par le Rav Yehouda Kook, fils du Rav Abraham Isaac Kook, ce dernier restant la figure de référence des sionistes religieux.

Le deuxième camp regroupe tous ceux dont la conception d’une société juste revient à prendre en compte les conséquences sociales et politiques des décisions publiques. Ils tournent plus ou moins le dos à la tradition juive, estimant qu’elle fait peser sur le pays un joug insupportable. Ils s’en détachent en substituant à l’identité juive une simple identité israélienne. L’Alliance du Sinaï serait, à leurs yeux, l’expression d’un objectif essentiel dévolu par Dieu au peuple hébreu : constituer une unité nationale.

Trois figures emblématiques inspirent ce courant : Ahad Ha’am, nom de plume d’Asher Hirsch Ginsberg, promoteur d’un sionisme culturel et spirituel, s’opposant au sionisme politique de Théodore Herzl ; le poète et essayiste Hayyim Nahman Bialik dont le discours lors de l’inauguration de l’Université de Jérusalem en 1925 montre bien l’importance de parvenir à une société unifiée autour des valeurs du judaïsme; et le philosophe et écrivain Martin Buber, qui s’est opposé, aussi bien au sionisme initial de Théodore Herzl, qu’à la politique de David Ben Gourion à l’égard de la population arabe, après la création de l’État d’Israël.

Ces deux camps s’opposent de manière forte et irréductible. Avant d’y voir plus clair, posons en préliminaire la question suivante : de quel judaïsme – rabbinique ou biblique – s’inspirent les sionistes religieux aujourd’hui ? Est-ce du judaïsme rabbinique qui a prévalu après la destruction du Second Temple, et d’où toute souveraineté politique avait disparu pour ne laisser place qu’à une vie fondée sur la tradition religieuse, sous l’autorité de ceux qu’on appelle les Sages ou les Rabbis ? Ou est-ce du judaïsme biblique pendant lequel existait un État guerrier indépendant, comme dans l’Israël contemporain, et dans lequel les Prophètes mettaient en garde les dirigeants contre les conséquences néfastes de leurs actes ?

La réponse à cette question nous semble être que les partisans du premier camp – les sionistes religieux – puisent dans les deux aspects du judaïsme, rabbinique et biblique, sans se poser la question de savoir si ce syncrétisme ne serait pas empreint de confusion, voire même de contradiction.

Sortir de l’impasse actuelle est évidemment très difficile, tant les divergences entre les deux camps sont fortes. Nous explorons néanmoins dans la suite quelques voies pour tenter d’y parvenir. Elles sont issues de l’analyse thématique et historique des diverses déclinaisons du judaïsme, couvertes dans les deux premiers chapitres de l’ouvrage du même auteur : « Traversées du Judaïsme au regard des Enjeux Contemporains » (L’Harmattan, 2024).

1. Retrouver une conception du Judaïsme qui ne soit pas monolithique

C’est un aspect crucial que l’on ne peut traiter que de façon très progressive. Pour illustrer, revenons sur deux questions clés qui servent de marqueurs symboliques aux tensions sociales en Israël : Qui est Juif ? Comment le devient-on ? La question de l’identité juive a subi une transformation notoire dans l’histoire. Dans le judaïsme biblique, elle a longtemps été liée à la notion d’émancipation, aussi bien individuelle, comme le montre l’exemple du patriarche Abraham qui s’est éloigné de l’idolâtrie à laquelle son père le destinait, que collective comme l’illustre l’épisode de l’émancipation du peuple hébreu, de l’asservissement en Egypte, en acceptant de suivre le prophète Moïse. Mais par la suite, la notion d’identité juive s’est profondément transformée, sous l’autorité des instances religieuses, seules autorisées à assurer la validité de l’identité juive. Les Treize Articles de Foi de Maïmonide qui ont vraisemblablement contribué à asseoir cette légitimité.

Aujourd’hui, la question de l’identité juive reste définie par le compromis de 1948, mis en place par David Ben Gourion, qui accordait aux orthodoxes le monopole sur des pans entiers de la vie personnelle et collective en Israël, alors même que ce monopole n’était initialement destiné qu’à être temporaire. Face à cette situation, source de drames humains considérables, une première voie pour surmonter les divisions de la société israélienne sera de trancher entre les prérogatives respectives des deux droits en présence – religieux et civil – en proposant des règles flexibles, laissant à chacun la liberté de choisir le type de juridiction à laquelle s’adresser, au cours des différentes étapes de sa vie personnelle : identité à la naissance, régime matrilinéaire, conversion, mariage, mixité, adoption d’un enfant, divorce, etc… La coexistence des deux types de juridictions – religieuse et civile – permettant à chacun de choisir la juridiction qui lui paraît la plus appropriée, ce qui mettrait fin au monopole de l’une d’entre elles.

2. Assurer un traitement identique à tous les citoyens, juifs et non juifs

La Torah interdit toute forme de dualisme selon lequel les Juifs seraient associés au bien et les autres au mal. Or un certain dualisme ne cesse d’être mis en œuvre en Israël. Le reconnaître n’est pas une preuve de faiblesse, mais au contraire une force dont la prise en compte permettrait d’atténuer considérablement l’accusation illégitime d’apartheid dont Israël est parfois affublé. Évidemment toute la difficulté vient du fait que la coexistence des deux communautés, juive et arabe, s’est tellement détériorée, que le rejet du dualisme – dont la forme extrême est la haine de l’autre – s’avère des plus difficiles. Mais tout ce qui peut contribuer à réduire la haine de l’autre devrait être entrepris.

Par exemple, il serait important que se diffuse en Israël un système d’éducation publique regroupant Juifs et Arabes, aussi bien au niveau des enseignants que des enseignés, pour réduire l’enseignement de la haine que reçoivent certains jeunes. De plus, la question de la hiérarchie des priorités se pose : faut-il établir de bonnes relations entre les deux communautés avant de parvenir à une égalité des droits, ou faut-il d’abord établir une égalité des droits pour espérer de bonnes relations ensuite ?

Là encore, les positions sont tranchées : les citoyens Juifs israéliens privilégient en général les bonnes relations, avant l’égalité des droits, tandis que nombre de citoyens arabes israéliens pensent le contraire. De ce fait, il est important de travailler simultanément sur les deux termes, que sont l’égalité des droits et les bonnes relations entre les deux communautés, car leur combinaison s’avère être une condition préalable indépassable pour construire une société partagée.

3. Revoir le statut de la loi Juive (Halakha)

La Loi Juive (Halakha) est considérée par beaucoup d’orthodoxes comme devant être immuable, car les codes médiévaux qui la régissent sont eux-mêmes issus de la tradition orale, d’inspiration divine. Sans vouloir interférer sur la question de l’origine de la Loi Juive, il faut reconnaître que la notion d’immuabilité de la Loi Juive est trompeuse. Elle est remise en question dans la Torah elle-même. Pour ne citer qu’un épisode où Dieu prend en compte les heureuses suggestions que l’humain lui propose, notons celui du livre des Nombres (27 : 3-4), où les filles de Zelophehad obtiennent de Dieu le droit des femmes à l’héritage, alors qu’elles en étaient exclues jusque-là par la Torah elle-même ! L’importance du réaménagement de la Loi Juive apparaît ainsi dès les premiers épisodes de l’histoire juive. Il ne s’agit pas seulement d’adapter la Loi Juive aux contingences historiques, mais également et surtout, d’appliquer le droit hébraïque en prenant en compte les conséquences sociales et politiques des décisions qu’il adopte.

Plutôt que d’adopter le credo du Rav Hatam Sofer, selon qui « toute innovation par rapport à la Torah doit être proscrite », credo qui met gravement en péril l’unité de la société israélienne, le droit hébraïque devrait prendre à bras le corps les multiples questions qui divisent la société israélienne, telles que le traitement du droit matrimonial, les lois sur le divorce, le statut des femmes, les lois de l’adoption, la conscription militaire des étudiants des académies religieuses, etc… Le critère de la responsabilité sociale, et non plus exclusivement celui de la bonne conscience qui enferme la Loi Juive dans le carcan de la tradition, devrait être au centre de toute décision émanant des tribunaux rabbiniques. De nombreux orthodoxes, dont le Rav Eliezer Berkovits et le philosophe Yeshayahou Leibowitz, plaident en ce sens.

4. Equilibrer les relations entre l’exécutif et la Cour Suprême

Après 1995, les décisions de la Cour Suprême israélienne ont constitué une vaste jurisprudence protectrice des libertés individuelles, civiques, religieuses, de parole, de réunion, de presse écrite, etc… Deux points de vue, qui se superposent à la division entre les deux camps, s’affrontent au sujet du pouvoir des juges de la Cour Suprême. Les sionistes religieux pensent qu’au nom de la démocratie, il faut limiter le pouvoir des juges pour laisser aux politiques le soin d’appliquer les mesures pour lesquelles le peuple les ont élus. Les libéraux pensent exactement le contraire : sans un véritable contre-pouvoir de la justice, la démocratie politique israélienne ne serait qu’un leurre.

Le débat sur l’étendue du contre-pouvoir de la Cour Suprême n’a pas cessé de s’envenimer en Israël. L’essayiste israélien contemporain Micah Goodman a une position nuancée, qu’il est intéressant de rappeler, car elle permet de parvenir à un compromis. Il estime que si le péché originel d’Aharon Barak, l’ancien président de la Cour Suprême, a été d’avoir violé l’équilibre en octroyant trop de pouvoir à la Cour Suprême, la proposition du ministre de la Justice actuel, Yariv Levin, pêcherait en sens inverse, en renversant l’équilibre des pouvoirs, mais cette fois, largement en faveur de la Knesset. En tout état de cause, un rééquilibrage entre le pouvoir exécutif et le pouvoir judiciaire serait donc bienvenu, tout comme le serait l’élaboration d’une Constitution écrite.

5. Substituer à la rébellion séculière une conscience juive

La rébellion des séculiers contre les religieux résulte de leur aversion à l’égard des contraintes que la religion leur impose. Transformer cette rébellion en une réflexion sur la richesse du judaïsme devrait être un des objectifs de l’État d’Israël, comme le proposaient déjà Ahad Ha’am et Martin Buber. Tous deux pensaient qu’au-delà de la religion, la religiosité, forme non institutionnalisée des croyances, pourrait constituer une voie de renouveau du judaïsme, pour alimenter une conscience juive qui doit rester en éveil permanent. Ceci permettrait d’élargir la cohésion entre les membres d’une nation qui s’est donnée pour mission d’établir un État des Juifs. La religiosité s’exprime notamment par une conception renouvelée du rapport à Dieu, force indéniable dans laquelle la société israélienne devra puiser un nouvel élan.

Selon Martin Buber, le processus spirituel du judaïsme s’accomplit dans l’histoire juive comme un effort vers la réalisation de trois idées connexes, consistantes avec ce que devrait être une conception de la vie du peuple : unité, action et avenir. Selon Buber, ces idées ne renvoient pas à des concepts abstraits, mais à des dispositions naturelles inhérentes au peuple juif, héritier d’une histoire scellée au cours de l’Alliance. Devrait ainsi émerger une conscience commune de l’unité du peuple juif, non pas indépendamment de la religion, mais prenant des formes plus émerveillées que celles provenant du respect de la tradition, comme le dit Martin Buber lui-même dans l’une de ses conférences prononcées en 1910 : « La religiosité est chez l’homme ce sens toujours renouvelé de l’émerveillement et de l’adoration,…le désir ardent d’établir une communion vivante »

Pour conclure ce très bref survol de quelques-unes des voies possibles pour surmonter les divisions de la société israélienne, l’État d’Israël doit impérativement veiller, d’abord, et avant tout, à mettre en œuvre une conception de la justice permettant de retrouver l’unité collective perdue. La justice ne saurait être confondue avec la seule conformité à la Halakha, mais devrait bien plutôt être l’expression d’une recherche permanente de compromis sociaux viables au sein d’une société très diversifiée par ses origines géographiques. Cela implique de faire preuve d’une inspiration nouvelle, d’une importance au moins aussi forte que celles que le judaïsme a connues dans son histoire. Cette nouvelle inspiration ne peut résulter ni d’un simple retour à la tradition religieuse du judaïsme en exil, ni du rejet de toute forme de conscience juive au nom d’une pseudo-émancipation.

Parvenir à une société juive et démocratique suppose non seulement de laisser aux citoyens juifs la liberté de choisir l’expression de leur propre conscience d’êtres juifs, mais également de traiter tous les citoyens de manière identique, quelles que soient leurs origines ethniques ou religieuses.

C’est en favorisant l’émergence des différents aspects que peut prendre la religiosité que l’État d’Israël parviendra à retrouver une stabilité interne, et donc réaliser son unité. Aussi difficile qu’il soit, ce processus, qui tourne le dos à toute conception monolithique du judaïsme, devrait être l’objectif premier de l’État d’Israël afin d’unifier une société aux origines et préférences les plus diverses. Mission inévitable, à laquelle devrait contribuer le retour à la conception d’une justice défendue par les Prophètes du judaïsme biblique, mission que Dieu aurait déléguée aux hommes, comme le précise le verset du Deutéronome (16, 20) : « C’est la justice, toujours la justice, que tu poursuivras, si tu veux te maintenir en possession du pays que l’Eternel, ton Seigneur, te destine ».

C’est également ce que dit le prophète Isaïe : « Tous tes enfants seront les disciples de l’Eternel, grande sera la concorde de tes enfants » (Isaïe, 54, 13), verset que le Midrach qui clôture le premier traité du Talmud Berakhot interprète en disant : Ne lis pas « banayikh » (tes enfants) mais « bonayikh » (tes bâtisseurs) ». On ne saurait être plus clair : Dieu assigne à chaque génération de bâtisseurs du peuple juif, la responsabilité première d’établir une cohésion interne par le recours à une justice responsable de ses actes auprès des générations présentes et de celles à venir.

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