Féminismes et féminités
Gisèle Chaboudez, psychanalyste, publie Féminismes et féminités, Le Tout et le Pas tout, aux éditions Érès, en octobre 2022).
Les rapports des discours psychanalytiques et des discours féministes ne sont pas simples, ne l’ont jamais été. Dès les premiers textes de Freud sur le féminin, une rupture s’est consommée, qui a donné lieu à d’autres voies, diversement fécondes, dont beaucoup sont sorties du champ psychanalytique et du dialogue avec l’inconscient, en posant les jalons des féminismes futurs. Cela peut se concevoir aisément. Comment considérer que soit justifié, lorsque s’élabore un savoir nouveau porteur d’espoir, notamment pour le féminin, que ses premiers résultats se contentent de donner les clés inconscientes d’une grammaire phallique à l’œuvre depuis des millénaires, dans les lois sexuelles qui organisent le rapport des sexes et élaborent les genres. L’Homme, LOM comme dira plus tard Lacan, y est érigé comme ce qui a le phallus et a l’objet féminin comme ce qui l’est, et cette logique toute phallique instaure l’être et l’avoir en une alternative exclusive qu’elle distribue entre les deux sexes sur un mode où l’un dispose de l’autre. La femme est définie comme castrée pour n’avoir pas un organe qu’elle n’était pas supposée avoir, afin de représenter cet objet phallique du désir pour l’homme, défini comme celui qui a ce symbole et cette femme, au nom du Père. Freud déchiffrait ce fantasme dans l’inconscient, en l’état, qui animait aussi le politique. Et si l’inconscient n’est que cela qui énonce, pour chacun comme pour tous, la même grammaire de domination que la loi en vigueur, autant s’en passer et la faire évoluer, estiment les démarches féministes.
Longtemps, en effet, le mouvement psychanalytique mit en œuvre cette conception unique d’une logique toute phallique, sans autre horizon qu’un féminin en défaut symbolique au regard d’un masculin en excès. Et lorsqu’en France, Lacan s’attela à montrer l’existence d’une autre détermination, qui ne s’entend pas car elle est hors discours, qui ne résonne pas car elle n’est pas toute concernée par le phallus, il suscita une certaine perplexité. Cette logique, dite pas toute, qui permet que s’élabore une autre jouissance en plus de la jouissance phallique sans s’y substituer, est encore naissante dans l’abord de l’expérience analytique, alors que sa description a 50 ans.
Ce qui s’entend du féminin dans les discours courants est en réalité de l’ordre du tout, plus que du pas tout. Les discours féministes se sont opposés à la logique toute phallique de Freud avec une exigence symétrique pour que le féminin ne soit en rien phallique, tant ils ont considéré que le phallus n’était en jeu que pour un sexe. Il l’est clairement pour les deux, animant nombre de désirs, les animant tous dans un cas et pas tous dans l’autre. Sur certains constats de la psychanalyse lacanienne, en termes de logique pas toute phallique, les féminismes ont effectué un virage au tout. Ainsi, les femmes ne doivent plus aucunement être objets du désir, ce qui supposerait qu’elles n’étaient que cela. Ou bien le genre est considéré entièrement indépendant du sexe, alors qu’il ne l’est qu’en partie. Ces énoncés sont entendus en termes de tout qui déporte leur exactitude, et le pas tout n’est pas entendu à l’étape actuelle. Les discours reviennent à une logique du « tout », concernant le féminin, au moment même où s’aperçoit en psychanalyse qu’il n’en relève pas, sauf par choix singulier éventuel adoptant le « tout » de la « norme mâle ». Ces logiques, quoique sexuées, ne sont pas sexuelles mais en partie indépendante du sexe, même s’il existe un choix préférentiel, où un grand nombre de femmes s’oriente selon le « pas tout » phallique et un grand nombre d’hommes selon le « tout » phallique.
Le tout s’entend dans les discours quand le pas tout ne le fait pas. Aussi l’exigence politique est celle du tout, quand celle du discours analytique ne l’est pas. Les discours féministes ont eu un effet essentiel, depuis les débats de la phase phallique, puis les élaborations de Beauvoir, en passant par Millet, Butler, jusqu’à l’actuel, ils ont pointé les symptômes de la psychanalyse. En outre ils éclairent par l’envers certaines découvertes lacaniennes ultérieures, dont cette logique pas toute, qui se déploie à la fois dans le discours et hors du discours. Elle exerce une action essentielle depuis son dehors, notamment pour la construction du couple sexuel, non pas dans l’universel mais dans le singulier. A la lumière des discours du « tout », on voit mieux d’où émerge l’existence et la nécessité d’une logique « pas toute » phallique, elle consiste à s’en extraire en partie.
Comme le font les discours en général, les discours féministes accroissent le silence du pas tout, à l’aide du tout de la « norme », qui n’est que la « norme mâle ». Ils font silence sur ce que la logique du « pas tout » comporte d’éminemment subversif en entamant le tout, y compris politiquement. Ce qu’on n’entend pas est nommé silence, ce qui comporte un silence est nommé soumission. Ce faisant, le tohu bohu des jouissances phalliques réparties entre les deux sexes de plus en plus équitablement, oublie que le dire des féminités est un dire que non, en acte, singulier. Ce dire s’adresse au tout du phallus, au tout de la logique œdipienne du Père, il s’y prête en un point mais ailleurs s’en excepte. Cette logique se divise entre deux positions qui alternent sans s’annuler l’une l’autre.
Lorsque le féminin vient dans les discours à être rassemblé au masculin qui jusque-là les habitait seul, comme notre siècle l’expérimente, une redistribution s’opère. Les sujets des deux sexes se côtoient là dans une œuvre commune, la fonction phallique du logos est désormais partagée universellement, et pour certains elle est également à l’œuvre dans l’amour et le sexe, mais pour les autres non. Voilà une distribution fort dissymétrique de logiques sexuées entre hommes et femmes, qui fondent des choix de sexuation, sans épouser totalement le sexe. C’est qu’il n’y a pas d’homme ou de femme dans l’inconscient, mais pas non plus de rien phallique d’un côté s’il y a du tout phallique de l’autre. Car l’ordre du langage en se constituant recèle cette fonction du phallus à la fois comme suppléance et comme obstacle au rapport que le sexe échoue à fonder entre les sexes. Tandis qu’au fur et à mesure que nous le déchiffrons, ce phallus devient contingent et non plus nécessaire. Il faut le déchiffrer pour apprendre à s’en passer.