Faut-il pleurer Assad ?

Un camion tirant la tête de la statue renversée du président syrien Hafez Assad, dans les rues de la ville de Hama, au centre-ouest du pays, le 6 décembre 2024. (Crédit : Muhammad Haj Kadour/AFP)
Un camion tirant la tête de la statue renversée du président syrien Hafez Assad, dans les rues de la ville de Hama, au centre-ouest du pays, le 6 décembre 2024. (Crédit : Muhammad Haj Kadour/AFP)

La « maison Assad » qui régnait de manière sanguinaire sur la Syrie, du père Hafez al-Assad (1930-2000) au fils Bachar au pouvoir depuis 24 ans, vient d’être renversée au terme du « blitzkrieg » d’une dizaine de jours mené par les rebelles, principalement de la milice islamiste du « Hayat Tarir Al-Sham » (HTS).

Ce séisme a bouleversé tous les pronostics. Or, tout le monde aurait dû savoir que :

  • le régime n’avait reconquis péniblement la majorité de son territoire que grâce à l’aide du Hezbollah, des « Gardiens de la Révolution » iraniens et de diverses milices chiites, sans parler des bombardements de l’aviation russe ;
  • la région était toujours occupée par l’opposition autour d’Idlib, près de la Turquie ;
  • l’armée turque, principal soutien du HTS, avait pris le contrôle d’une bande frontalière ;
  • les « Forces Démocratiques Syriennes », en majorité kurdes et soutenues par les Occidentaux, contrôlaient un tiers du territoire après avoir chassé le Daech ;
  • et à cela s’ajoutaient des bases isolées, de l’allié russe sur la côte, et de l’armée américaine dans le désert, face à la frontière irakienne.

Bref, c’était « open bar », avec en plus « l’autoroute » amenant des armes iraniennes au Liban, et qui était régulièrement bombardée par Israël.

Si Assad avait pu en apparence écraser la révolte au prix d’une répression atroce et aidé par d’autres pays, il n’avait plus et depuis longtemps la vraie maîtrise du terrain.

On entend maintenant des experts reconnaître que les coups de boutoir assénés par Israël contre le fameux « axe de la Résistance » sponsorisé par Téhéran ont joué un rôle décisif : décapitation des directions et des états-majors du Hezbollah et opération terrestre au Sud Liban, suivies par un cessez-le-feu accepté par la milice chiite à bout de souffle ; raids aériens à longue distance contre la République Islamique : tout ceci a affaibli les alliés locaux d’Assad, incapables de lui porter secours.

Poutine, hier triomphant, vient de démontrer par son lâchage piteux du régime syrien qu’il ne pouvait sauver ses alliés, la guerre contre l’Ukraine mobilisant totalement sa propre armée. Se trouve ainsi parfaitement démontrée l’interconnexion entre « les deux guerres », celle d’Israël soutenue par les Démocraties, et celle des Ukrainiens depuis l’invasion russe. Bien isolé dans le discours médiatique communautaire, j’en avais parlé ici dans un article[1].

Il n’y a donc, pour cette première raison, aucune excuse pour « pleurer Assad » ; plus encore, toute personne ayant à cœur la survie d’Israël devrait se réjouir de voir à terre le plan iranien destiné à le harceler et le détruire à plus ou moins long terme.

On lit aussi que les combattants islamistes sont dangereux, qu’ils pourraient menacer le pays et que Tsahal a déjà pris des mesures défensives sur la frontière du Golan : je ne suis pas un expert des affaires militaires, mais on peut douter que, même auréolés de cette victoire – finalement facile face à une armée régulière déjà en voie de liquéfaction, les ex-djihadistes du HTS représentent le même niveau de danger que la redoutable machine de guerre construite par la République Islamique.

La deuxième raison est d’abord un impératif moral : on ne sait pas assez, parce que les médias ne l’ont pas mis souvent à la « une » de l’actualité, quels monstres ont été les Assad père et fils.

Certes, ils avaient des ennemis, et le Baas soi-disant « laïc » dont ils se réclamaient a eu très vite comme ennemis les Frères musulmans qui, en Syrie comme ailleurs, ont harcelé les pouvoirs en place. Mais cela ne justifiait pas non plus les massacres de civils à grande échelle, comme à Hama en 1982 où il y eut des dizaines de milliers de tués[2]. Cela ne justifiait pas la répression atroce qui a transformé depuis des dizaines d’années les prisons en abattoirs, où on a torturé, massacré, violé des innombrables détenus dont beaucoup n’étaient même pas des opposants : ces prisons viennent d’être ouvertes, et on y découvre des enfants nés en captivité !

On ne connaît pas avec précision le nombre total de victimes de la guerre civile sous le règne d’Assad fils, l’estimation probable dépassant le demi-million ; mais on sait qu’elles ont été en grande majorité des civils victimes de bombardements aveugles, en particulier à Homs et à Alep.

Enfin, a-t-on oublié les près de 2 000 tués et les milliers de blessés par des bombardements chimiques dans la région de Damas, en août 2013[3] ? Bachar al-Assad a contraint à l’exil des millions de ses sujets, essentiellement des Sunnites, constituant la majorité de la population. Massacres, exils, tortures, tout ceci devrait parler à notre conscience juive ; et cela, alors qu’on entend trop souvent la sale musique raciste « de toute façon ce sont des Arabes ».

Reste enfin la troisième grande raison qui devrait nous interdire, absolument, de « pleurer Assad » : le fait que, dans un monde arabo-musulman déjà vidé de sa population juive, cette sinistre dynastie ait brillé par son antisémitisme. Et il est facile, après quelques simples recherches, de rappeler des épisodes singulièrement zappés par la plupart des grands médias.

Certes, la haine des Juifs existait aussi avant la prise de pouvoir par le parti Baas et ses alliés en 1963, suivie de la direction totale du pays par Hafez al-Assad en 1970.

J’ai consacré un riche dossier à la Syrie sur mon ancien blog (« Rencontre Judaïques FM ») ; y figure en particulier un article sur la communauté disparue des Juifs de ce pays[4] : dès novembre 1947, un pogrom allait provoquer le début de son exil. Mais sous la dictature Assad, il leur fut même interdit de quitter le pays, interdiction qui ne fut levée qu’au début des années 90 (ceci a été raconté par feu Roger Pinto[5] qui mena le combat pour leur libération).

Cet antisémitisme, cette haine des Juifs en général et au-delà d’Israël, a imprégné toute la société syrienne, mais le parti Baas – longtemps présenté par ses avocats de droite comme de gauche en France et ailleurs, comme « laïc » et « protecteur des minorités » – a été particulièrement infect avec les Juifs. Je me souviens que nous avions auditionné au Crif Paul Fenton, orientaliste arabisant et professeur à l’Université de Paris Sorbonne. Il nous avait raconté comment, dissimulant son origine, il avait pu participer à un congrès à Damas. Il demanda, avec candeur, si on pouvait trouver des livres sur les Juifs, et on l’orienta fort aimablement vers la Bibliothèque nationale qui s’appelait – quelle surprise ! – bibliothèque Hafez al-Assad. Là, il vit ce qui y était proposé : « Les protocoles des Sages de Sion » et autres grands classiques de la littérature antisémite.

A propos de l’importation de l’antisémitisme, il y eut aussi l’influence de nazis réfugiés au Proche-Orient. J’ai rappelé, toujours sur mon blog[6], le combat hélas non suivi de résultats de Serge Klarsfeld, venu dénoncer sur place l’asile offert à Aloïs Brunner. Rouage important de la Shoah aux côtés d’Adolf Eichmann, Brunner était responsable des crimes suivants :

  • déportation vers les camps d’extermination de 47 000 Juifs autrichiens ;
  • déportation vers les camps d’extermination de 43 000 Juifs grecs ;
  • direction du camp de Drancy, d’où il fit déporter pendant la période d’un an où il l’administra 25 000 Juifs français et étrangers, vers Auschwitz principalement.

Serge Klarsfeld m’a raconté comment il dut attendre dans son hôtel la réponse aux audiences demandées au Président syrien, qui à chaque fois le fit lanterner avant de l’expulser de Damas. Il m’a dit aussi avoir profité de ces voyages pour visiter la Syrie, un pays magnifique à son souvenir. Toujours à propos d’Aloïs Brunner, cet article[7] d’Alain Chemali publié sur le site de France Info décrit comment il fut actif auprès du dictateur syrien, enseignant à sa police des techniques de répression pour terroriser la population.

Arrivé au pouvoir après la mort de son père, le jeune Bachar avait fait illusion pendant quelques mois, faisant des gestes de soi-disant « ouverture ». Mais l’antisémitisme allait très vite reprendre le dessus, à l’occasion de la visite du Pape Jean-Paul II dans le pays [8]. L’accueillant à l’aéroport de Damas, le jeune chef de l’État syrien avait dénoncé l’oppression israélienne contre les Palestiniens, et déclaré que « ces souffrances étaient semblables aux souffrances bibliques de Jésus Christ aux mains des Juifs du 1er siècle ». Reprenant un grand classique de la tradition anti-judaïque de l’Islam, il affirma aussi qu’Israël voulait « assassiner tous les principes de toutes les religions, de la même manière qu’ils [les Juifs] avaient trahi Jésus et essayé de tuer le prophète Mahomet ». Le site Memri a aussi mis en ligne un extrait vidéo du président syrien, ouvertement négationniste et complotiste[9].

Cette haine antijuive, qui certes existait avant cette dynastie maudite, a été abordée frontalement par Riad Sattouf, franco-syrien et auteur talentueux de la série d’albums de bandes dessinées « L’Arabe du futur » où il évoque sa famille et ses souvenirs d’enfance. Il dit dans une interview[10] : « La Syrie est un pays qui était et est toujours en guerre avec Israël, donc l’antisémitisme, l’antisionisme si on veut, y est quelque chose de sociétal […] C’est quelque chose qui m’a toujours beaucoup marqué et que je pensais su. Mais en fait, non. J’ai gardé mes livres d’école de cette époque-là, mieux dessinés que les ouvrages français, mais on y apprenait à ne pas aimer Israël. Cela faisait partie de l’éducation des enfants à l’école. On me prenait pour le Juif, mais c’était plus compliqué que ça. Ma mère était française, et les gens avaient une conscience très claire de qui était allié avec qui. La Syrie était alliée avec l’URSS et Israël était allié avec les États-Unis. Et donc la France, alliée des États-Unis, était aussi l’alliée d’Israël. Je n’étais pas du bon bord, j’étais donc juif. Le mot signifiait beaucoup de choses. Mais surtout quelqu’un de mauvais ».

[1] https://frblogs.timesofisrael.com/lukraine-notre-guerre-aussi/
[2] https://fr.wikipedia.org/wiki/Massacre_de_Hama
[3] https://fr.wikipedia.org/wiki/Massacre_de_la_Ghouta
[4] https://rencontrejfm.blogspot.com/2015/03/juifs-de-syrie-comment-une-communaute.html
[5] https://shs.cairn.info/revue-pardes-2003-1-page-303?lang=fr
[6] https://rencontrejfm.blogspot.com/2015/03/alois-brunner-bourreau-nazi-heberge-par.html
[7] https://www.francetvinfo.fr/monde/syrie/syrie-comment-le-nazi-alois-brunner-a-forme-le-premier-cercle-du-clan-assad_3058415.html
[8] https://www.cath.ch/newsf/voyage-du-pape-en-syrie-israel-fache-par-les-declarations-du-president-bachar-el-assad/
[9] https://x.com/MEMRIReports/status/1737385983560069384
[10] https://www.levif.be/international/riad-sattouf-ca-ira-surement-mieux-dans-500-ans/

à propos de l'auteur
Bénévole au sein de la communauté juive de Paris pendant plusieurs décennies, il a exercé le métier d'ingénieur pendant toute sa carrière professionnelle. Il a notamment coordonné l'exposition "le Temps des Rafles" à l'Hôtel de Ville de Paris en 1992, sous la direction de Serge Klarsfeld. Producteur de 1997 à 2020, sur la radio Judaïques FM, de l'émission "Rencontre". Chroniqueur sur le site "La Revue Civique". Président délégué de la Commission pour les relations avec les Musulmans du CRIF (2009-2019). Vice président (2012-2024) de la "Fraternité d'Abraham" association laïque pour le rapprochement entre Judaïsme, Christianisme et Islam.
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