L’Ukraine, « notre guerre » aussi
Sur la plupart des comptes communautaires des réseaux sociaux comme sur la chaine i-24 News, le conflit atroce qui se déroule à nos portes en Europe est presque complètement ignoré. Certes, il est normal que l’attention prioritaire soit portée sur Israël, qui a vécu un massacre épouvantable le 7 octobre, et est engagé dans la guerre la plus longue de son Histoire depuis 1948. Mais cela justifie-t-il d’ignorer l’Ukraine ? On a l’impression que pour beaucoup il ne faut pas en faire trop contre Poutine, alors que depuis près de six mois la Russie soutient de toutes ses forces l’Iran et le Hamas, le premier ayant le potentiel réel de détruire Israël : alors pourquoi cet aveuglement ? Je vais essayer de le développer ici, avec en guise de clin d’œil la photo d’une affiche géante ornant le siège du Likoud à Tel Aviv, il y a quelques années.

Pourquoi cette indifférence presque totale dans la communauté juive de France, souhaitant par ailleurs pour beaucoup et comme Netanyahou, le retour de Donald Trump qui lui veut détruire l’Otan, la seule force crédible qui nous protège ? On commence maintenant à imaginer, dans quelques années, l’invasion par la Russie de pays qui furent les satellites de l’ex URSS, aujourd’hui tous membres de l’U.E ; clairement et leurs gouvernements le disent, la Pologne, la Tchéquie et les pays baltes ressentent une réelle inquiétude ; et ils soutiennent les déclarations fortes d’Emmanuel Macron sur un possible engagement français. Quel serait l’avenir des Européens si le Kremlin, régime de brutes épaisses, dominait notre Continent ? Et quel serait le sort des Juifs si l’allié de l’Iran antisémite dominait tout son voisinage ? Pour y penser, il faudrait voir un peu plus loin que le bout de son nez ; et cesser de reprendre les éléments de langage de la droite et de l’extrême-droite israélienne, pour qui les critiques de plus en plus directes de Joe Biden sur la conduite de la guerre pèsent beaucoup plus lourd que tout ce qu’il a fait pour aider là-bas leur pays, avec des livraisons d’armes massives et une défense régulière à l’ONU. Bref, raisonner avec un minimum de rationalité et de culture politique.
Au-delà de la Diaspora française que l’on dit la plus « sioniste du monde », il faut aussi réfléchir à ce que serait l’intérêt bien compris d’Israël dans une Planète qui vivrait de tels bouleversements : tout le relie au monde occidental, économie, finances, culture, coopérations scientifiques, sans parler bien sûr de l’alliance militaire avec les États-Unis ; et presque rien à la Russie dont le PIB est un peu au-dessus de celui de l’Espagne. L’État hébreu, colonne vertébrale du peuple juif, ne serait-il pas fatalement impacté par une défaite possible de l’Occident ? Car la capitulation de l’Ukraine serait vécue, dans le monde entier, comme une première et lourde défaite des démocraties, en attendant probablement pire dans un deuxième temps.
En outre, il devrait y avoir dans nos engagements un paramètre éthique à prendre en compte. Comme le minuscule pays si cher à nos cœurs et toujours menacé au Proche-Orient, l’Ukraine est un pays démocratique dont le droit à l’existence est remis en question de la plus brutale des façons ; qui a été envahi lâchement, lui aussi et pas qu’une journée il y a quelques mois ; et dont l’identité et l’Histoire sont niées. Cela mériterait un minimum d’identification. Mais on se rend compte que des années de désinformation et de propagande sournoise ont contaminé aussi une partie de la communauté juive : « les nazis de Kiev », ce slogan brandi par les envahisseurs russes dès avant 2022, a conforté hélas une mémoire tronquée de la Seconde Guerre Mondiale : oui, des milices ukrainiennes ont secondé les nazis en particulier dans la « Shoah par balles » ; mais oui, aussi, une quantité non négligeable de Russes ont collaboré, et comme supplétifs de la Wehrmacht, et dans les exterminations sur place ; parmi les millions de civils tués par les nazis se trouvaient aussi beaucoup d’Ukrainiens ; et l’armée victorieuse de 1945 n’était pas « russe », mais celle de l’URSS, avec le sacrifice de soldats de toutes ses Républiques !
Et puis il y aussi autre chose : l’alliance des dictatures en face, et là on sait à qui on a affaire. Poutine, régime mafieux, sans scrupules et « révisionniste » – comme l’appelle fort justement Nicolas Tenzer dans son livre magistral « Notre guerre » -, remettant en cause toutes les normes du droit international ; l’Iran, théocratie fanatique et au seuil de l’arme nucléaire, qui par ailleurs s’est spécialisé dans le terrorisme aérien avec son industrie de drones suicide qu’on aurait vraiment tort de mépriser (sait-on que des milliers de « Shahed » ont été livrés à la Russie, et qu’ils ont semé la mort dans les villes ukrainiennes ?) ; la Corée du Nord dirigée par une dynastie d’Ubu Rois, déjà en possession de la Bombe et qui menace tout son voisinage ; et cela, sans oublier la Chine soi-disant « neutre ». On a envie de crier dans ma communauté, à l’attention de tous les aveugles et sourds à cette autre guerre : à quoi ressemblerait un monde où ils auraient gagné ? Vous imaginez quoi, que Netanyahou qui aura à ce moment-là entre 80 et 85 ans sera toujours là, et que génialement il apportera, lui « Bibi le magicien », une miraculeuse protection ?
Mais à en lire beaucoup, à entendre l’actuel Premier Ministre, le seul problème ce serait les démocraties occidentales qui elles ont toutes manifesté leur solidarité après le 7 octobre ; ah, certes, elles s’inquiètent maintenant, justement au nom de leurs valeurs, du respect par Israël des normes du droit international en temps de guerre ; disant leur souci, par exemple de la situation actuelle de la population de Gaza, du risque de famine et de l’état sanitaire : et ce serait criminel ? Plus grave par exemple, que l’abjection de la Russie et de la Chine, qui ont bloqué au Conseil de Sécurité de l’ONU toute condamnation du Hamas ? On a vu la diplomatie israélienne prompte à convoquer l’ambassadeur du Brésil après que leur président ait parlé lui aussi, de « génocide » : c’était la moindre des choses. Mais on n’a entendu ni Netanyahou ni son ministre des Affaires Étrangères agir de même envers la Russie et la Chine, qui non contentes de n’avoir pas condamné le Hamas, le considèrent encore comme un interlocuteur incontournable. L’organisation islamiste est reçue à bras ouverts à Moscou, elle a discuté dernièrement avec des représentants chinois à Doha. Début novembre, Vassili Nebenzia représentant de la Fédération de Russie auprès des Nations Unies avait nié le « prétendu droit d’Israël à l’autodéfense » car il était une « puissance occupante » (à cette époque, pour rappel, l’intervention terrestre à Gaza ne faisait que commencer et des milliers de roquettes et obus tombaient encore sur les zones habitées du pays). A-t-on entendu Netanyahou ou son ministre des Affaires Étrangères le dénoncer ? Les insultes furent plus tard réservées à Joe Biden.
Certes aussi, aucune guerre n’est « propre », mais l’émotion mondiale est légitime alors que le bilan humain pour la population de Gaza se compte maintenant en dizaines de milliers de morts, qui sont loin d’être tous des combattants du Hamas. Je me suis moi-même exercé dans ce blog à évaluer ce bilan au début du mois de janvier ; et à rappeler que les démocraties occidentales n’ont pas été non plus très regardantes, dans un passé plus ou moins proche, pour le respect du « droit de la guerre ». Mais enfin, si on s’assoit totalement sur ce minimum de normes à propos de Gaza, celles que justement piétinent et la Russie et son allié criminel syrien, alors on perd toute crédibilité aussi pour faire face à de tels ennemis, en Europe ou ailleurs. Cela, les dirigeants européens et américains l’ont aussi à l’esprit, alors que « l’autre guerre » est probablement leur préoccupation majeure en ces temps très agités ; et quand on sait que l’adversaire en Europe a déjà commis des crimes qui ont déjà fait l’objet d’instructions par la Justice Internationale.
On est rentrés maintenant, et il faudrait être aveugle pour ne pas le voir, non pas dans une « guerre mondiale », mais dans une « guerre mondialisée » ; ce qui se passe sur le front ukrainien, ce qui se passe aux frontières d’Israël et peut-être demain du côté de Taïwan, déterminera notre avenir pour les proches années, beaucoup disent même les prochaines décennies : celui du monde libre, de toutes les démocraties menacées par des brutes épaisses ; et un recul en Europe après la défaite de l’Ukraine pourrait faire bouger tout le reste, pour Israël aussi et par un effet domino. Alors est lamentable cet esprit de ghetto chez nous (« cela ne nous concerne pas »). Lamentables, aussi, les dernières pleurnicheries de Netanyahou sur le registre « le monde a oublié le 7 octobre » : personne ne l’a oublié ; personne n’a arrêté encore l’offensive à Gaza ; le Hamas en a déjà pris plein la figure ; et son éradication est toujours considérée comme légitime par les alliés du pays.
Pire encore. Établir des frontières étanches entre la survie de l’Ukraine en Europe et celle d’Israël là-bas, est aussi absurde que profondément immoral. La guerre « pour de vrai » entre l’Occident et Poutine n’a pas encore commencé, mais cela fait quelques années que de nombreux experts ont pu remonter à la trace l’offensive russe sur la Toile, entre trolls vendant des contre-discours, propagations de rumeurs, démoralisation du public, perte de confiance dans les autorités – médicales par exemple pendant la pandémie de Covid – et exacerbation des violences sur les réseaux sociaux et ailleurs – voir le soutien sans limites accordé aux Gilets Jaunes en 2018-2019 par la chaine RT France. L’interaction forte entre les sites et discours complotistes et le dénigrement systématique des États-Unis et de l’Union Européenne est une constante parfaitement identifiée ; l’antisémitisme plus ou moins sournois est presque toujours présent, en langage codé, derrière ce travail de sape ; et, logiquement, Israël y est présenté comme une entité maléfique. Mais ce soutien de Poutine à toutes les extrêmes-droites est superbement ignoré dans la majorité des médias communautaires juifs et par ceux qui les relaient sur les réseaux sociaux, comme si seuls les « islamo-gauchistes » constituaient un péril.
Autre chose. On a été choqués et à juste titre par la flambée des actes antisémites dans le monde entier après le 7 octobre ; et en particulier dans les Universités, même là où on s’y attendait le moins comme aux USA. A été justement dénoncée l’idéologie « woke », complice du narratif islamiste, pro-Hamas et antisioniste radicale. Mais les mêmes jeunes, souvent incultes et manipulables, ont pu aussi alimenter leur engagement à partir d’éléments de langage de la propagande du Kremlin ; et on ne peut pas dire, non plus, que les « autorités morales » de l’extrême gauche brillent par leur défense de l’Ukraine. Si ces manifestants ont fait preuve d’une imagination sans limites pour « défendre la Palestine » (en fait le programme du Hamas avec le slogan infâme « Du fleuve à la mer »), on ne les a jamais vus bloquer des gares ou des avenues ou crier leurs slogans lors d’évènements culturels pour défendre les victimes de « l’autre guerre ». Leurs slogans absurdes sont souvent en miroir de la propagande d’ultra-droite, elle-même présentant Vladimir Poutine comme un défenseur du « Sud Global ». Bref, la remise en question radicale du passé de l’Occident, l’absence de bilan partagé sur les horreurs du communisme dans l’ex URSS, la haine largement partagée des USA, tout cela a donné une soupe vénéneuse qui a désarmé moralement une partie de nos sociétés.
Revenons, pour finir, aux deux guerres. Tsahal a consommé une quantité ahurissante de bombes de tous calibres pour écraser méthodiquement l’armée terroriste terrée dans les souterrains de Gaza. On le sait, l’Ukraine manque cruellement de munitions pour ses canons face à l’artillerie de l’armée russe, qui lui envoie dix fois plus d’obus. Au tout début du conflit, on a même lu que l’armée américaine avait dû piocher largement dans ses stocks, et que les Ukrainiens s’étaient plaints de cette « concurrence ». Mais le sort des deux nations se jouera en même temps ; pour la victoire comme ce fut le cas il y a quatre-vingt ans, dans deux théâtres d’affrontements distants de plus de 10.000 km ; et lorsque les démocraties ont été forcées, d’affronter puis d’écraser, les régimes fascistes de l’époque.