Faut-il faire confiance au Rassemblement National ?
L’invitation de Jordan Bardella et Marion Maréchal à la conférence internationale sur la lutte contre l’antisémitisme à Jérusalem, les 26 et 27 mars 2025, a relancé un débat brûlant : le Rassemblement National (RN) peut-il être un allié fiable dans la défense de la communauté juive et la lutte contre l’antisémitisme ? Entre ceux qui saluent un parti en évolution et ceux qui dénoncent un opportunisme teinté d’un passé trouble, la question divise.
Les arguments en présence
D’un côté, le RN se présente aujourd’hui comme un défenseur actif de la communauté juive. Jordan Bardella affirme que son parti aspire à être un « bouclier » pour les Juifs de France face à la montée de l’antisémitisme, un terme qu’il emploie souvent. Cette posture n’est pas isolée : depuis les attaques du 7 octobre 2023, le RN a multiplié les prises de position pro-israéliennes et les condamnations des actes antisémites, il faut bien reconnaître que ses positions sont sans doute celles qui reflètent le plus fidèlement la réalité vécue par notre communauté en France et en Israël, rompant avec l’héritage sulfureux de Jean-Marie Le Pen. Certains y voient une mue sincère, particulièrement à une époque où l’antisémitisme émane davantage de l’islamisme radical ou de l’extrême gauche que de ses propres rangs.
De l’autre côté, les critiques persistent. Certains trouvent que l’opportunisme du RN rappelle celui qu’Israël a pu percevoir en Donald Trump, qu’ils jugent imprévisible et versatile, prêt à changer de discours selon ses intérêts. Même si dans les faits, il faut bien le reconnaître, il est d’une fidélité infaillible envers Israël et a prouvé une constance en la matière. Mais cet argument – qui reste à prouver – est souvent invoqué pour mettre en garde contre une alliance avec le RN : un parti qui pourrait soutenir une cause aujourd’hui et la trahir demain. Quoi qu’il en soit, le passé du RN – ses racines pétainistes, les dérapages de certains cadres – reste un obstacle. Pour beaucoup, accepter son aide revient à fermer les yeux sur une histoire incompatible avec les valeurs juives ou républicaines. Cette méfiance pose une question plus large : faut-il « faire confiance » à ce parti pour l’accepter comme allié ?
La confiance, un faux débat
En tant que rabbin et acteur engagé au Parlement européen et au Conseil de l’Europe depuis des décennies, je reçois souvent des politiques de tous bords, y compris du RN. À chaque fois, je leur dis une chose : entrer dans mon bureau – bien que la porte indique que c’est le bureau de la Cacheroute – ne leur délivre pas un « certificat de cacherout ». Mon rôle n’est pas de distribuer des labels de vertu ou de juger les âmes. Il est d’avancer dans la défense des causes qui me tiennent à cœur – ici, la protection de la communauté juive. La question n’est donc pas « Puis-je faire confiance au RN ? », mais plutôt « Avec qui et comment mener ce combat ? ».
Je ne crois pas qu’il faille « faire confiance ». Un responsable communautaire ou politique n’a pas à s’appuyer sur une foi aveugle en autrui – ce serait une faute que de « faire confiance ». Ce qui compte, c’est l’action : si quelqu’un défend ce que je considère juste, il est de mon côté. S’il cesse de le faire, il ne l’est plus. C’est une logique pragmatique, pas sentimentale. On pourrait comparer cela à un partenariat stratégique : Israël, par exemple, ne « fait pas confiance » au RN ou à d’autres alliés européens par affection, mais parce qu’ils partagent un objectif commun face à l’antisémitisme et à l’hostilité internationale.
Sincérité et cohérence : des critères pertinents ?
Deux notions reviennent souvent pour juger le RN : sa sincérité et sa cohérence. Sur la sincérité, je reste sceptique quant à son utilité. C’est une idée subjective, presque impossible à mesurer. Prenons un exemple : Emmanuel Macron n’a pas participé à la grande manifestation contre l’antisémitisme en novembre 2023. Cela prouve-t-il qu’il manque de cœur dans ce combat ? Certains diront oui, d’autres non, invoquant des raisons politiques ou protocolaires. La sincérité varie selon les lunettes de celui qui regarde.
Un autre cas illustre cette complexité : le Concile Vatican II, en 1965, a marqué une rupture historique en révisant la doctrine catholique pour faire la paix avec les Juifs, rompant avec des siècles de persécutions et d’enseignements antisémites comme la culpabilité collective des Juifs dans la mort de Jésus. Était-ce une démarche sincère, motivée par une foi profonde, ou un geste pragmatique, teinté de culpabilité après la Shoah ? La question est légitime, mais elle ne change rien au résultat. Et pourtant, malgré cet aggiornamento, des écarts ont persisté. En 1988, Mgr Marcel Lefebvre, excommunié pour son schisme traditionaliste, a continué à propager des idées antisémites, qualifiant les Juifs de « peuple déicide ». Plus récemment, en 2009, l’évêque Richard Williamson, lié à la Fraternité Saint-Pie X, a nié l’ampleur de la Shoah, provoquant un scandale. Même au sein de l’Église officielle, des prêtres ont parfois tenu des propos ambigus sur Israël, comme en 2014, lorsque certains clercs italiens ont critiqué les opérations militaires à Gaza en des termes flirtant avec de vieux stéréotypes.
Ces « branches » dévient du tronc majeur défini par Vatican II, mais personne n’a sérieusement proposé d’annuler ses conclusions pour autant. Pourquoi ? Parce que ce tronc – cette volonté de paix et de rupture avec l’antisémitisme – reste structurellement essentiel, historique, et porteur d’un avenir commun. Ce n’est pas une question d’amour ou de haine, mais de reconnaître qu’une doctrine peut être valable malgré des feuilles qui s’égarent.
Plus encore, nous croyons en l’avenir : à force de faire le bien ensemble, les gens peuvent devenir meilleurs. Rejeter Vatican II pour quelques dérives reviendrait à nier ce potentiel transformateur. De la même manière, écarter le RN pour son passé ou ses ambiguïtés risque de sous-estimer ce qu’il pourrait devenir en agissant avec nous.
La cohérence, elle, mérite plus d’attention. Le RN dit vouloir protéger les Juifs, mais dans son discours il y a un élément qui me chiffonne. Se présenter comme un « bouclier » implique un adversaire – souvent, dans leur rhétorique, l’islam ou l’immigration. Cette polarisation peut diviser plus qu’elle ne protège. La première fois que Jordan Bardella m’a dit, lors d’une rencontre, que le RN était « le bouclier de la communauté juive », j’ai tiqué. D’abord, ce terme porte une forme de prise de responsabilité – comme s’il se désignait gardien officiel –, ce qui me laisse dubitatif. Mais surtout, je me suis demandé : ce bouclier, à qui profite-t-il vraiment ? On pourrait penser que c’est un cadeau pour ceux qui sont protégés. Pourtant, en tant que rabbin, je me réfère à ce que D.ieu dit à Abraham dans Genèse 12:3 : « Celui qui te bénira sera béni, celui qui te maudira sera maudit. » Défendre la communauté juive est un service rendu, certes, mais c’est aussi un mérite pour celui qui agit – une bénédiction qu’il reçoit. Et dans Genèse 15:1, D.ieu ajoute : « Je suis ton bouclier » (Ano’hi magen lakh). Pour moi, c’est le seul bouclier que je reconnaisse pleinement.
Le RN peut bien se poser en défenseur, mais cette notion de « bouclier » m’interroge : est-elle un don désintéressé, ou une posture qui sert d’abord celui qui la brandit ? Si le RN affirmait, par exemple, « Nous refusons toute agression contre une communauté et particulièrement la communauté juive qui fait l’objet d’attaques inacceptables et ceci au nom de nos valeurs », plutôt que de se poser en « bouclier » face à un ennemi désigné, son discours gagnerait en universalité et en crédibilité.
Pragmatisme ou valeurs : une tension universelle
La tension entre pragmatisme et valeurs ne se limite pas à une opposition entre nations. Israël, confronté à des menaces existentielles, adopte une realpolitik qui privilégie des alliés efficaces, avec sans doute leurs défauts, au même titre qu’une autre nation. Depuis quand exige-t-on d’un allié qu’il soit un modèle de vertu irréprochable, surtout quand la survie est en jeu ? En s’alliant à des forces pro-israéliennes comme le RN, Israël mise sur une convergence dans la lutte contre l’antisémitisme, souvent lié à l’anti-sionisme. La France, elle, n’échappe pas à ce dilemme. Si elle chérit ses idéaux républicains, elle a aussi, dans son histoire, fait des compromis face à l’urgence. Louise de Savoie s’est tournée vers Soliman le Magnifique, un musulman, pour protéger la France de François Ier contre un ennemi commun. Richelieu, catholique inflexible, a soutenu Gustave Adolphe, un protestant, pour affaiblir les Habsbourg. Pendant la Grande Guerre, la République laïque a accepté l’aide du Tsar autocrate, un soutien crucial malgré son régime oppressif. Et en 1941, les démocraties occidentales se sont alliées à Staline contre le nazisme, un régime qui persécutait les Juifs, malgré l’antithèse de leurs valeurs. Ces compromis répondaient à une nécessité : protéger un peuple ou contrer une menace.
Aujourd’hui, le RN pose une question similaire : peut-on refuser son soutien au nom de son passé, alors qu’il se positionne contre l’antisémitisme ? Et surtout : est-il sage de limiter la lutte contre l’antisémitisme à un camp qui a porté des coups de canif à Israël – que ce soit par des déclarations laissant entendre une barbarie israélienne ou par des boycotts de sociétés israéliennes dans des salons –, quand l’anti-sionisme est si souvent le moteur de cette haine ? Refuser l’aide du RN parce qu’elle ne cadre pas avec un idéal de cohérence ou de pureté éthique, est-ce un choix viable face à la montée des actes antisémites ? Ou est-ce une fidélité à des principes qu’il faut absolument respecter ?
Ce samedi 22 mars 2025, l’agression brutale de mon ami le rabbin d’Orléans, frappé et mordu en rentrant de la synagogue, nous jette cette réalité au visage. En tant que responsable communautaire, notre devoir est de protéger notre communauté, avec les moyens dont nous disposons, face à une violence qui ne faiblit pas. Dans un tel moment, alors que la communauté juive est attaquée avec une volonté d’installer la peur, certains pourraient vouloir scruter la moralité de chaque allié potentiel, comme on passerait un « IRM moral » à quiconque propose son aide. Mais face à l’urgence, je me demande si nous avons ce luxe – car, comme dit l’adage, « trop de prudence finit par paralyser ».
La vigilance reste essentielle : une main tendue aujourd’hui pourrait dissimuler des intentions troubles demain. Mais quand le danger est à nos portes, devons-nous refuser une main qui se tend ?
Vous avez compris que c’est extrêmement difficile de trancher. C’est l’idée même de la blague juive qui dit : « Deux Juifs, trois opinions – c’est qu’il y en a bien un qui a deux opinions. »
Et si notre devoir sociétal était aussi de laisser une chance à celui qui tend la main ?