La Russie et le Coran
La Russie mènerait des campagnes de désinformation destinées à empêcher la Suède d’adhérer à l’OTAN. C’est ce que révèle une agence du ministère suédois de la Défense. Depuis la fin du mois de juin, une série d’articles écrits en arabe accusent la Suède d’être derrière les autodafés du coran survenus à Stockholm. Ce bureau a noté un million de messages identiques sur le Net qui émanent des agences de propagande RT et Sputnik contrôlées par l’Etat russe et chargées d’influencer les esprits pour imposer la vision de Moscou.
Comment la Suède a raté son examen d’entrée dans l’OTAN
Depuis que Salwan Momika a brûlé un exemplaire du Coran devant une mosquée de Stockholm, au premier jour de la fête de l’Aid al-Adha en juin dernier, la Suède voit les demandes d’autorisation de brûler le livre saint de l’islam se multiplier. Et si la liberté d’expression dans une démocratie se révélait être son pire ennemi ? En attendant, la Finlande qui vient d’y entrer de plein droit, craint que ces atermoiements de la Turquie et de la Hongrie finissent par coûter cher à la sécurité de tous. Cependant, la Suède, qui avait déjà un pied dans l’OTAN, y entrera au rattrapage.
Pourtant, comme le souligne le Premier ministre suédois Ulf Kristersson, jamais la sécurité, et particulièrement en Suède, n’a été à ce point menacée depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. « La Suède est l’objet de campagnes de dénigrement de la part de certains Etats et d’organisations non-étatiques qui cherchent à nuire à ses intérêts, » renchérit de son côté Carl-Oskar Bohlin, le ministre de la Défense civile suédoise. Contrairement à l’Europe de l’Ouest, la Suède a toujours conservé la conscription et formé sa population à la défense civile — de même que la Finlande.
Qui est Salwan Momika ?
En effet, le geste de Salwan Momika a fait des émules qui comblent de satisfaction les partis dits d’extrême-droite suédois et danois, nationalistes, anti-immigrés, euro-sceptiques, et… pro-russes. Réglées comme une horloge, ces scènes réveillent le courroux du président turc Erdogan qui, à chacune de ces provocations, retient sa plume pour ne pas signer son acceptation de l’entrée de la Suède dans l’organisation Atlantique. Maître du jeu, mais aussi jouet des forces en présence, Erdogan est devenu aussi incontournable que les Détroits qui font de son pays la porte de sortie des richesses des belligérants qui s’affrontent aujourd’hui en Ukraine.
Mais qui est ce réfugié qui fait peser un tel danger sur la sécurité mondiale ? Certes la Suède lui refuse la nationalité, et aucun pays européen ne semble pressé de la lui accorder. Qui s’encombrerait d’un invité aussi peu discret ?
Originaire de Ninive, dans le nord de l’Irak, celui qui a mis le feu à un exemplaire du livre sacré de l’islam devant l’ambassade de son pays à Stockholm au moment où se tenait un sommet de l’OTAN à Vilnius (11-12 juillet) est un réfugié chrétien, athée, libre-penseur, qui aurait participé à la lutte contre Daesh tantôt avec des milices proches des chiites pro-iraniens et tantôt avec des milices kurdes, aux tendances plutôt athées et communistes. Il aurait fui l’Irak en raison d’une rivalité entre chefs de milices chrétiennes.
Momika est applaudi par Rasmus Paludan, fondateur en 2017 de Stram Kurs (« Ligne dure ») un petit parti suédois nationaliste et souverainiste, anti-immigration et pro-russe qui a recueilli 1,8 % des voix en 2019. Binational dano-suédois, celui-ci est surtout connu pour ses discours violents contre l’islam au cours desquels il brûle des pages d’un coran et réclame l’expulsion des musulmans.
Depuis l’affaire des caricatures de Mahomet dans un journal danois en 2005, la rue musulmane de Téhéran à Karachi donne de la voix à chaque provocation de ce type pour forcer ses représentants à réagir.
Ainsi à Bagdad, après la prière du vendredi, des manifestants en colère se sont rassemblés place Tahrir à l’appel des partisans du religieux al-Sadr dont le portrait avait été piétiné par Momika à Stockholm. Menaçant de marcher sur l’ambassade suédoise, ils criaient « oui, oui, au Coran » en brandissant le portrait de leur leader. « Le Coran est notre Constitution, » proclamait l’un des organisateurs de la manifestation.
C’est aussi à Stockholm qu’un écrivain égyptien installé dans le pays avait annoncé, dans le quotidien suédois Dagens Nyheter, son intention de brûler des rouleaux de la Torah devant l’ambassade d’Israël le 15 juillet. Il entendait ainsi dénoncer le deux poids, deux mesures quand il s’agit des musulmans — et aussi, pourquoi se priver, « rappeler qu’Israël tue les enfants palestiniens. » Il a associé à sa demande la volonté de brûler aussi une bible. Il a obtenu l’autorisation de « s’exprimer » en toute liberté. Finalement, il y a renoncé.
Liberté d’expression et sécurité nationale
La liberté d’expression, Momika l’invoque justement pour justifier son geste. D’ailleurs, nous envions tous « le modèle scandinave », et depuis si longtemps ! Toujours imité et jamais égalé, tant il est vrai que la Suède et le Danemark font partie des pays les plus tolérants du monde. La liberté d’expression est inscrite dans leurs constitutions, ce qui permet d’insulter librement la religion sans contrevenir à la loi comme en France, pays laïc.
Or, nous explique un professeur de droit de Copenhague, cette liberté ne s’arrête pas à l’expression orale, elle comprend aussi les actes.
Dans ces pays, la liberté d’expression est encore plus sacrée que le Cinquième Amendement aux Etats-Unis, précise un professeur de droit de Stockholm. Il suffit de demander une autorisation à l’avance, ce que Salwan Momika a fait, et c’est aussi au nom de la liberté de réunion qu’il a eu le droit de « s’exprimer ». La police lui a refusé ce droit en février car elle estimait ne pas pouvoir garantir la sécurité des personnes, mais la Cour d’Appel a rejeté sa décision.
De nouveau le 31 juillet, Momika a piétiné le livre saint des musulmans et y a mis le feu devant le Parlement suédois, et foulé aux pieds un portrait d’al-Sadr devant une douzaine de protestataires armés de corans et de drapeaux irakiens. Son comparse, Salwan Najem, a déclaré qu’il voulait voir interdire ce livre en Suède. Le Premier ministre et le président irakiens ont protesté. « Tout s’est passé sans troubles graves à l’ordre public, » a assuré le porte-parole de la police.
Cela dit, pourquoi donc la Suède n’invoque-t-elle pas la sécurité du pays et la lutte contre le terrorisme pour refuser à Momika l’autorisation qu’il réclame ?
Prisonnière de sa législation, de ses principes et d’une longue tradition politique, pourquoi a-t-elle laissé un simple individu, un ressortissant étranger auquel on a refusé la naturalisation, peser pour des motifs personnels sur des accords internationaux qui concernent la sécurité de la région tout entière ? Cette attitude place en première ligne sa voisine, la Finlande qui malgré son adhésion toute récente, reste isolée, formant tampon, entre la Russie et la Suède.
La Finlande, 31e membre de l’OTAN
Et pourtant tout avait bien commencé.
Le soir du 4 avril dernier, notre amie finlandaise nous a appelés : « Ça y est, Erdogan a voté, » et elle nous a parlé de l’immense soulagement de la population. « J’apporte le champagne, » a-t-elle ajouté. Vive la Finlande se dit « Eläköön Suomi! » en finnois, et « Leve Finland! » en suédois — car il y a une forte minorité suédoise à l’ouest du pays. « C’est une journée historique pour nous, » a-t-elle souligné. L’événement restera dans l’Histoire, et sera indissociable du nom de l’ex-Première ministre social-démocrate, Sanna Marin (2020-avril 2023).
Pour les Finlandais, c’était un vrai basculement. Car l’inquiétude était grande chez les voisins nordiques de la Russie depuis l’invasion de l’Ukraine. Et même avant, puisque les provocations russes vis-à-vis de la Finlande et de la Suède se multipliaient depuis des années.
La Finlande est ainsi devenue membre de l’organisation de sécurité collective fondée le 4 avril 1949, pour répondre aux débuts de la Guerre froide par le bloc soviétique.
Désormais, le 4 avril sera une journée historique pour les Finlandais, soulagés, car les membres de l’OTAN sont solidaires concernant leur sécurité. En cas d’agression, leurs destins sont liés.
Et nous avons alors compris qu’un événement majeur pour l’Europe, et pas seulement pour la Finlande, venait de se jouer. Restait la Suède, mais c’est juste une question de temps, évidemment. Entre-temps, on prie pour voir les campagnes de l’extrême-droite pro-russe s’éteindre d’elles-mêmes. « Les pacifistes sont partout pareils, ils croient éviter la guerre en refusant la présence de militaires sur leur sol », remarquait notre lectrice de la presse suédoise, ajoutant : « Pourtant, les journaux du pays constatent que la menace russe en Suède est plus forte que jamais. »
A quoi joue donc Salwan Momika, dont le seul geste a suffi pour gripper le processus d’intégration de la Suède ? Son permis de séjour expire en avril 2024 et ne sera pas renouvelé. Aucun pays occidental ne semble pressé d’offrir l’asile à un agitateur politique aussi encombrant. Puisque son passé de milicien ne saurait le disqualifier aux yeux d’un Prigojine, Poutine pourrait lui offrir, qui sait, la nationalité pour services rendus ?
La Russie et sa tradition colonisatrice
Quand Poutine s’est emparé de la Crimée et du Donbass, on l’a laissé faire, nous rappelle ma blonde amie. Il croyait donc qu’il pouvait continuer et qu’on ne dirait rien. Et à présent, il rêve de reconstituer l’Union soviétique : la Géorgie, les pays baltes, la Moldavie, et pourquoi pas la Pologne ?
Dans l’esprit des Finlandais, la Russie impérialiste de Catherine II (1729-1796) appartient à un passé révolu, malgré les traces tangibles d’une longue occupation russe du pays.
Au lendemain de la dernière guerre, l’URSS a imposé à la Finlande une sorte de paix sous conditions, une neutralité qui a donné naissance au terme de « finlandisation ». Malgré une Guerre d’hiver victorieuse mais destructrice, Staline lui a arraché plusieurs parties de son territoire, dont la Carélie au sud, et l’a privée de l’accès à l’Océan glacial au nord. Plutôt que de goûter au bonheur sous les Soviets, la population locale des régions annexées, qui était majoritairement composée de petits paysans, a fui en suivant l’armée finlandaise à travers les plaines enneigées.
Aujourd’hui la Carélie est russifiée, et c’est bien ce qui a commencé en Crimée et dans le Donbass, les territoires ukrainiens tombés sous la domination russe à partir de 2014.
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L’OTAN et la France, une histoire chaotique
Les jeunes générations européennes rêvent d’un monde sans armée et sans armes, d’un continent pacifié et sans frontières, voire d’un continent démilitarisé. Le pacifisme est bien représenté dans la vie politique, en France comme en Allemagne et dans le reste de l’Europe.
Dès l’après-guerre, où le Parti communiste alignait jusqu’à 25 % des votes aux élections, l’adhésion à l’OTAN a suscité des irritations. En 1966, De Gaulle annonçait le retrait de la France du commandement intégré de l’OTAN, ce qui n’impliquait pas le retrait de l’Alliance atlantique. Pour le général, la menace ne venait plus vraiment de l’est, d’une part, et d’autre part, la France possédant la bombe, elle n’avait plus besoin du parapluie américain. Trente ans plus tard (1995), avec le gouvernement Juppé, la France négocie son retour, mais Lionel Jospin, Premier ministre socialiste, en tête-à-tête avec Chirac, s’y déclare « tout à fait hostile ».
Malgré une motion de censure défendue par François Hollande et Noël Mamère à l’Assemblée nationale, le président Sarkozy prône en 2007 l’élaboration d’un « Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale », mais il attendra le sommet de Strasbourg, deux ans plus tard, pour entériner le retour de la France dans le commandement intégré.
Evidemment les pays frontaliers de la Russie ont du mal à comprendre ce tropisme anti-américain typiquement français, eux qui ont l’impérialisme russe à leurs portes, qu’il fût tsariste, soviétique, ou poutinien comme aujourd’hui.
Car ce paradis hérité des années soviétiques est juste assez bon pour le peuple, et certes pas pour l’entourage de Poutine, qui se presse dans un Occident honni, aux mœurs dépravées, avec sa débauche et ses passions coupables — autorisées par des comptes en banque bien garnis.
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Quelques chiffres
A vrai dire, la Suède était dans une situation moins urgente que la Finlande car elle n’est pas frontalière de la Russie. « La Finlande est située entre les deux, elle fait tampon, en quelque sorte, souligne notre amie. Et elle a 1 300 km de frontière avec la Russie. » 1 300 km, la distance entre Amsterdam et Perpignan, ce n’est pas une mince affaire.
La Russie est grande comme trois continents : 9 000 km d’est en ouest, entre 2 500 et 4 000 km du nord au sud, plus de 100 000 rivières. Au total plus de 17 millions de km2 sans accès direct aux « mers chaudes » mais seulement à l’Océan glacial arctique.
De son côté, l’Ukraine c’est trois fois la France avec, autour d’elle, une mosaïque de plus petits pays : la Biélorussie, la Pologne, la Slovaquie, la Hongrie, la Roumanie, la Moldavie, et les trois pays baltes. Les 35 millions d’Ukrainiens pèsent peu face aux 150 millions de Russes.