Centenaire de la naissance de Jorge Semprun (1923-2011)

Nelly Ben Israël, bibliotheconomiste à l’Université Hébraïque de Jérusalem et ex-chroniqueuse littéraire du site Israpresse, a publié, en 2021, le tome 1 de son premier roman, Ella, L’espoir au loin, aux editions M+, qui a obtenu le prix Wizo israélien 2022. Elle publie à présent le second tome, Ella, Plus fort que les vagues..

Où se situe Jorge Semprun, qui est l’un des personnages de votre roman, dans l’histoire de la littérature ?
Nelly Ben Israël: Exilé de son pays natal, ancien déporté, auteur, scénariste, politicien, de par son histoire personnelle Jorge Semprun représente en quelque sorte l’Histoire politique et culturelle du 20e siècle. Il aura été parmi les premiers à raconter son expérience concentrationnaire et donc dans une littérature encore peu voire pas reconnue à sa juste valeur. Plus tard, son parcours artistique exemplaire marquera ses contemporains mais également une génération plus jeune d’auteurs et d’essayistes avec qui il échangera jusqu’à la fin de sa vie.

Pour ma part, bien que connaissant son travail, je n’ai pas eu la chance de le rencontrer. J’ai remédié à ce manque en faisant connaissance avec lui à travers ses entretiens et ses écrits afin de l’intégrer dans mes livres en tant que personnage.

J’ai d’abord relu bien sur Le grand voyage (1963), son premier ouvrage qui relate sa déportation en train, de Compiègne à Buchenwald, et que je présente dans le premier opus d’Ella, L’espoir au loin et qui permet à Semprún-personnage de rencontrer mon héroïne. Ce récit donne une description insoutenable de la réalité du camp mais est aussi une réflexion sur la vie du narrateur.

Je veux citer également L’évanouissement, paru en 1967, qui est très en avance sur son temps concernant l’amnésie traumatique et le syndrome du stress post-traumatique. En effet, dans le livre, le narrateur, à son retour de déportation, s’évanouit et se réveille plus tard à l’hôpital, partiellement amnésique puis aura cette volonté de se raccrocher au réel.

Enfin, dans Le Mort qu’il faut publié en 2001, j’ai pu enfin tirer une certaine légitimité à créer Semprún-personnage car non content de mêler la fiction et la réalité, il l’écrit clairement : « À quoi bon écrire des livres si on n’invente pas la vérité ? Ou, encore mieux, la vraisemblance ? ». Je ne suis pas historienne, mes livres, bien que documentés, sont à certains égards improbables, mais qu’importe, j’ai inventé une vérité et une certaine vraisemblance malgré tout.

Son écriture est complexe entre la volonté de perpétuer la mémoire, l’indicible et la fiction. Il le dit lui-même dans L’écriture ou la vie que sans l’écriture du récit de sa déportation, 17 ans après son retour, il aurait certainement envisagé le suicide. Je ne m’avance donc pas trop si je paraphrase le titre de son ouvrage et affirme que l’écriture lui a sauvé la vie et nous a permis d’avoir la chance de le connaître. Je rappelle aussi que son engagement politique a commencé très jeune, sa carrière littéraire, elle, n’a commencé qu’à 40 ans, et les deux ont duré jusqu’à quasiment son dernier souffle, à 87 ans. Cela nous apprend aussi dans une plus large mesure mais peut-être de façon plus concrète que tout est possible et qu’il n’est jamais trop tard pour s’accomplir.

Semprun a aussi écrit des scénarios (Z, K) comme Faulkner ou Hemingway. Qu’apprend-t-on de son cinéma ?
Nelly Ben Israël: Comme dans ses livres, Jorge Semprun est un scénariste engagé. Il a traité de sujets répondant à des thèmes qui lui sont chers pour les dénoncer, essentiellement les assassinats et manipulations politiques qui se déroulent en France, Espagne voire dans un pays imaginaire comme dans ‘Z’ .

En effet, réalisé par Costa-Gavras, ce film est une critique de la dictature des colonels établie en 1967 en Grèce, adapté du roman de Vassilis Vassilikos. Le scénario est basé sur l’assassinat du député grec Grigóris Lambrákis en 1963 à Thessalonique, orchestré par la police et la gendarmerie. ‘K’ réalisé par Alexandre Arcady est peut-être plus proche de son expérience personnelle avec la traque d’anciens nazis et un trafic d’œuvres d’art spoliées.

On parle surtout de Semprún-auteur, mais Semprún-scénariste c’est 13 films, 3 téléfilms, deux nominations aux Oscars pour le meilleur scénario étranger (adapté et original). Je l’explique par, entre guillemets, un peu l’ingratitude vis à vis du travail du scénariste en général qui écrit dans l’ombre, contrairement à un auteur qui est reconnu – ou pas – dans son domaine par la critique et le public. Les livres, le cinéma, la culture dans son ensemble, sont le reflet d’une société et d’un pays, et dans le cas de Semprún, on peut dire qu’il aura brillé dans les arts dans ses plus prestigieuses catégories.

Votre livre commence en 1972, l’année de la sortie de L’attentat d’Yves Boisset sur l’affaire Ben Barka écrit par Semprun – dont Rabbi Jacob est en quelque sorte une parodie – et dans lequel Jean Seberg remplaça au pied levé Romy Schneider. Comment décririez-vous de ces deux films ?
Nelly Ben Israël: Comme dans ‘Z’, dans L’attentat l’opposant vient d’un pays arabe qui n’est jamais nommé et l’équipe a également subi des pressions autour de la réalisation du film car ce n’était pas un secret qu’il dénonçait le rapt de l’opposant marocain Ben Barka en plein Paris. D’ailleurs, des scènes ont dû être de nouveau tournées après que plusieurs bobines de film ont disparu.

Ce film, réalisé par Yves Boisset, a la chance d’avoir une bande-originale signée Ennio Morricone et le rend peut-être, à mon avis en tout cas, un peu moins politique mais plus dans l’action et le divertissement.

Jean Seberg était engagée politiquement auprès des Amérindiens et des Black Panthers et sera elle-même mise sur écoute par le FBI, rejoignant dans un sens la trame du film, l’ironie de l’histoire si je peux m’exprimer ainsi.

Concernant Rabbi Jacob qui est un de mes films cultes, je ne sais pas ce que Semprun en a pensé mais comme on le sait, à l’époque il était plus complexe qu’il ne l’est aujourd’hui. En effet, le film est sorti en salle en octobre 1973 alors qu’Israël est en pleine guerre de Kippour et on peut dire sans se tromper, qu’il est le plus compliqué de la carrière de Louis de Funès. L’histoire a dépassé la fiction lorsqu’un avion Paris-Nice a été détourné par Danièle Craven, qui était l’épouse de Georges Cravenne, le fondateur de la cérémonie des Césars, chargé de la promotion du film qu’elle refusait de voir sortir. Si les passagers sont libérés sains et saufs, la preneuse d’otage, sans doute en proie à un délire psychiatrique, a été abattue par le GIPN. Certes avec le recul Rabbi Jacob est une parodie drôlissime mais sans faire de mauvais jeux de mots, ça n’a pas dû être drôle pour l’équipe au moment de la sortie du film.

Marc Gilbert (1934-1982) sur le plateau d’Italiques, le 19 octobre 1973. (@dr)

Marc Gilbert anime une émission : Italiques dans laquelle Ella va présenter son livre…
Nelly Ben Israël: Lors de mes recherches sur ces années-là, j’ai découvert qu’il existait une émission littéraire proposée par l’ORTF et produite et présentée par Marc Gilbert entre 1971 et 1974. Italiques était une toute nouvelle émission, pratiquement le premier talk-show à l’américaine dont le générique est signé Ennio Morricone et le dessin animé est réalisé par Jean-Michel Folon, rien que ça. Il existe des extraits sur Youtube et bien sûr dans les archives de l’INA que j’ai visionnés. Avec ses chroniqueurs à ses côtés, Marc Gilbert a accueilli dans son émission des personnalités politiques et culturelles prestigieuses telles que Romain Gary, Anna Karina ou Clara Malraux pour ne citer que celles-ci. Cigarette au bec, ambiance chaleureuse et sans être forcément politiquement correct, c’est un plateau de télévision qui est improbable aujourd’hui mais qui reflète une révolution à l’époque.

J’ai su plus tard que malheureusement, par antisémitisme et sans doute par jalousie Marc Gilbert a été poussé vers la sortie et a connu une fin tragique et a mis fin à ses jours lorsqu’il était âgé de 48 seulement. Récemment, on a commémoré les 40 ans de sa disparition mais il reste malheureusement inconnu du grand public et seul un article du Nouvel Obs lui a été consacré car il y a été journaliste et y a traité de sujets scientifiques. Marc Gilbert a été enfant caché à Lyon pendant la Shoah, il a été sauvé par des résistants. Il est resté lié au Judaïsme mais a aussi embrassé le Christianisme par gratitude envers ses sauveurs. Je suis très heureuse qu’Ella présente son propre livre dans son émission et par ce chapitre dans mon roman, je peux, à mon niveau, rappeler qu’il a été le précurseur des émissions littéraires en France bien avant la Grande Librairie et avant Apostrophes.

Ella traverse les JO de Berlin, l’assassinat des athlètes israéliens par septembre noir. Comment vit-elle cela ? Qu’en retient-on près de 50 ans plus tard ?
Nelly Ben Israël: Le massacre des athlètes israéliens aux Jeux olympiques de Munich est un tremblement de terre pour Ella. Si elle a conscience de la situation sécuritaire en Israël, cet attentat en dehors des frontières du pays est un véritable choc et par conséquent, une remise en question sur sa vie parisienne somme toute confortable. Ella est professeur, elle écrit, elle va même publier son livre mais les questions identitaires et son histoire familiale continuent de la hanter. Un attentat contre des Israéliens en territoire allemand ne peut qu’ébranler ce qu’elle pensait solide et stable dans sa vie. Dans nos vies, parfois, on se demande à un moment donné où est notre place, cette problématique va être capitale pour la suite de sa vie et de sa carrière.

Le roman débute en 1972 et se termine vers 1977 mais aujourd’hui on sait qu’il aura fallu attendre 49 ans pour qu’une minute de silence soit observée au début des Jeux olympiques de Tokyo 2020 en hommage aux 11 athlètes israéliens et 50 ans pour qu’un accord d’indemnisation soit trouvé entre le gouvernement allemand et les familles des victimes.

Quelle souffrance et quel parcours pour les familles des athlètes dont le seul tort a été de vouloir représenter leur nation.

Ce que l’on retient? Que des sportifs ont été assassinés parce que juifs et Israéliens. 50 ans plus tard, rien n’a changé et des attentats sont commis en Israël et à l’étranger contre des juifs et des Israéliens au nom d’une idéologie qui prône la mort et la destruction. Il y a 50 ans, les coupables faisaient partie du groupe terroriste ‘Septembre noir’, aujourd’hui le responsable du financement du massacre Mahmoud Abbas continue d’inciter à la haine. Mais je rappelle avec force que 50 ans plus tard, les Israéliens ne renoncent pas, continuent de se battre pour leur vie et leur liberté, aspirent à vivre en paix dans des frontières sûres et que les juifs également souhaitent se sentir en sécurité dans leurs pays.

à propos de l'auteur
Alexandre Gilbert, directeur de la galerie Chappe écrit pour le Times of Israël, et LIRE Magazine Littéraire.
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