Aux Etats-Unis, une Journée nationale de la Haine

Le wokisme permet-il une « Journée nationale de la Haine » ou va-t-il s’empresser de déconstruire cette résurgence du vieux monde ? Faut-il s’attendre à la voir revenir chaque année ou chaque semaine ? Et les Juifs seront-ils les seuls à en faire les frais, ou y aura-t-il une formule tournante, la haine prenant à partie tour à tour un autre groupe, une autre minorité ?
Le 22 février dernier, on a pu assister à une explosion de haine antisémite sur Broadway. Pour quelle raison ? On jouait Parade, un spectacle qui s’était couronné de succès dans la célèbre rue en décembre 1998. Il avait alors reçu les distinctions les plus prestigieuses du monde du théâtre. La troupe était partie en tournée deux ans plus tard, puis à Londres en 2007.
La peur ne gagnera pas
Mais à Manhattan, en cet hiver 2023, c’est un déferlement de haine anti-juive vociférée par des néo-nazis qui a accueilli les comédiens et les spectateurs devant le Bernard B. Jacobs Theatre, brandissant des banderoles et une flopée de tracts nazis. Ils hurlaient au mégaphone : « Cet homme est coupable. Ce Juif devait être pendu. » Et : « Vous voulez la vérité sur celui que êtes venu voir ce soir ? Vous allez vous coucher devant un pédophile » criait un manifestant.
Un siècle après le lynchage de Leo Frank à Atlanta, en Georgie, la haine a toujours le même visage.
L’histoire de Leo Frank
Leo Frank avait grandi à New York. Après des études dans une université de l’Est, il avait passé plusieurs mois dans une fabrique de crayons en Allemagne, avant de se rendre à Atlanta où son oncle Moses, qui était l’un des principaux actionnaires de la National Pencil Company, lui confia la direction de l’entreprise. Peu après Frank épousa Lucile Selig, une jeune fille juive originaire de la capitale georgienne.
Le 21 avril 1913, jour du Memorial Day, Mary Phagan, 13 ans, devait aller toucher ses gages avant de retrouver ses amies à la parade des Confédérés. Elle portait une jolie robe rose à volants et ornée de dentelle blanche, et une ombrelle rose, en prévision de la pluie. Elle travaillait dans la fabrique de crayons d’Atlanta, que dirigeait Leo Frank. Elle était chargée du moletage des anneaux métalliques dans lesquels on insère la gomme au bout du crayon.
Le lendemain, le veilleur de nuit Newt Lee découvrit son corps au sous-sol. Elle avait le visage tuméfiée, et elle avait été étranglée avec une corde en jute. L’ombrelle gisait dans la poussière. Sa précieuse aumônière en maille argentée, dans laquelle elle rangeait ses sous, avait disparu.
Aucune piste, mais un « témoin » vedette, 27 ans, ex-taulard, petit voyou, voleur, buveur, pervers : Jim Conley. C’est le balayeur et, depuis 2 mois, il actionne le monte-charge. Il accuse son patron, Leo Frank, et la foule n’a d’oreilles que pour lui. Juif donc coupable.
Or l’homme n’était autre que l’assassin. Il fut sans doute le premier noir à envoyer un blanc à la mort, rompant avec la tradition du Sud.
Il avait l’avantage d’être un homme du coin. Et la haine antisémite a fait le reste.
Car Leo M. Frank était blanc, mais pas assez, puisqu’il était juif.
Vingt-cinq hommes masqués
Non seulement le procès fut une mascarade, mais le journal d’Atlanta, appartenant au magnat de la presse, William Hearst, mena une campagne antisémite féroce pour soutenir le procureur Hugh Dorsey, candidat au poste de gouverneur. Comme il fallait s’y attendre, on vit surgir du fond des âges les histoires de meurtre rituel, et Conley inventa des énormités qui tinrent la foule en haleine (« Vous savez bien que je ne suis pas fait comme les autres hommes, » lui aurait dit Frank.)
« Messieurs, je ne sais rien sur la mort de la petite Mary Phagan, déclara Leo Frank. Mon Dieu, je suis aussi innocent qu’il y a un an. » Dans la salle, sa femme s’évanouit. Mais personne ne voulut l’entendre.
Le concierge reconnut plus tard qu’il avait menti.
« Pendez le Juif, » hurlaient les gens devant l’entrée du tribunal. « Elle est morte, protégée par sa vertu, plaida le procureur Dorsey, brandissant au-dessus de sa tête la robe rose ensanglantée de la malheureuse victime. Mais il n’y a qu’un seul verdict : Coupable ! Coupable ! Coupable ! » tonna-t-il pendant que retentissaient les cloches de l’église. « Coupable ! » reprit la foule qui dansait dans les rues, pendant que les femmes pleuraient de joie.
Le gouverneur en exercice, John Slaton, convaincu de l’innocence de Frank, ne voulait pas avoir sa mort sur la conscience. Il transforma la peine de mort en prison à vie au prix de sa carrière. Une foule furieuse, armée de fusils, de dynamite et de cordes, s’apprêtait déjà à prendre d’assaut sa superbe résidence, qui tomba dans l’escarcelle du procureur Dorsey.
Le 16 août 1915, après avoir coupé les fils téléphoniques de la prison, vidé les réservoirs d’essence des voitures de police, vingt-cinq hommes masqués kidnappèrent le prisonnier qu’ils conduisirent dans un bois. Frank fut pendu à un chêne, le visage tourné en direction de la maison de la fillette de Marietta. C’est ainsi que le KKK fit de Mary Phagan un symbole.
« Leo Frank n’a pas tué Mary Phagan »
Si Alonzo Mann, un jeune employé de l’entreprise âgé de 14 ans, avait parlé à l’époque, cela n’aurait sans doute rien changé. La haine était telle que personne ne l’aurait entendu. Pourtant, « Leo Frank n’a pas tué Mary Phagan, » déclara-t-il devant la cour soixante-dix ans plus tard.
En revenant de la parade du Memorial Day, Alonzo avait vu Jim Conley, le concierge de la National Pencil Company, alors que celui-ci avait nié s’être trouvé dans les bureaux. Conley transportait alors le corps inerte de la jeune fille. « Il cherchait à la faire passer par la trappe du monte-charge qui conduisait au sous-sol. » Elle était inconsciente, mais il ne vit pas de sang ni de blessure.
Le concierge menaça de tuer le jeune garçon s’il parlait et voulut se jeter sur lui. Celui-ci réussit à s’enfuir et courut se confier à ses parents. « Au nom du ciel, lui dit sa mère, ne le répète à personne. » Son père lui ordonna de se taire s’il ne voulait pas être lynché à son tour.
Soixante-dix ans plus tard, le dossier a été rouvert après quatre ans de démarches. Deux avocats ont fait valoir que l’ancien garçon de courses de la fabrique de crayons, Alonzo Mann, alors âgé de 83 ans, voulait soulager sa conscience. Il dut se soumettre deux fois au détecteur de mensonge, ainsi qu’à une analyse vocale quand il raconta son histoire aux journalistes du Nashville Tennessean. Son interview a été enregistrée sur vidéo.
Le 20 décembre 1986, l’Etat de Georgie accorda la grâce posthume à Leo Frank. La commission n’avait pas le pouvoir de revenir sur le jugement prononcé 70 ans plus tôt, mais a reconnu les défaillances de l’Etat dans la condamnation d’un innocent, et du fait que ses assassins n’ont jamais été jugés — alors qu’ils étaient connus.
L’assassin de Mary Phagan, Jim Conley, multiplia les séjours en prison, principalement pour vols et actes de violence envers les femmes. On ne sait pas quand ni comment il est mort.
Les meurtres de Leo Frank et de Mary Phagan ne cesseront de hanter le Sud. L’un a sorti le Ku Klux Klan de ses cendres. L’autre a donné naissance à l’Anti-Defamation League (ADL), fondée pour le rapprochement des communautés noires du Sud et juives du Nord, et la défense des droits civiques.
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Atlanta Trilogy
Le lynchage de Leo Frank est mis en scène dans Parade, qui se joue sur Broadway. La comédie musicale achève, en 1998, la Trilogie d’Atlanta. Alfred Uhry, l’auteur, est un écrivain du Sud qui a reçu trois des plus prestigieuses distinctions américaines (notamment pour Parade). Né en 1936 à Atlanta, il est issu d’une famille juive originaire d’Allemagne. Sa famille a une connaissance intime du lynchage de Leo Frank. En effet, Moses, le propriétaire de la fabrique de crayons, qui avait fait venir Leo Frank de New York, était le grand-oncle de l’auteur.
Le compositeur Jason Robert Brown reçut aussi un Tony Award pour les paroles et la musique. Les mélodies « s’inspirent de diverses influences allant du pop rock au folk, du rhythm and blues au gospel, » souligne le critique Charles Isherwood, du Wall Street Journal.
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La peur ne passera pas
Le 23 février, le lendemain de la manifestation sur Broadway, l’ADL a adressé un courrier à ses membres. Le titre : « AGIR contre la Journée nationale de la Haine ». En effet, les suprémacistes avaient annoncé un « week-end de la haine ».
Les agressions antisémites se multiplient aux Etats-Unis, expliquait le message du directeur national d’ADL, Jonathan Greenblatt, citant des incidents à Los Angeles, la Floride, et plusieurs grandes villes. Pour couronner le tout, Nation of Islam annonçait un rassemblement ce dimanche-là à Chicago sous l’égide du sinistre Louis Farrakhan, « un des antisémites les plus notoires du pays, » comme le qualifiait la lettre.
Aussi, en cette veille de shabbat, les Juifs étaient invités à la prudence. L’organisation n’avait pas connaissance de menaces précises. Il fallait s’attendre à des manifestations, des graffitis et des distributions de tracts incitant à la haine « ethnique ». (La liberté d’expression est un bien sacré, bien sûr.)
Au nom de l’ADL, son directeur remerciait les producteurs de Parade et le comédien Ben Platt pour leurs déclarations courageuses, la veille, face à la haine.
Il ajoutait : « Nous ne nous laisserons pas intimider. Nous resterons unis et solidaires. Partagez ce message d’unité contre l’antisémitisme et la haine. Faites-le circuler sur vos réseaux sociaux. Si vous n’appartenez à aucun, adressez-le à au moins trois amis pour être sûr qu’ils joindront leurs voix à la vôtre. »
« La peur ne gagnera pas, » a affirmé Ben Platt, qui tient le rôle de Leo Frank dans la pièce. « De quoi me rendre encore plus fier de faire partie de ce spectacle, » a écrit sur Instagram Prentiss Mouton, un danseur et chanteur noir de la troupe.