« Yom HaShoah » 2023 : deuil et polémiques
On marque ce 18 avril la Journée du Souvenir de la Shoah et de l’Héroïsme (« Yom HaZikaron laShoa velaGvoura« ), qui coïncidera à un jour près avec le 80e anniversaire du soulèvement du ghetto de Varsovie, qui débuta le 19 avril 1943.
Cette journée annuelle de commémoration se déroule une semaine avant celle dédiée aux soldats tombés au cours des guerres d’Israël et aux victimes du terrorisme (« Yom HaZikaron le’Hallalei Maara’hot Israel« ), immédiatement suivie par les festivités du Jour de l’Indépendance (« Yom HaAtsmaout« ).
Pendant ces huit jours, Israël et le peuple juif se rappellent, si besoin est, d’où ils reviennent (Claude Lanzmann appellait les survivants de la Shoah « les revenants »), quel prix ils ont dû payer pour recouvrer leur indépendance nationale, et pendant une journée au moins, ils pouvaient jusqu’ici mettre de côté toutes les dissensions, tous les problèmes, toutes les difficultés, pour se réjouir ensemble de tout ce qui a été accompli ici, dans des circonstances si difficiles et avec un esprit de sacrifice sans pareil.
Hélas, cette année, les choses se présentent différemment et pour la première fois, même cette « pause » de huit jours, jusqu’ici toujours consensuelle, s’annonce très tendue. Voici encore un « succès » à mettre au palmarès de Binyamin Netanyahou et de sa coalition : la lacération de la société israélienne en est arrivée à tel point que les initiatives de commémorations « privatisées » se multiplient, car de plus en plus de gens ne veulent plus des cérémonies officielles figées ni des discours stéréotypés d’un Premier ministre qui appelle de façon tellement cynique et dépourvue de la moindre crédibilité à l' »unité », alors que lui-même et ses acolytes passent leur temps à stigmatiser tout opposant à leurs velléités autocratiques comme des « anarchistes », des « terroristes », des « traîtres », et on en passe.
Dans le cas du « Yom HaShoah vehaGvoura » de cette année, les choses sont encore plus pénibles que d’habitude, car non seulement nous revenons sur un « passé qui ne passe pas », selon la formule connue, un passé qui d’ailleurs reste extrêmement présent tout au long de l’année, la Journée officielle de commémoration n’étant en fait que le point culminant de cette omniprésence, mais cette année il se déroule à l’ombre, à l’ombre très noire, de deux facteurs profondément inquiétants.
Le premier est l’accord signé récemment entre Israël et la Pologne, et qui va faire repartir les voyages de lycéens vers les sites de la Shoah dans ce pays, interrompus depuis l’an dernier par le gouvernement Bennett-Lapid, pour cause de divergences avec Varsovie. Il apparaît qu’une fois encore, un gouvernement dirigé par Binyamin Netanyahou a semble-t-il fait la part beaucoup trop belle aux exigences polonaises.
L’une de celles-ci est particulièrement révoltante et préoccupante. Les Polonais ont exigé que les jeunes Israéliens visitent aussi des musées dédiés aux victimes polonaises du nazisme.
Il est incontestable que nombre de Polonais ont en effet subi des massacres et d’indicibles souffrances de la main de l’Allemagne hitlérienne, qui avait d’ailleurs pour programme de réduire tous les peuples slaves en esclavage au profit du Reich; il est incontestable qu’il n’y a jamais eu de « Pétain polonais »; il est incontestable que des milliers de Polonais ont été reconnus comme « Justes des Nations » par Yad Vashem, l’histoire de la famille Ulma est exemplaire et bouleversante, mais il est tout aussi incontestable que de nombreux autres Polonais ont activement participé au massacre des Juifs. On estime le nombre de leurs victimes à 200.000.
La haine antijuive a parfois atteint une telle folie que même parmi les mouvements de résistance à l’occupant allemand se trouvaient des forces qui, en parallèle à leur combat, se sont livrées aussi à des massacres de Juifs. Le sommet de l’indécence est atteint quand, dans la liste des musées proposée par le gouvernement polonais et dans laquelle les organisateurs des voyages seront obligés de choisir quelques étapes du parcours, se trouve par exemple un musée où est commémorée l’activité de l’un de ces groupes de résistants polonais antisémites (article ici, en hébreu). Yad VaShem a déjà fait entendre sa protestation.
Il est important que les jeunes Israéliens sachent que nous n’avons pas été les seules victimes des projets hitlériens de domination du monde. Si l’unicité de la Shoah reste une donnée sur laquelle on ne peut transiger, puisque nous sommes les seuls à avoir été « marqués » pour l’extermination, tous, jusqu’au bébé qui venait de naître, il reste vrai aussi que le nazisme a semé la guerre, la mort et la souffrance à travers toute l’Europe et en Afrique du Nord, au nom d’une idéologie de suprématie raciale démoniaque et insensée. Il importe de connaître aussi les souffrances des autres. De là cependant à accepter de jouer le jeu du gouvernement polonais qui désire réécrire l’Histoire, il y a loin.
Tout ceci est le fruit d’une recupération de la Shoah par le gouvernement Netanyahou à des fins politiques et diplomatiques. La Pologne est en effet aujourd’hui l’un des alliés les plus fidèles d’Israël dans l’Union européenne, et comme nous n’en avons pas tellement, et avec ce gouvernement notre cause sera de moins en moins défendable, il s’agit de préserver à tout prix cette alliance, comme celle avec d’autres pays souvent peu recommandables (la Hongrie d’Orban, par exemple).
Ce n’est pas la première fois que Netanyahou joue ce jeu dangereux et inacceptable. En 2018, il s’était déjà attiré les foudres de Yad VaShem pour un autre accord avec le gouvernement polonais de l’époque, qui faisait lui aussi la part bien trop belle à l’attitude du peuple polonais pendant la guerre. Il reste à espérer qu’une fois sur le terrain, les professeurs et les guides accompagnant ces groupes de lycéens israéliens sauront éviter le piège tendu par le gouvernement polonais, avec l’inacceptable complicité de notre gouvernement.
Le second facteur qui pèse lourdement sur ce Yom Hashoah 2023 est la composition de l’actuel gouvernement. Je n’entre pas ici dans l’actualité politique du pays, et en particulier dans le coup d’Etat juridique que Netanyahou et ses ministres entendent accomplir et dont on parle amplement ces jours-ci. Je parle de déclarations de ministres en exercice qui devraient faire frémir et s’indigner tout Juif qui connaît tant soit peu son histoire, et en particulier les processus qui ont mené à la Shoah elle-même.
Non, un ministre juif de l’Etat d’Israël ne peut affirmer comme Madame Miri Reguev, une des leaders du Likoud, actuelle ministre des Transports, alors députée, que les réfugiés soudanais en Israël sont « un cancer dans notre corps« .
Non, un ministre juif de l’Etat d’Israël ne peut affirmer comme Mr. Miki Zohar, un autre leader du Likoud et actuel ministre de la Culture et des Sports, alors député, que « la race juive » (notez l’usage du mot « race »!) est la plus intelligente au monde et possède le « plus grand capital humain » ».
Non, un ministre juif de l’Etat d’Israël ne peut être un fidèle disciple du rabbin Meïr Kahane, comme Itamar Ben-Gvir, pour notre plus grande honte actuel ministre de la Sécurité nationale, entre autres car le programme kahaniste comportait un chapitre recommandant l’interdiction des mariages entre Juifs et non-Juifs, et même de toute relation intime entre eux. Comment ne pas se rappeler de la seconde loi de Nuremberg (1935) sur « la protection du sang et de l’honneur allemands« , qui interdisaient elles aussi ces mêmes relations et mariages, cette fois entre « Aryens » et Juifs ?
Non, un ministre juif de l’Etat d’Israël ne peut exiger la séparation des patientes juives et arabes dans les maternités de hopitaux, comme l’a fait Bezalel Smotrich, actuel ministre des Finances, alors député, et sa femme d’ajouter qu’elle ne voulait que des sage-femmes juives car pour son enfant elle ne veut que des « mains juives », précisant « je refuse d’avoir une sage-femme arabe, car pour moi accoucher est un moment juif et pur« .
Non, un ministre juif de l’Etat d’Israël (même éphémère) comme Avi Maoz, toujours membre de la coalition, ne peut créer un parti, Noam, qui a pour cible principale la population LGBT et dont l’un des slogans est « Le courage d’être normal », et compiler des listes de noms d’homosexuels dans les médias, sauf à renvoyer immédiatement à un fameux discours d’Himmler en 1937, dans lequel il parlait lui aussi à propos des homosexuels d' »existence anormale » (Richard Plant, « The Pink Triangle », Holt, New York, 1986, p. 89).
Je pourrais encore malheureusement allonger cette liste, mais l’essentiel est ici : la Shoah n’a pas commencé à Auschwitz, elle y a trouvé son point culminant à l’issue d’un long processus, qui a commencé par ce genre de déclarations. D’intimidations en boycotts, de brimades en marginalisation puis en délégitimation, l’engrenage de l’extermination des Six Millions, et d’autres aussi (Roms, malades mentaux, homosexuels…) s’est mis en marche, lentement puis de plus en plus sûrement, jusqu’au moment où il n’a plus été possible de l’arrêter.
Avant que ne commencent les cris d’orfraie de personnes qui lisent ce qu’elles veulent lire, et non ce qu’on écrit réellement (j’ai une certaine expérience de celles-ci), ce qui est toujours pratique pour éviter une réflexion sur le fond des choses, je dirai que bien évidemment aucune des personnalités citées ci-dessus, et aucun de leurs compagnons d’idées et supporters, ne pensent en ce mois d’avril 2023 à exterminer qui que ce soit.
Mais je dis aussi que jusqu’à la fin des années ’30, l’extermination des Juifs n’était pas au programme des nazis. Il faut attendre un discours au Reichstag, le 30 janvier 1939, pour qu’Hitler use pour la première fois l’expression « anéantissement (« vernichtung« ) de la race juive en Europe » comme menace contre ce qu’il appelle « le judaïsme financier international ». Jusque-là, le but cherché est l’expulsion des Juifs d’Allemagne et de l’Europe, entre autres par le « plan Madagascar« , encore sur la table en juillet 1940.
La Shoah enseigne deux leçons vitales à mes yeux : la première est l’impératif absolu pour les Juifs de ne plus jamais être en situation de ne pas pouvoir ni savoir se défendre; la seconde : n’accepter aucun compromis avec aucune discrimination, avec le racisme, la xénophobie, la haine de l’autre, l’homophobie, autant d’engrenages dont nous, Juifs, savons mieux que personne où ils peuvent mener. Aucun peuple, je dis bien aucun, n’est immunisé contre toutes ces intolérances et leurs possibles conséquences.
Si la première de ces leçons fait l’unanimité, la seconde est bien moins partagée et je trouve dramatique, terrible même, qu’il faille la rappeler encore aujourd’hui dans l’Etat juif, l’Etat des survivants, dans l’Israël de 2023.