Yaël Mellul : « La violence psychologique est la racine du mal »
Yaël Mellul a crée le délit de violence conjugale à caractère psychologique inséré dans la loi du 9 juillet 2010 et le 29 janvier 2020, la loi visant à protéger les victimes de violences conjugales, adoptée par l’Assemblée nationale, avec circonstance aggravante à l’article 222-33-2-1 du code pénal: « Les peines sont portées à dix ans d’emprisonnement et 150.000 euros d’amende lorsque le harcèlement a conduit la victime à se suicider ou à tenter de se suicider ». Elle publie Mon combat contre l’emprise et le suicide forcé, en 2021, aux éditions Michel Laffont. Propos recueillis par Alexandre Gilbert.
Parce que je ne peux plus me taire, Acte I.
Après de longs mois de silence, je vais dire ma vérité, celle dont j’ai été témoin et victime. Je co-pilote un groupe de travail « emprise, violences psychologiques » depuis le Grenelle des violences mis en place par Marlène Schiappa en septembre 2019.
Deux mesures essentielles ont été retenues de ce groupe de travail :
– L’introduction dans le Code Pénal de l’emprise
– La création de nouvelles circonstances aggravantes au harcèlement moral, le suicide et la tentative de suicide, puni de 10 ans d’emprisonnement et 150.000 euros d’amendes.
Mais d’autres propositions ont également été faites, que j’ai formulées à nouveau au cabinet de Madame Moreno, puisque ce groupe de travail a continué sous son ministère.
Il s’agit du traitement systémique des affaires de violences :
« Parce que la violence psychologique est la racine du mal, il n’y aura pas de recul des violences conjugales si l’on ne met pas en place un traitement systémique
Nous proposons une approche systémique du traitement des affaires de violences conjugales.
Sans violence psychologique, la violence physique n’existe pas. Elle en est le ciment, la base, sa racine.
Quand il y a violence physique, c’est qu’il y a forcément, systématiquement de la violence psychologique.
Il ne s’agit plus de prendre isolément une scène ponctuelle de violence physique. Cette scène raconte une histoire. Cette histoire faite d’insultes, humiliations, dénigrement, harcèlement, isolement, pressions, chantages. Et c’est précisément toute cette histoire qui a conduit à cette scène de violence physique et parfois, trop souvent, à celle qui sera fatale.
L’excellente enquête effectuée par l’équipe de journalistes du Monde sur les dossiers de féminicides nous livre ce même constat :
« Dans ces affaires, les forces de l’ordre sembleraient souffrir d’une lecture « incidentaire » de ce qui s’avère être parfois un processus. Isolés, une menace de mort, des pneus crevés ou une gifle ne nécessitent pas forcément d’intervention.
Mais ces faits pris dans leur succession constituent, dans nombre de dossiers de féminicides, des marqueurs d’un schéma plus global : la prise de contrôle d’un individu sur un autre, dont l’issue peut s’avérer fatale.
Dans les brigades et les commissariats, on préférerait mesurer la taille des bleus, les jours d’incapacité totale de travail (ITT), et s’en servir pour évaluer le risque de meurtre. A la lumière des dossiers étudiés par Le Monde, ce n’est pourtant pas le seul ni le meilleur indicateur. L’emprise psychologique et le harcèlement sont autant de signes avant-coureurs. » Nicolas Chapuis, Lorraine de Foucher, Jérémie Lamothe, Frédéric Potet – Le Monde, 21 octobre 2019 – Enquête : dans les affaires de féminicides, les alertes négligées par les forces de l’ordre -« .
La violence physique est un symptôme d’un mal aussi grand : la destruction psychique de la victime, la perte de sa dignité.
Les victimes de violences psychologiques sont elles aussi de grandes blessées et doivent être traitées en tant que telles.
Nous constatons tous une augmentation extrêmement inquiétante des féminicides ces derniers mois, qui deviennent de plus, d’une barbarie inouïe.
Depuis le mois de septembre 2020, aucune de mes demandes de rendez-vous, aucune de mes demandes visant à faire appliquer les mesures de mon groupe de travail n’a abouti. Le silence, je n’ai eu que le silence comme réponse, comme si le traitement des violences conjugales était laissé à l’abandon total. Je n’ai d’ailleurs à ce jour aucune lettre de mission. Tout le travail que j’ai effectué, a été fait bénévolement, ce qui, on en conviendra, est loin d’un esprit féministe.
Je ne peux plus me taire, des vies sont en danger, et absolument rien n’est fait, si ce n’est constater encore et encore les dysfonctionnements de la Justice dans les affaires de féminicides qui se multiplient.
Et dans l’écrasante majorité des cas, c’est bien parce qu’il y a un dysfonctionnement de la justice, qu’un féminicide se produit. Un féminicide doit pouvoir être évité. Nous pouvons sauver des vies !
Je suis révoltée par cette inaction et aujourd’hui j’ai décidé de le dire haut et fort.
Je mets ici la totalité des propositions qui ont été faites par le groupe de travail en octobre 2019, qui pour l’essentiel sont restées lettre morte.
PARCE QUE LA VIOLENCE PSYCHOLOGIQUE EST LA RACINE DU MAL, IL N’Y AURA PAS DE RECUL DES VIOLENCES CONJUGALES SI L’ON NE MET PAS EN PLACE UN TRAITEMENT SYSTÉMIQUE
• Proposition n°1 : Vulgariser la compréhension des violences psychologiques et de l’emprise (campagnes de communications grand public, réseaux sociaux, clips, développement d’applis) – Décrire et communiquer sur la stratégie de l’agresseur, avec des mots accessibles et des exemples (story telling) – Avoir une communication positive . Ne pas occulter l’intentionnalité de l’agresseur.
• Proposition n°2 : Inclure systématiquement cela à la formation des professionnels, forces de l’ordre (voir notamment évaluation du danger, questionnaire OPJ etc.), professionnels de santé (parler aussi de la victimisation secondaire).
• Proposition n°3 : Développer par tous moyens le repérage et la détection (détection des signaux faibles, isolement, privation d’autonomie etc..).
• Proposition n°4 : Proposer systématiquement aux victimes de porter plainte contre violences psychologiques (à mettre dans grille évaluation du danger / logiciel et aussi PV d’audition).
• Proposition n°5 : Développer une cellule spécialisée (plateforme ministère Intérieur ou 3919) pour pouvoir apporter une réponse H24 et immédiate en cas de refus de prise de plainte en commissariat ou gendarmerie.
• Proposition n°6 : Disposer d’une définition des violences psychologiques et de l’emprise. Préciser les éléments constitutifs des violences psychologiques et de l’emprise.
• Proposition n°7 : Créer une incrimination du suicide forcé comme circonstance aggravante.
• Proposition n°8 : Développer la prise en charge psychologique et psychiatrique des victimes et sur du long terme (si secteur privé remboursement soins par mutuelle).
• Proposition n°9 : Généraliser la description effective dans les certificats médicaux de l’état psychique pouvant appuyer le dossier de la victime en matière de violences psychologiques.
• Proposition n°10 : Accompagner les victimes. Favoriser les groupes de parole et actions collectives pour aider les victimes. Proposer une appli pour tenir et sortir de l’isolement.
• Proposition n°11 : Travailler à la possibilité de développer signalement et le secret partagé. Cette proposition inclut le signalement médical mais aussi d’autres modalités, dans un cadre de secret partagé, de pouvoir se placer en vigilance autour d’une victime qui n’est pas encore prête à partir sur la base du repérage de violences psychologiques et emprise.
• Proposition n°12 : Mettre en place un groupe de travail interministériel et participatif, dans l’esprit du Grenelle, pour une action de court, moyen, long terme de lutte contre les violences psychologiques et l’emprise.
Parce que je ne peux plus me taire – Acte II
En septembre 2020, je présente ma nouvelle feuille de route à Madame la Ministre Moreno, dans laquelle je reprends donc les mesures que vous avez lues dans mon précédent post, auxquelles je rajoute :
– Effectuer toutes les démarches nécessaires en vue de l’inscription du suicide forcé dans la Convention d’Istanbul, rappelant que la France est le premier pays en Europe à reconnaître le suicide forcé.
– La création d’un délit de harcèlement moral sur enfant dans la sphère intra-familiale, et dans la sphère scolaire, avec la circonstance aggravante du suicide et de la tentative de suicide. Je suis toujours dans l’optique d’un traitement systémique des violences intra-familiales, pour que soit consacré ce principe essentiel : un enfant témoin de violences conjugales est par définition une victime de violences.
En octobre 2020, je suis en contact avec le cabinet de Adrien Taquet, à qui je demande la création d’un groupe de travail qu’on me donne.
Je constitue mon groupe de travail avec à mes côtés des experts, et je me mets donc au travail.
Il me faudra attendre janvier 2021, pour que le groupe de travail soit installé par Adrien Taquet, sans lettre de mission. Je précise à ce stade que sans lettre de mission, un groupe de travail n’a aucun cadre juridique pour faire valoir ses mesures. Mais on me promet chaque semaine que la lettre de mission va suivre. J’ai confiance.
Le mission de mon groupe de travail :
« Dans le cadre du plan de lutte contre les violences faites aux enfants, Adrien Taquet a souhaité qu’une réflexion spécifique soit menée sur la problématique des violences psychologiques.
Dans cet objectif, un groupe de travail est mis en place afin de faire émerger des propositions tendant à renforcer les dispositifs de prévention, de formation, de repérage et de signalement, de protection, d’accompagnement des victimes ou encore de répression des auteurs permettant de mieux lutter contre ce type de violences. Ces propositions doivent prendre la forme de mesures concrètes pouvant être mises en œuvre rapidement. Il est proposé de viser plus spécifiquement les phénomènes d’emprise psychologique et de harcèlement, qui peuvent prendre différentes formes, survenir dans différents contextes et être perpétrés par des personnes différentes notamment au sein des familles.
Le groupe de travail est invité à établir un état des lieux de la problématique et évaluer les conséquences de telles violences, notamment les suicides de mineurs à la suite de harcèlement moral. Il pourra être aidé du Comité PSYTEL dans ses travaux (Grenelle sur le suicide forcé des femmes victimes de violences) et du programme européen Daphné (intégré au programme Droits, égalité, citoyenneté). »
Et moi, eh bien, je travaille. Je consulte les experts, j’étudie le peu de données que nous avons sur cette question. Je découvre très vite que nous sommes face un véritable fléau, et totalement méconnu.
J’analyse notamment les données des services d’accueil téléphonique d’Enfance en Danger 2019. Les violences psychologiques représentent le premier type de danger répertorié lors des appels : quelque soit l’âge des enfants, les violences psychologiques prédominent.
J’alerte évidemment, et immédiatement le cabinet Adrien Taquet sur l’urgence de traiter les violences psychologiques sur enfants dans la sphère intra-familiale, et je soumets rapidement des premières propositions. Dans le même temps, chaque semaine, je relance pour avoir ma lettre de mission. Et chaque semaine, on me répond que je l’aurai la semaine suivante.
Mais moi, j’avance, je continue de travailler. Toujours sans lettre de mission, et toujours à titre bénévole.
Et là, on se souvient tous de la petite Alisha. Le 8 mars, la jeune Alisha est rouée de coups au dos et à la tête, puis jeter dans la Seine, encore vivante, par deux de ses camarades de classes qui seront mis en examen pour assassinats et écroués.
Nous apprenons très rapidement qu’un harcèlement sur les réseaux sociaux est également à l’origine de ce drame, puisqu’au cours du mois de février une photographie d’Alisha en partie dénudée est diffusée sur le réseau social Snapchat. Je contacte immédiatement le cabinet Taquet pour que nous nous rendions dans les plus brefs délais au chevet de la famille. Le cabinet de Adrien Taquet me rappelle 48 heures après pour me dire la chose suivante, en substance : « Adrien Taquet ne peut pas s’y rendre, il est occupé, il vous demande d’y aller seule ». Je suis interloquée. Evidemment, pour moi, il n’est pas question de m’y rendre seule. Pas question. Le jour de la marche blanche pour Alisha à Argenteuil, aucun membre du gouvernement ne sera présent, ni représenté.
Je suis déjà totalement dépitée mais je poursuis mon travail. Je décide à ce moment précis de recentrer mon groupe de travail sur les violences intra-familiales. J’entame la rédaction de mon rapport. Je continue chaque semaine, chaque semaine, à relancer le cabinet Taquet pour ma lettre de mission. Au mieux, on me répond que je l’aurai la semaine suivante, au pire on m’oppose… le silence. Le silence, encore et encore. Et les semaines passent. Mais je poursuis envers et contre tout mon travail.
J’alerte le cabinet Taquet de l’urgence de mettre en place sur tout le territoire national le protocole féminicides, qui consiste à protéger les enfants qui sont témoins, victimes du féminicide de leur mère. En vain.
J’alerte plusieurs personnes au sein du gouvernement sur cette situation qui me semble totalement anormale, on se souvient que je rencontre exactement le même silence et la même inertie avec mon autre groupe de travail au cabinet de Madame Moreno. On m’oppose… le silence.
Je constate qu’il n’est fait mention nulle part de mon groupe de travail sur le site du secrétariat d’état à la famille. En gros, mon groupe de travail n’existe pas, il n’a aucune existence légale. Tandis que la rédaction de mon rapport avance. Nous sommes en avril dernier. Je relance, cette fois sur un ton un peu nerveux, le cabinet Taquet pour ma lettre de mission. On me jure qu’elle me sera adressée dans les jours qui viennent.
Les jours passent, et toujours rien. Les semaines passent, et toujours rien.
Je découvre stupéfaite qu’au conseil des ministres du 16 juin, Adrien Taquet a déposé un projet de loi pour améliorer le sort des enfants placés. Je le découvre par hasard sur Twitter. J’adresse immédiatement un mail au cabinet Taquet pour dire tout le mépris que j’ai pour la manière dont j’ai été traitée, et j’informe que je cesse immédiatement notre collaboration.
Je tiens à dire que je suis révoltée, révoltée de la manière dont mon travail a été traité, ou plutôt maltraité. Mon rapport est prêt, et j’ai pu faire une estimation du nombre d’enfants et d’adolescents qui se seraient suicidés ou tentés de se suicider en suite des violences intra-familiales subies, je peux vous dire que c’est effrayant, glaçant.
J’ai pris la décision de ne collaborer désormais qu’avec des femmes et des hommes politiques qui prendront la mesure de la gravité de ce fléau. De la même manière, que je n’ai pas voté la semaine dernière, et je n’irai pas voter aujourd’hui. Je retournerai dans un bureau de vote le jour où nous aurons des politiques qui traiteront dignement les violences intra-familiales, et protégeront rapidement et efficacement les victimes.
Mon prochain post sera consacré au traitement cruel, et je pèse mes mots, qui m’a été réservé par les Éditions Michel Lafon du jour de la sortie de mon livre « Mon combat contre l’emprise et le suicide forcé », le 25 février.