Yachassit, ou la victoire du relatif
Un autre mot que je savoure. Yachassit. Un mot qu’on dit vite, en baissant l’intensité de la voix, qui se place à la fin, au début, au milieu des phrases.
Un mot qui ne se suffit pas à lui-même, qui a besoin du reste pour exister, pour y apporter sa nuance, son petit grain de sel. Un mot qui apaise, mais sans faire trop de bruit. Sans trop se la ramener. Juste par la puissance de sa signification.
Yachassit. Qui équivaudrait à notre « relativement ».
« Mes enfants sont durs en ce moment. Enfin, yachassit à notre arrivée ici, ils sont plutôt sympas. »
« Le monde est tourmenté en ce moment. Mais yachassit à ce que l’on a connu, c’est calme pour nous ».
« C’est comment l’alya ? Yachassit à mes projections, c’est moins difficile que je ne l’imaginais. »
« Elle vit une grande épreuve, mais yachassit à ce qu’elle a traversé, elle va surmonter. »
« Quand j’ai fait mon alya, il n’y avait pas un seul Français pour m’aider au supermarché. L’Alya d’aujourd’hui est vraiment plus simple, yachassit. »
Un seul mot pour exprimer une idée évidente mais qu’on a tendance à occulter. Pour dire qu’il n’y a pas d’absolu. Que le monde tourne autour de nous avant de tourner pour lui.
Que tout ce que nous vivons n’a de valeur, de saveur, de couleur que relativement au reste. A notre passé. Et quand on ne la pas vécu directement, à notre Histoire, à celle de notre famille, de notre peuple. Que nous avons un devoir de l’intégrer dans notre imaginaire. Que tout doit toujours se replacer dans un contexte. Grande leçon d’humilité, une fois de plus.
Ce yachassit aide à mesurer le chemin parcouru. Donne du rythme au quotidien. Attenue les inquiétudes. Et rappelle à quel point nous avons besoin de comparatifs, de petits cailloux sur ce chemin de la vie. Besoin de nous comparer, non pas forcement aux autres, mais à celui que nous avons été, à celui que nous nous souvenons avoir été, parfois à celui que nous aurions aimé être.
Avec l’alya, le yachassit n’a jamais été aussi mystérieux…
Tous les repères, toutes les références de normalité ont bougé. Chamboulés. Upside Down. Je peine à retrouver la norme, à savoir où placer mon yachassit. Je trouvais ma vie parisienne trop rangée, celle-ci est trop désordonnée.
Ces carcans qui m’étouffaient auparavant (et dont je voulais m’extraire à tout prix) exprimaient cependant une normalité, un cadre dont je me surprends à être nostalgique.
Ici, il faut tout recréer. Il faut inventer nos propres normes. Choisir et affronter la vraie liberté. Celle dont on rêve mais qui terrasse, parfois.
Yachassit, ou la sincérité à la sauce Israélienne d’avouer que le subjectif est le Maître tandis que le Vrai n’existe pas.
Yachassit, tel un rehausseur de goût, dont je ne peux plus me passer et qui relève tous les plats, mêmes les plus fades. Que je saupoudre sans mesure et qui pose un filtre différent sur la vie qui passe.
Aussitôt arrivés, nous nous créons de nouveaux outils. Bien à nous. Que nous sommes les seuls à comprendre. Notre yachassit devient l’outil de mesure entre l’avant et le présent. Entre moi et les autres. Entre ici et là bas.
Yachassit, je suis plus avec mes enfants, mon mari. Yachassit, le travail occupe une place différente dans ma vie. Yachassit, les amitiés sont de nature différente. Yachassit, je me sens beaucoup plus à l’écoute des autres et prête à aider.
Et surtout, se le répéter en permanence : yachassit, tout va bien. Une petite pincée de yachassit et ça repart. Comme une petite musique de fond que l’on se répète en boucle par peur de perdre de vue l’essentiel.
Comme si chacun de nous avait gardé en mémoire, dans un inconscient collectif si bien partagé, ce qu’est mordre la poussière. Quand c’est vraiment dur. Quand les sirènes hurlent. Quand on a la gorge nouée face à nos petits qui nous regardent avec des yeux pleins de questions.
Yachassit, on a connu pire. Quand les couteaux pleuvent… yachassit. Revivre chaque année sa sortie d’Egypte et se voir conclure le repas par des yachassit à n’en plus finir.
Elle est peut être là la vraie différence entre les parents et les enfants. Dans le yachassit. Dans notre capacité à relativiser, à courber le dos le temps que les vagues passent, à la différence de nos enfants pour qui la vague semble éternelle.
Et elle est peut être aussi là, la différence entre les sabarim et les autres. Dans les yachassit.
Je vois bien, quand le ciel s’assombrit, que les Israéliens ne voient que les rayons de lumière qui parviennent quand même à percer.
Je vois bien que ma perception n’est pas toujours en lien avec la leur. Que je suis décalée. Que mon yachassit ne marche pas à pleins tubes. Qu’il est parfois en panne. Qu’il va me falloir accorder mon yachassit au leur. Tout au long de ma vie.
Je sens bien que leurs points de références sont différents des miens, que je vais devoir me les construire, leur donner vie, comme un système flambant neuf, et qui mettra quelques temps avant de se roder.
Je vois bien également que tous ces allers et retours avec la France empêchent ce nouveau système de s’installer durablement. Qu’il est mis à mal par le yachassit Français qui ne parle pas le même langage que le yachassit Israélien. Que ca va être de plus en plus dur de passer d’un système de valeurs à un autre et de faire semblant que tout est harmonieux.
Le yachassit Français me murmurait « c’était mieux avant ». Ici, le yachassit Israélien est formel : c’est mieux maintenant. C’est toujours mieux maintenant. C’est même mieux tout de suite, à cette minute précise où je vous parle. Un jour sans drame est une victoire, yachassit.
Moi et ma mémoire pour seule unité de mesure. Mon passé, mes ressources, mes espoirs, mes projections intimes pour définir le goût de la vie et fixer la barre du yachassit.
Yachassit comme hymne à la bienveillance envers soi-même. Ne pas se malmener. Porter un regard tendre et indulgent sur les autres et soi même. Se donner du temps. S’accepter.
L’alya change un homme et le met à l’épreuve chaque jour davantage.
Le chemin est pentu, difficile, abrupt parfois. Mais yachassit, cela va de mieux en mieux.