Visiter les malades et aimer son prochain

Il est assez curieux que la Bible ne prescrive pas de rendre visite aux malades. Bizarre ! Un document tourné vers le bien-vivre, le vivre-ensemble tellement en vogue, tissé de Commandements divins explicites ou dont la hauteur se situe au-delà de l’intelligence humaine.

Le TaNaKH assemble les plus anciennes lois et codes de moralité sociales et juridiques, le droit et la justice.

Pourtant, on n’y trouve pas un trait pour dire clairement qu’il faut s’approcher de la souffrance pour vraiment compâtir avec ses semblables. Comme c’est étrange !

Il est bien dit qu’il est préférable de s’éloigner des personnes dont la santé défectueuse peut nuire à d’autres (les lépreux constituent l’exemple persistant d’une mise à l’écart systématisée).

Il est surtout question de la préservation de la vie dans un contexte où rien ne vient confirmer que la survie de l’être humain est possible. Il y va de la propension à détruire. Et puis, comme en réponse, le combat pour l’existence se manifeste le plus souvent dans les forces à surmonter l’hostilité d’environnements dévastateurs.

Il y a peut-être une autre explication. Les choses évidentes n’ont pas besoin d’être dites. La Torah décrit la création comme une oeuvre achevée qui souffre pourtant de graves défaillances.

En soi, il est normal de faire face à la réalité et de se montrer humain les uns envers les autres.

C’est normal, tellement normal que celà ne dépend pas de la Loi Ecrite, mais plutôt de la Loi Orale qui insuffle la prophétie pour corriger nos duretés.

Le premier à avoir rendu visite à un « malade », un être humain souffrant, est l’Eternel quand Il a vu le tourment d’Abraham après sa circoncision (Bereishit/Gén. 17, 23-18, 5).

Le Talmud précise que Dieu lui rendit visite au troisième jour après cette « auto-opération » alors inédite car, selon la tradition, c’est toujours au troisième jour que la souffrance est la plus forte et que le réconfort accélère la guérison (Bava Metzia 86b).

Rabbi Akiva rendit visite à un étudiant malade et sans ressources dont personne ne prenait soin, car « Celui qui ne pratique pas le devoir de bikur ‘holim/ביקור חולים = visite aux malades » est semblable (à un meutrier) qui fait couler le sang (humain) » (Nedarim 40a).

Rabbi Akiva lui ayant rendu visite, s’était enquis de son état de santé, mais aussi de ses besoins : avait-il besoin d’argent ? de nourriture ? Le Rabbi avait même passé le balai dans la chambre de cet étudiant, qu’il avait ainsi vivement réconforté.

Tout cela paraît bien idyllique, trop « piété par l’exemple ». Car la charité s’exerce parfois dans un esprit d’attente d’un retour sur investissement « intérêts et principal ».

Le ‘Hafetz ‘Hayim affirme le lien qui existe entre l’amour manifesté envers les malades et le choix proposé de suivre « le chemin vers la vie ou celui vers la mort » ». « Quiconque rend visite à un malade, ravive en lui les forces de vie – celui qui ne le fait pas entraîne celui qui souffre vers la mort » (Nedarim 40a).

C’est dire combien notre capacité à exprimer le commandement d’aimer son prochain comme soi-même/veahavta l’reakha kamokha-ואהבת לרעך כמוך (Vayiqra/Lév/ 19, 18) dépasse de loin les bonnes intentions, les bonnes pensées ou la foi, la prière. Les actes sont indispensables et concrets.

Rabbi Nahum Ich Gamzu est enterré à Safed. Il est connu pour ses réponses qui ne sont pas fatalistes mais affirment sa confiance en l’Eternel. On interprète ainsi sa réponse à l’annonce de tout malheur ou évènement nuisible, il disait à chaque occasion : « Gam zu/גם זו – également ainsi, (amen) », tandis que d’autres lisent le mot comme « Gimzo », une cité d’où il aurait été originaire.

Rabbi Gamzu est un maître tannaïque réputé du Ier siècle dont Rabbi Akiva fut l’élève. On se contentera de rappeler, qu’à un âge avancé, Rabbi Nahum était allongé sur une paillasse, ses os rongés par des bestioles et il était joyeux de subir pareil sort.

A ces disciples qui s’étonnaient de sa réaction face à un tel état, il expliquait qu’un jour, alors qu’il se rendait chez son beau-père et que sa monture était chargée de victuailles et de divers objets, il passa devant un pauvre homme qui lui demanda de la nourriture. Comme il s’apprêtait à lui en donner, l’homme mourut.

Rabbi Gamzu demanda alors à Dieu qu’il devienne paralysé, rebût de la vue des hommes car il n’était pas venu assez rapidement en aide à cet homme dans le besoin et proche de la mort. Bref, qu’en le voyant, ses disciples soient conscients que l’amour du prochain et toute action d’aide à autrui permettent de sauver et d’incarner la vérité des Commandements et de la vie de foi (Taanit 21a).

La question n’est pas d’entraîner les autres vers un dolorisme absurde ou, pire, à vivre d’une sorte d’accomplissement dans la souffrance : c’est tout le contraire ! Il s’agit de choisir la bonté et de manifester un amour vrai envers tout être humain. Difficile à comprendre et à expliquer de manière positive dans toute société. En fait, son propos était prophétique car il enseignait l’urgence du vivre-ensemble authentique, actif et productif.

L’Evangile propose un texte très parallèle par ces paroles de Jésus de Nazareth : « Si ton oeil droit est pour toi une occasion de péché, arrache-le et jette-le loin de toi : car mieux vaut pour toi que périsse un seul de tes membres et que ton corps ne soit pas jeté dans la Géhenne… » (Matthieu 5, 29-30).

A lire attentivement…, car il n’est absolument pas question d’imposer quoi que ce soit aux autres, voire en termes de jugement… cela concerne tout être humain, toute créature vivante.

Cette parole est brutale mais Jésus vivait de cette même tradition juive (il n’en connut aucune autre) qui peut, par des comparaisons extrêmes, interpeller l’être humain à être miséricordieux envers tous. Il est dramatique de voir comment le fanatisme et l’ignorance ont souvent conduit des être croyants à utiliser de telles paroles pour faire souffrir ou lieu de se tourner vers les êtres vivants dans l’esprit de Rabbi Gamzu.

Au fond, l’aventure du Bon Samaritain est très similaire à celle de Rabbi Nahum de Gimzo/Gamzu. Jésus de Nazareth discute Tradition avec un scribe qui lui cite le « Ecoute, Israël » et l’interroge : « Qui est mon prochain ? » – Telle est bien la question.

Jésus lui répond par un récit très proche du Maître de Rabbi Akiva (qui mourut d’ailleurs en récitant le Chma’Israël/שמע ישראל) sinon que, de manière presque caricaturale, le kohen, le lévite passe sans voir un homme blessé tandis que le Samaritain recueille l’homme, lui fait des pansements, le charge sur sa propre monture, le met à l’auberge, paie les frais et s’engage à rembourser tous frais supplémentaires… On croit rêver et certains ont pris le texte au mot. La vérité est la même que pour les Tannaïm du Ier siècle et pour aujourd’hui : « Exercer la miséricorde » (Luc 10, 29-37).

C’est du « pilpoul » fait de paradoxes et de contre-paradoxes permettant de dégager la vérité d’attitudes qui conduisent à la décence. Il est essentiel de dépasser les contorsions de l’histoire et même ses tragédies. C’est en celà que le « Tiqqoun-תיקון/réparation, remède » prend tout son sens, jusque dans les évènements dramatiques dont nous sommes les contemporains.

Celui qui rend visite à un malade sans prier pour demander que l’Eternel couvre ce patient de Sa miséricorde n’accomplit pas le devoir de « visiter les malades » (Yoreh Deah 335, 4).

A cet égard, le Talmud affirme clairement qu’il faut rendre visite aux malades, tant Juifs que non-Juifs indistinctement (Gittin 61a, Yoreh Deah 335, 9).

Il ne s’agit pas d’un geste charitable. Le mot « bikkour/ביקור = visite » désigne bien plus : oui, se déplacer –  pas uniquement exprimer de la compassion à distance, voire par internet. On sait combien de personnes désespérées ont appelé à l’aide sur les réseaux sociaux en voyant leurs « amis et contacts » disparaître et ne pas répondre. Cela s’est terminé par des suicides.

Le mot « bikkour » est aussi lié à « l’examen, la vérification » : voir quels sont les besoins particuliers des personnes et leur venir en aide de manière concrète (Nahmanide, Torat HaAdam).

Est-ce que les maladies sont celles connues et soignées en milieu hospitalier ou para-médical ? Il y a les épidémies, des maladies bénignes, d’autres malignes. Il y a les maladies rares dont le jour international a eu lieu la semaine dernière.

Il y a aussi les maladies sociales et culturelles qui affectent de manière particulièrement sournoise et subtile la vitalité des activités humaines.

A cet égard, Bruno Bettelheim, le Prof. Henri Baruk (« Le Test ‘Tzedek’ »), le Prof. Viktor Frankl et tant d’autres ont détaillé le processus morbide et maladif des haines qu’il semble impossible d’éradiquer entre des êtres qui se perçoivent comme intelligents et doués de raison.

C’est ici que le sens de Pourim rejoint l’interrogation portée sur la lutte surhumaine des être vivants pour « réparer, corriger, remédier » cette aventure apparemment insaisissable de la destinée historique des civilisations.

Pourim ? Une fête de salut ? Ou bien entre contes et légendes d’une Perse zoroastrienne, assyrienne sumérienne à la fois, où se jouerait – comme à la roulette russe – le sort incompréhensible entre la vie et la mort, la santé et insanité, la liberté ou l’esclavage-prison, la foi authentique et l’idolâtrie ?

Ou serait-on surtout dans un climat « d’émiettement » (par/parar-פרר mot également akkadien, cf. « pûr/pûrû » [sort]) comme « cet enfant qui jette les miettes de la table, les éparpillant » (Pessahim 10a, à comparer avec Matthieu 15, 27-Marc 7, 28 où les païens comme les petits chiens ramassent les miettes qui tombent de la table du maître, texte fondamental de la tradition chrétienne orientale du Carême ou Grand Jeûne qui même à la Pâque) ?

D’autres évoquent le rapport entre « Pourim/פורים » et le « (Yom Ha-)Kippourim/כ-פורים », un Jour de Grand Pardon et de vraie union du peuple dans la foi. Jour « comme un Pourim » tant le pardon dépend de la guérison que nous accordons à autrui et dont nous sommes prêts à recevoir les signes pour confirmer que l’avenir a un sens.

C’est là qu’intervient Hadassah/הדסה (Esther 2,7) qui est cette femme juive, myrte de bonté, de pureté. Elle accepte, avec lenteur, de sauver, d’obtenir la guérison du peuple juif.

Ne retrouve-t-on pas ici ces trois jours de jeûne (Esther 9, 31) tardivement introduits et réduits en un seul jour de jeûne dans les communautés.

Hadassah est cette Esther aux étymologies multiples, rarement persanes, mais bien akkadiennes, araméennes « astar[ti-thu]/אסתר » qui joue à un « cache-cache » qui doit être révélé.

Ou encore l’étoile du matin, voire du soir. C’est la même logique qui prime : il y a ce temps où l’Eternel est caché, s’éclipse et réapparaît comme une jeune femme vient rendre visite à son peuple en un lieu qui semblerait précis mais non assuré, à une époque connue et pourtant indéterminée, peut-être parce qu’elle est universelle et singulière au peuple juif.

Hadassah est aussi le nom de l’un des hôpitaux les plus prestigieux d’Israël – en dépit de certaines turbulence administratives. Sa naissance remonte à Pourim 1912 à l’initiative de Henrietta Szold. C’est un modèle de compétences médicales et sociales, de recherche comme université et accueil de malades de tout Israël comme du monde entier. Un pôle de combat constant pour la vie et la guérison.

Hadassah ou l’étoile du matin comme dans le psaume 22, selon Yoma 29a, qui a pour titre « De la biche de l’aurore/אילת השחר = eyelet hacha’har ». Un psaume dont Jésus mentionnera le premier verset sur la Croix en araméen : « Mon Dieu, mon Dieu pourquoi m’as-Tu abandonné/« אלי אלי למה שבקתני ».

Il faut lire ce psaume en entier. Le verset dit par Jésus a fait réfléchir de nombreuses générations chrétiennes et juives. Pourtant, il reste dans cette logique de salut qui dépasse l’entendement, qui se prolonge dans le temps et l’histoire (Psaume 22, 28-32) :

« Les pauvres mangeront et seront rassasiés. Ils loueront l’Eternel ceux qui Le cherchent : / que vive votre coeur à jamais! / Tous ceux qui habitent aux extrémités de la terre se souviendront et reviendront à l’Eternel, toutes les familles des nations se prosterneront devant Lui. / A l’Eternel la royauté, au maître des nations. Oui, devant Lui seul se prosterneront tous les puissants de la terre, devant Lui se couberont tous ceux qui descendent à la poussière / et pour celui qui ne vit plus, sa lignée le servira, / elle annoncera l’Eternel aux âges à venir, / elle racontera au peuple né Sa justice : Il l’a faite. »

à propos de l'auteur
Abba (père) Alexander est en charge des fidèles chrétiens orthodoxes de langues hébraïque, slaves au patriarcat de Jérusalem, talmudiste et étudie l'évolution de la société israélienne. Il consacre sa vie au dialogue entre Judaisme et Christianisme.
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