Vais-je retrouver quelqu’un à la maison ?
15 mai 1945, entrée « triomphale » à Liège, par la Place Saint Lambert. Je dis bien entrée triomphale, parce que nous fûmes attendus par une foule en délire, prévenue par radio de notre arrivée et qui nous fît une réception digne d’un roi.
Ce n’est pas pour rien qu’on dit que les Liégeois sont des gens chaleureux !
Les personnes rassemblées sur notre parcours nous comblèrent de gourmandises, de nourriture et de bouquets de fleurs. Mais ce qui nous toucha le plus ce sont les acclamations de ces gens enthousiastes.
Les bâches des camions étaient relevées et nous roulions au pas. On se bousculait pour nous toucher et embrasser nos mains…Voir que cette foule comprenait nos souffrances endurées pendant toutes ces années nous remonta le moral et nous faisait espérer qu’il y avait, quand même, une justice sur cette terre.
Pour moi, ces manifestations furent comme un baume sur le cœur. J’étais, à nouveau, considéré comme un être humain. Je pouvais me trouver parmi un groupe sans être mis à l’index, comme un paria. Cette foule ne saura jamais le bien qu’elle fît à mon moral et je l’en remercie du fond du cœur.
On nous déposa à l’hôpital Saint-Laurent de Liège, où une réception était prévue en notre honneur.
Des grandes tables recouvertes de nappes blanches étaient dressées comme pour un banquet. Tout ça c’était pour nous ! Derrière chaque rescapé se tenait une jeune fille du pays, pour nous aider à couper notre viande ou nous essuyer la bouche ! Je croyais rêver ! Des ministres prirent la parole pour nous souhaiter la bienvenue, mais dans ma tête se bousculait tant de choses.
Malgré cette allégresse qui emplissait mon cœur de me retrouver sur le sol belge, enfin libre, j’étais tenaillé par cette pensée qui ne me quittait plus : vais-je retrouver quelqu’un à la maison ?
Pendant ces trois années, aucune nouvelle de ma famille. Que sont-ils devenus ?
Maintenant que je savais ce que l’on faisait aux Juifs, je n’osais presque plus imaginer ce qui a bien pu arriver à mes parents et à ma sœur. Allais-je me retrouver seul au monde ?
C’est en ruminant ces pensées, que j’ai débarqué devant l’ancienne gare du Mid à Bruxelles. Le chauffeur du camion qui nous ramenait proposait à chacun de nous déposer devant la porte de « notre maison », mais je ne voulais pas me trouver ainsi brutalement confronté à la vérité et j’ai préféré me rendre à pieds de la gare du Midi vers la rue de Mérode, où « j’habitais »…avant !
Avec mon costume de bagnard, je faisais sensation dans les rues. Mais c’était la dernière de mes préoccupations. Au fur et à mesure que j’avançais, en faisant mes premiers pas d’homme libre, je retrouvais, à chaque coin de rue les magasins que je connaissais. Le premier que je vis c’était la teinturerie Godevriend bien connue des bruxellois. Les cafés de la rue de Russie étaient tous là, ouverts comme avant. Tous ces braves gens avaient vécu la guerre avec chacun sa chance de survivre, mais ne se doutaient pas que, pas tellement loin de chez eux, des êtres humains étaient torturés et effacés de la surface de la terre…
Mon cœur faisait des bonds dans ma poitrine et battait de plus en plus vite en m’approchant de « ma » maison et quand je la vis de loin les larmes me vinrent aux yeux.
Hélas, les volets fermés, le délabrement de la porte d’entrée attirèrent tout de suite mon regard et c’est en tremblant que mon doigt se posa sur la sonnette du rez-de-chaussée. Malheureusement et pour cause, aucune réponse ne vint. Mes doutes et mes craintes étaient fondés, ma famille n’existait plus.
Je restai là, pétrifié, et me demanda ce que je pouvais faire. Le sang me monta au visage et dans ma tête les pensées les plus horribles se bousculèrent. Une situation à laquelle j’avais pensé très souvent, mais maintenant j’y étais et je n’avais pas de réponse pour la résoudre.
Automatiquement, je traversai la rue, vers un magasin que je connaissais si bien : la boulangerie où je venais régulièrement acheter du pain. C’est chez cette brave dame que j’avais envoyé ma lettre de Dachau, lui annonçant que j’étais en vie.
Quand elle me vit, dans mon costume de bagnard, avec ma mine squelettique, la boulangère faillit s’évanouir. Par un heureux hasard, se trouvait dans le magasin une dame qui connaissait bien ma sœur et qui me prit par la main et m’emmena chez elle. Elle courut vite prévenir ma sœur, qui habitait dans la même rue.
Et ce furent les grandes retrouvailles avec les deux personnes qui restaient de ma famille, ma sœur et mon beau-frère. Je n’étais plus tout à fait seul.
Ils m’apprirent le départ de mon père, une semaine après que je suis parti à Malines, ramassé dans la première rafle de le rue de Mérode, le 3 septembre 1942. Nous ne nous sommes plus jamais revus puisque je n’ai passé qu’une nuit dans cette caserne de rassemblement…
Ma maman a été prise dans le 18e convoi, en janvier 1943. Je n’ai jamais pu recueillir la moindre information sur son itinéraire, parmi les anciens déportés survivants…
Quand ces évènements me furent connus, un petit espoir germa au fond de mon cœur. Peut-être, vont-ils revenir. Si pas tous les deux, au moins l’un de mes parents…
Les mois passèrent, je questionnais tous les survivants que je rencontrais, mais aucune trace de ma famille. Il fallait se rendre à l’évidence : l’Allemagne hitlérienne en avait fait des victimes de l’holocauste.
Même pas de traces du lieu de leur supplice. Annihilés, effacés, gommés de la terre, comme s’ils n’avaient jamais existé. Le monde continuait de tourner sans se soucier de ces « détails » qui brisaient le cœur d’un jeune homme sorti de justesse de l’enfer.
Quelques vielles photos récupérées chez ma sœur, voilà tout ce qui me reste de mes parents et de ma famille. Tout a été spolié et volé par les Allemands, jusqu’aux tringles de rideaux des fenêtres.