Une humaine inhumanité, les structures de l’indifférence
À l’ère numérique, l’exil n’est plus une affaire de géographie. Il peut survenir en un clic – rapide, silencieux, sans recours. Ces dernières semaines, j’ai fait l’expérience d’une étrange forme de bannissement moderne : sur Facebook. D’abord suspendu, puis réintégré, avant d’être de nouveau suspendu et, aujourd’hui, soumis à une « restriction » récurrente, aussi floue qu’inexplicable. Ca s’en vient et ça s’en va…
À aucun moment une raison claire ne m’a été donnée. Aucun contenu précis signalé. Aucun interlocuteur humain. Il resterait, au fond, un sentiment d’impuissance – celui d’être jugé par une machine, condamné par un fantôme.
Durant plus de quinze ans, j’ai animé une présence active sur Facebook – un espace de partage, de réflexions et de liens profonds tissés au-delà des continents, des cultures, des croyances. Puis, soudain, sans avertissement, la suspension tomba. Sans explication.
Sans dialogue, sans procédure, sans interlocuteur. Tout commença par une suspension brutale, suivie d’une demande de vérification d’identité, quand bien même la plateforme détenait déjà mes données personnelles depuis près de deux décennies.
On m’ordonna de réaliser une vidéo : « Regardez fixement la caméra, levez les yeux, tournez la tête à gauche, puis à droite » – une procédure évoquant étrangement les pratiques carcérales ou policières. J’ai obtempéré, abasourdi par l’absurdité de la demande. Il m’a été précisé que cette vidéo biométrique pourrait, le cas échéant, servir de photo de profil.
Cela a, brièvement, fonctionné. Étant polyglotte, j’ai reçu des messages de réintégration dans quatre langues, me remerciant pour ma « patience » et confirmant que j’avais respecté les insaisissables « règles de la communauté ». Je conserve toutes ces captures d’écran.
Mais à peine deux jours plus tard, le scénario se répétait : nouvelle suspension, nouvelle demande de vidéo. La réintégration se fit de manière lente, irrégulière, semble-t-il synchronisée avec un fuseau horaire californien obscur. Aujourd’hui, je reçois des incitations à « interagir » avec des personnes inconnues, tout en étant empêché de commenter, de liker / « aimer » ou d’accéder à leurs contenus.
Ce parcours kafkaïen évoque une rencontre avec un Golem numérique – entité algorithmique si vaste et opaque qu’elle semble échapper à ses propres concepteurs. Cette machine, conçue pour réguler, s’est émancipée de tout contrôle, générant des décisions à la fois arbitraires et étrangement constantes dans leur illégalité.
Nous sommes face à un système dysfonctionnel mais fascinant : une plateforme non soumise à une politique claire, mais à des erreurs systémiques, automatisées, difficilement réalisables.
Pas d’interlocuteur, pas de responsable identifié – seulement des décisions rendues depuis un autre continent, sans recours. Comme si la lune, la terre et les étoiles – tout tombait des nues : créateurs, propriétaires, usagers – tous piégés dans des circuits absurdes, faciles à tromper, plus encore à ignorer.
Mais ce constat dépasse mon expérience personnelle. Il révèle une opacité structurelle dans la manière dont les grandes plateformes technologiques encadrent les interactions, règlent les différends, appliquent leurs prétendues « règles communautaires ». On peut être puni, rarement entendu.
Le dialogue cède la place à l’automatisation. La supervision au silence. Ce n’est pas seulement un désagrément : c’est une injustice. Un signe alarmant d’un désordre plus large – celui de l’illégalité croissante d’entreprises se prétendant médiatrices du lien social, mais opérant dans le mutisme et l’ombre.
Pire encore : tout y est anonyme. Les contacts disparaissent sans laisser de traces. La délation est l’instrument mondialisé. On n’a pas de nom, plusieurs fake names, et chacun peut dénoncer à loisir sans jamais être vraiment inquiété.
Nous sommes dans le monde des « ami.e.s » qui fonctionnent par niches, par zones, on se choisit et on s’exclut machinalement. Le site a permis de mener des campagnes de libération dans beaucoup de régions du globe. Aujourd’hui, le globe aurait tendance à l‘égo-centrisme… Encore qu’il y ait de belles pages.
Facebook, comme d’autres plateformes numériques, n’est plus une simple entreprise privée. C’est une infrastructure de la vie publique, qui façonne amitiés, débats politiques, engagements citoyens. Son envergure lui confère une forme de souveraineté transfrontalière – mais sans le contrepoids de la loi, ni l’éthique du service public.
Leur modèle repose sur l’optimisation du profit par l’exploitation des membres – clients déguisés en « communautés ».
En 1968, j’ai entendu pour la première fois l’expression allemande Zum Wegwerfen – « à jeter ». Tout devient jetable. Nous parlons de droits humains, mais ceux-ci sont souvent réduits à des actes d’effacement… Ou à une formule de « donateur ».
La réputation, jadis sacrée, est désormais virtualisée jusqu’à l’effacement. C’est un phénomène global : numérisé, à peine conceptualisé, réduit à un clic qui exclut.
En tant qu’archiprêtre orthodoxe dans une société plurielle, je trouve cela contraire aux valeurs enracinées dans les langues sémitiques et les cultures du Proche-Orient, où Z-Kh-R (זכר), D-Kh-R (ܕܟܪ) en araméen ou DaKiRa (ذاكرة) en arabe signifie « se souvenir » – évoquant une mémoire vivante, transmise, renouvelée. Non effacée. Non bannie.
Dans ce monde numérique, les Conditions Générales d’Utilisation font office de Constitution. L’application des règles n’est plus publique, mais confiée à des algorithmes ou des modérateurs anonymes.
L’utilisateur n’est pas un citoyen, mais une donnée – à qui l’on accorde ou retire l’accès sur des bases opaques. Il n’y a ni procès, ni défense, ni juge identifiable. Ce réseau social ressemble désormais à un tribunal kafkaïen. Toute société entrepreneuriale a l’obligation d’avoir des bureaux, des personnels compétents, que l’on peut contacter pour diverses raisons.
Le plus troublant est sans doute le décalage entre l’image publique de ces entreprises – ouverte, empathique, dialogique – et leur réalité intérieure, faite de sanctions automatiques et de canaux clos. Quand un problème survient, l’utilisateur fait face au silence. Ce n’est pas un simple dysfonctionnement. C’est une faute morale.
On pourrait croire que Facebook n’est qu’une start-up devenue trop grande. Mais ce serait sous-estimer son pouvoir. Ce ne sont plus des prestataires : ce sont des quasi-gouvernements mondiaux. Ils régulent la parole, orientent les débats publics, définissent les modalités d’engagement pour des milliards de personnes… En toute opacité.
Ils ne répondent à aucun électorat, mais à des actionnaires. Leurs décisions sont prises sans transparence, sans contrôle judiciaire, sans débat public. Là où les démocraties délibèrent, ces plateformes imposent des règles rigides dans leur application, floues dans leur sens.
Ce n’est pas simplement un échec de gouvernance. C’est une redéfinition de l’espace public par des acteurs privés. Quand l’agora appartient à une entreprise, le risque n’est pas seulement la censure mais l’érosion des normes démocratiques. Nous ne sommes pas des usagers : nous sommes des sujets qui sont à la limite des objets « à peine existants ».
Le paradoxe est cruel : ces plateformes sont fondées sur la promesse du lien. Leur « marque de fabrique », c’est le dialogue, l’empathie, la présence. Elles se présentent comme des vecteurs de rassemblement, de voix pour les sans-voix. Mais lorsqu’elles échouent – ou choisissent le silence -, elles deviennent incapables d’assurer ce qu’elles promeuvent : la conversation humaine.
Mon expérience de « restriction » en devient plus que le symptôme : elle en est, actuellement, l’emblème. Je n’ai pas été banni. Pas averti. Simplement réduit au silence, assigné à un purgatoire numérique, sans explication, sans appel. Les messages automatiques évoquaient vaguement des « violations des règles », sans jamais les nommer. Les recours n’ont abouti nulle part. J’étais seul, face au vide. Et cela pousserait à radoter comme les messages robotisés.
C’est ce que j’appelle une humaine inhumanité : une façade de bienveillance dissimulant une structure d’indifférence. L’utilisateur n’est pas perçu comme une personne, mais comme une anomalie statistique à gérer. Aucun espace pour le contexte, aucune reconnaissance de l’erreur, aucun geste de réparation. Cela pousse à l’incompréhension culturelle, régionale, parfois tribale.
Or, le dialogue exige une présence. Il suppose l’écoute, la vulnérabilité, et l’engagement mutuel envers la vérité. Le refus d’expliquer, de reconnaître, d’échanger – ce n’est pas une carence de service. C’est un manquement éthique.
Si les plateformes sont devenues les arbitres de la parole et de l’ordre social, elles ne peuvent plus se soustraire à toute responsabilité publique. Il faut une nouvelle éthique numérique – fondée sur la transparence, l’équité et la redevabilité.
Cela n’a rien d’abstrait. Des propositions concrètes existent :
- Le Digital Services Act de l’Union européenne impose la transparence dans la modération des contenus et les décisions algorithmiques.
- L’Appeals Centre Europe, agréé par l’autorité irlandaise, agit en tant qu’organe indépendant de résolution des litiges (article 21 du règlement UE 2022/2065).
Des associations citoyennes et juristes réclament une Charte des droits numériques, garantissant le droit à l’explication, à l’appel et à une procédure équitable (cf. la Charte d’EDRi).
Mais ces efforts doivent s’amplifier, s’internationaliser. Un espace numérique démocratique ne peut exister si les utilisateurs ne sont que des points de données. Il faut de la visibilité. Il faut des recours. Il faut du dialogue.
Cette soumission apparemment technologique reflète aussi la valeurs des échanges qui se font sur Facebook-Meta. L’appareil devrait être régulé en raison de la qualité des êtres et selon des critères établis par continent.
Les réformes ne viendront pas des plateformes elles-mêmes. Livrées à elles-mêmes, les logiques de profit et de contrôle prévaudront toujours sur la justice. L’impulsion doit venir d’ailleurs – des législateurs, des universitaires, et surtout, des utilisateurs que l’on a réduits au silence.
La promesse originelle des réseaux sociaux était simple : que chaque voix puisse être entendue. Que chaque personne soit réelle – non une image, non un leurre, non un déchet. Le réseau, la Toile, permet de partager, échanger, franchir les frontières, dépasser les exclusions qui rampent sur les routes de l’histoire.
Mais lorsque les structures qui abritent ces voix deviennent irresponsables et muettes, cette promesse s’effondre. Et ce sont même les créateurs des plateformes qui, à terme, y perdent leur liberté, leur authenticité – et, curieusement, leurs valeurs spirituelles et financières.
Ce que j’ai vécu n’était pas simplement une « restriction ». C’était une rupture de confiance. Elle révèle qu’au-delà des slogans bienveillants se cache un système conçu non pour entendre, mais pour faire taire. Non pour comprendre, mais pour gérer.
Et pourtant, j’écris. Par conviction. Car le droit au dialogue n’est pas une faveur octroyée par un algorithme. C’est un besoin humain – un droit humain. Nous devons parler, dire, prononcer des sons articulés en pensées, écrire, nous organiser – non seulement contre le silence, mais pour un avenir où la parole ne sera pas un produit, mais le socle de notre liberté.