Tu n’invoqueras pas la halakha en vain, Torah Box
La communauté juive française aura été passablement agitée ces derniers jours par une de ces nouvelles tempêtes dans un verre d’eau dont elle a le secret : l’avis du rabbin Garcia sur Torah Box selon lequel les juifs libéraux ne doivent pas être inclus dans un mynian ni voir leurs kaddish ponctués par des Amen.
N’épiloguons pas sur cette farce, qui aura eu pour principal mérite de révéler l’étroitesse d’esprit de ce site – et pour ironique conséquence d’amener les habad à devoir prendre la défense des libéraux ! Et parait-il aussi le grand rabbin de France, mais là il fallait vraiment savoir tendre l’oreille et interpréter les propos.
Il est cependant intéressant de constater une fois de plus à quelle aberration peut conduire la malveillance : ainsi donc un juif mangeant un sandwich jambon-beurre (cuit dans le lait, pourquoi pas ?) et fumant à shabbat, mais ne mettant pas un doigt de pied dans un office libéral, sera compté dans le mynian alors que des juifs bien plus orthopraxes ne pourraient plus l’être du fait de leur étiquette libérale !
L’exclusion est absurde, le rabbin Garcia n’a pas l’autorité pour la prononcer même en tordant dans tous les sens la halakah. En soi, elle ne devrait même prêter à aucun commentaire.
L’argument qui prête à discussion se situe en réalité bien plutôt dans les prises de position des détracteurs de Torah Box, parmi lesquels des gens dont pour le coup je respecte en général les avis et la hauteur de vue. Ceux-ci, voulant à juste titre rétorquer à nos amis amnésiques qu’un juif est juif quelle que soit sa pratique, en rappellent en effet la définition : « né de mère juive ou converti selon le Choulhan Aroukh ». Le sous-texte est ici évident : ne sont pas juifs les convertis libéraux (même si pas un détracteur du libéralisme n’a la moindre idée de ce en quoi consiste ce processus de conversion, mais ils en ont entendu parler, et comme on le sait, l’homme qui a vu l’homme qui a vu l’homme qui a vu l’ours est de ce fait un spécialiste des mœurs de cet ursidé) ni les juifs massortis, nonobstant le fait que le mouvement massorti (auquel appartient l’auteur de ces lignes pour préciser d’où je parle) respecte l’autorité de la halakha.
Cette définition ne correspond évidemment en rien à celle de l’Agence juive, adoptée par l’Etat d’Israël, qui reconnait toutes les conversions, mais elle est celle du Consistoire, et donc partant de là d’un nombre important d’orthodoxes informés et d’un nombre autrement plus important de personnes qui ont vu l’homme qui ont vu l’homme….
Ces différences de définitions ne contribuent pas à l’unité du peuple juif, on en voit hélas de jour en jour un peu plus les effets délétères dans la medinat ’Israël, où des fonctionnaires (les rabbins officiels) refusent d’appliquer les décisions de l’Etat qui les emploie, ce qui est un exemple unique au monde.
Mais enfin partons du principe que l’Etat d’Israël a été obligé de faire des concessions aux juifs américains, qui, s’ils ne sont pas de vrais juifs, n’en demeurent pas moins des soutiens indispensables, et donc que par essence et de toute éternité n’est juif parmi les convertis que ceux qui l’ont été selon les prescriptions du Choulhan Aroukh. Hélas, là encore, trois fois hélas ! Cette définition n’a pas l’ombre du soupçon de la moindre cohérence, et elle est donc la plus intenable de toutes, comme le reconnaissait du reste implicitement le grand rabbin Ernest Gugenheim (zal), lequel mariait des convertis libéraux. Car il faut être logique : ou les juifs libéraux sont juifs et donc leurs beth din fabriquent des juifs ou leurs conversions ne sont pas valides et c’est donc qu’ils ne sont pas juifs !
À ce point de notre raisonnement, il faut préciser les choses pour prévenir toute objection : la question ne porte pas sur la conformité ou pas de la conversion libérale à ce que les uns et les autres s’estiment en droit d’en attendre. Il n’est pas interdit de reprocher aux libéraux de ne pas répondre convenablement à la question : comment devient-on juif ? Encore devrait-on alors aussi reprocher au consistoire de ne pas se poser la question du pourquoi. Car à ne vendre que l’esprit du judaïsme pour les uns et que sa lettre pour les autres (au point que la cacherout cache la route, comme le craignait si justement Manitou), tout le monde en vient à perdre de vue que le judaïsme est une Emouna incarnée dans une Loi et que l’une sans l’autre perd sa signification (le tableau que je dresse est bien sûr caricatural, mais comme toute caricature il ne fait que grossir des traits bel et bien existants). En réalité, quoi qu’on puisse en penser, la conversion libérale est valide pour la seule bonne raison qu’elle existe. Tout comme la conversion massorti, pas plus reconnue par l’orthodoxie, quoi qu’elle soit très rigoureuse. Et tout cela pour une raison simple : parce que des rabbins libéraux ou massorti ont l’autorité de constituer un beth din, étant juifs comme ne le conteste à ma connaissance que Torah Box.
On me rétorquera à ce détour de la démonstration que je me trompe puisque seuls les rabbins « appliquant la halakha » peuvent convertir. Je l’entends bien. Sauf que cette restriction ne respecte justement pas la halakha…. Laquelle, à l’origine, permettait à trois juifs, certes exclusivement des hommes, de procéder à la conversion. Pour rappel, ni Ytro ni Tsiporah ni les parents de rabbi Akiva n’avaient suivi le processus du consistoire. Dans sa sagesse, la tradition juive a cependant fini par réserver à des rabbins, donc à des érudits, le monopole de cette démarche.
Oui mais voilà, insisteront certains, ces rabbins doivent être dans la droite ligne de la loi orale telle qu’elle a été intégralement transmise à Moché rabenou sur le mont SinaÏ. Sans doute. Mais alors pourquoi se référer au Choulhan Aroukh ? Joseph Karo n’était pas le scribe de Moché, il vivait au XVIème siècle. D’autre part son ouvrage fut loin de rencontrer l’unanimité de son vivant, il fut aussi contesté que Maïmonide, ce qui n’est pas peu dire. Quel qu’ait été le précieux apport à la conservation du judaïsme que fut l’œuvre de Joseph Karo, il faut bien la prendre pour ce qu’elle fut : un ouvrage ancré dans l’Histoire et donc à contextualiser. Le respecter, oui, mais en faire un instrument d’exclusion pour décider qui est rabbin ou pas, et, c’est encore plus grave, qui est juif ou pas, c’est prétendre abusivement parler au nom du Saint-béni soit-Il en sautant allègrement quarante siècles d’histoire juive dans la recherche d’une preuve. Prétendre parler au nom de Dieu, à moins d’être prophète, c’est invoquer son nom en vain en invoquant tout aussi en vain la halakha.
Comme aucun de nous n’est prophète, ni membre d’un nouveau sanhedrin tranchant la question soulevée par le rav Garcia mais aussi par ses apparents contradicteurs, il serait plus utile pour la pérennité du peuple juif d’accorder le bénéfice du doute à tous ceux qui vont dans des synagogues non-orthodoxes ou y ont fait leur entrée dans le judaïsme au terme d’une démarche dont on s’afflige qu’elle rencontre en écho des réactions aussi peu respectueuses d’autrui. J’ai pour ma part la faiblesse de penser que le Machiah ne viendra à la rencontre des juifs que lorsque ceux-ci n’en excluront aucun de son comité d’accueil.