Trop-plein
L’explosion était imminente. Impossible, vraiment, de contrôler plus longtemps le bouillonnement d’idées, d’indignations. Ils avaient pourtant l’habitude. Les difficultés d’élocution de leur quatrième compère l’empêchaient souvent de développer ses réflexions. Par concertation tacite, tout trois décidèrent de lui faire prendre le risque et de lui ouvrir les vannes.
Les circonstances s’y prêtaient. Le calme d’une soirée d’automne, le confort de la terrasse, le partage de l’apéritif entre copains, l’absence nouvelle de sirènes d’alerte de bombardement. Réhaussés par la présence, tenace, diffuse, de la dramaturgie du massacre du 7 octobre et de la terrible guerre en cours.
Jonathan devait, plus tard, parler d’un autre miracle. Car, surprise, la parole libérée se déversa dans une totale fluidité, dans un discours parfaitement structuré. Dense, figé, hiératique presque, les regardant tour à tour droit dans les yeux, Shlomo leur asséna sans interruption ses trois vérités.
L’équilibre d’abord. Il ne supportait plus le déni de vérités opposées.
La caravane des aboyeurs anti-Israël. Qui oublie les vingt années de bombardements du pays. Les quinze secondes de temps pour gagner un abri. Le système anti-missiles, les pièces sécurisées. Les bombardements continus actuels. 200 000 personnes déracinées, réfugiées. La communauté internationale qui aboie, par hasard sur un petit pays juif. Qui reste muette face aux drames dix fois plus destructeurs. ONU qui ne rate pas une occasion de se déshonorer. Une Autorité palestinienne sans autorité. Un Gaza indépendant. Sous la férule d’un Hamas prédateur, émule de Daesh. Un Hezbollah génocidaire, marionnette iranienne.
Le beau récit patriotique israélien. Qui glisse sous le tapis, le continuum d’une politique de grignotage de la Cisjordanie. Finissant par glisser vers une politique d’apartheid sur une partie des territoires. Aboutissant à la politique de conquête violente actuelle sous couvert des extrémistes religieux gouvernementaux. Faisant silence sur vingt ans de délaissement des localités du sud israélien devant les attaques provenant de Gaza. Oubliant la dérive débutant par le coulage des accords d’Oslo, pour mettre sous étouffoir l’hypothèse des désormais feux « deux Etats ». Se satisfaisant paresseusement d’un statu quo apparemment confortable. Ignorant la déroute de l’image du pays liée à l’action d’un gouvernement d’extrême droite à vocation autocratique. Accentuée par le rejet d’un Premier ministre démonétisé internationalement.
Le tsunami, aussi. Haine, violence conjuguées.
Le monde s’est trompé. Il a cru qu’il y aurait un avant et un après Shoah. La culmination du mal. L’industrialisation de la haine raciste et de la barbarie. Mais le 7 octobre a détruit cette croyance. A la haine raciste s’est ajoutée la barbarie des pogroms. Un nouveau mouvement tectonique qui a fait se lever des fonds dormants de l’humanité, une vague renouvelée d’anti-judaïsme millénaire. Comme s’il n’attendait que ce surcroît de férocité pour réapparaître en surface.
C’est bien connu. La violence appelle la violence. L’extrémité atteinte par les monstres terroristes du Hamas ne pouvait que déclencher une volonté absolue de leur éradication. La sophistication des armements modernes ne cessant de progresser, si l’on peut dire, il devenait inévitable que la réponse obligée israélienne, même tempérée par une réelle recherche de minimisation des « dommages collatéraux », n’aboutisse à un niveau extrême de destruction, de morts et de blessés. La densité de population et la politique des boucliers humains ne faisant qu’amplifier la hauteur des dégâts causés. Tout comme la perpétuation des bombardements par le Hamas dans le sud, du Hezbollah dans le nord, participent à maintenir le tsunami de la violence à son plus haut niveau.
La « question juive », enfin. Marx avait, lui, donné une mauvaise réponse à une bonne question.
Cette fameuse question ne se pose pas aux juifs du monde. Elle se pose, en fait, au monde lui-même. A lui de s’interroger. Pourquoi, siècle après siècle, les Juifs ont-ils subi le statut de souffre-douleur universel des pouvoirs et des populations ? Discriminations, enfermement, massacres, pogroms, se sont succédés sans vraies interruptions. Avec des justifications plus baroques les unes que les autres. « Livres de Sion », théories du ou des complots, mises en cause comme celle de Georges Soros… Jalousie, simple habitude acquise ? Exutoire commode du plus mauvais de l’homme ? Ou, justement, conséquence de la domination de la moitié masculine de l’humanité ? Ce serait une autre expression de l’humour juif que quelque haut esprit juif offre une réponse convaincante à la question que le monde devrait moralement se poser !
Israël représente de ce point de vue, un épitome provocateur pour les tenants de la haine anti-judaïque. Quelle aubaine ! Un ghetto mondial. A cette différence près que l’exemple inespéré est devenu contre-exemple décomplexé. Devenu en seulement 80 ans d’existence un pays moderne, performant, compétitif, indépendant. Devenu qui plus est, militairement puissant. Devenu une démocratie. Certes imparfaite, mais incontestable. Hissant ainsi la « question juive » à un niveau institutionnel. Mieux à même de pousser le monde à se regarder. Et s’il sait trouver une réponse à sa propre turpitude.
Comme étonné lui-même de sa performance de forme, il continua de les observer, l’un après l’autre, en silence. Mais plus décontracté maintenant, soulagé très visiblement d’avoir pu se libérer de ce trop-plein de fond.
Comme d’habitude, ce fut à Jonathan de reprendre la main.
Le jeu valait la chandelle, Schlomo. On va maintenant pouvoir t’inscrire à un concours d’éloquence ! Trêve de mauvaise plaisanterie, c’est une belle performance de finir en renversant la charge de la preuve !
Finissant son café frappé, le libraire rebondit sur l’appréciation de Jonathan en proposant à Shlomo de « refaire son numéro » devant un auditoire de « antis », histoire de déguster leur réaction.
Le rire finit de décontracter un Shlomo très satisfait.