Trois historiens réagissent à l’article de Johann Chapoutot : « Les nazis n’ont rien inventé. Ils ont puisé dans la culture dominante de l’Occident libéral »

Nous sommes trois historiens, Tal Bruttmann, Frédéric Sallée et Christophe Tarricone, spécialistes du nazisme et de la Shoah. La tribune est une réaction à l’entrevue accordée le 11 décembre 2017 par un historien du nazisme, Johann Chapoutot, à un média en ligne de la France Insoumise, Le vent se lève.

Dans celle-ci, il explique que l’avènement du nazisme en Allemagne aurait été le fruit de l’action du « grand capital » et que les démocraties libérales n’auraient eu aucune réaction face à la mise en place du Troisième Reich car elles partageaient avec le nazisme un ensemble de valeurs ou de politiques communes.

Le 11 décembre dernier, l’historien Johann Chapoutot, spécialiste du nazisme, livrait au nouveau média Le Vent se lève. Proche de la France Insoumise de Jean-Luc Mélenchon, une interview au titre ravageur : « Les nazis n’ont rien inventé. Ils ont puisé dans la culture dominante de l’Occident libéral ».

Au-delà d’un titre provocateur – et sans doute compréhensible pour alimenter le buzz autour de ce site -, ce tour d’horizon du nazisme, dont on retrouverait parfois des restes jusqu’à aujourd’hui, par exemple à travers des « petits tics de langue se voulant bienveillants », comporte plusieurs affirmations qui nous semblent mériter discussion.

Il en est ainsi des éléments idéologiques constitutifs du nazisme tels que l’eugénisme, le racisme, l’antisémitisme, le darwinisme social, le militarisme ou autres, qui sont qualifiés de banals et très largement partagés à travers l’occident « libéral », au point que le nazisme n’aurait « rien inventé ». On peut certes arguer du fait qu’à partir de la fin du XIXe les théories raciales et racistes, antisémites ou eugénistes irriguent largement les sociétés européennes et américaines.

Mais les réduire à des éléments relevant de la « banalité » et constituant un terreau commun aux démocraties occidentales et au IIIe Reich fait peu de cas de différences fondamentales. L’eugénisme ou l’antisémitisme n’ont pas été érigés en politiques d’Etat par la République française ou le Royaume-Uni, où ni l’un ni l’autre n’étaient perçus comme banals. Pendant que l’Allemagne, elle, promulgue à tour de bras des lois antisémites la République promulgue en avril 1939 le décret-loi Marchandeau permettant de poursuivre le racisme et l’antisémitisme diffusés par voie de presse – son abrogation sera une des premières mesures prises par Vichy à l’été 1940.

En outre, le nazisme invente aussi dans ces domaines, bien au-delà d’une simple « mise en cohérence » selon ses propres critères. L’antisémitisme nazi est d’un nouveau type, inédit, un « antisémitisme rédempteur » comme l’a qualifié Saul Friedländer, qui lui confère une centralité sans pareil dans l’histoire.

De même, dans la réalisation de ses projets, l’Etat hitlérien invente, qu’il s’agisse de son système concentrationnaire, que l’on peut voir comme initialement inspiré par le Goulag soviétique mais qui rapidement devient tout autre chose, ou encore, et surtout, les abattoirs humains que sont les centres de mise à mort créés pour l’opération T4 puis pour la « solution finale ».

Si l’antisémitisme, le racisme ou l’eugénisme, sont des théories largement répandues à travers le monde, bien au-delà de la seule Europe, elles constituent les piliers du nazisme, alors qu’ailleurs leur influence est variable. A cet égard, l’Afrique du Sud, qui jette les bases de l’Apartheid avant même la naissance du IIIe Reich, peut aussi être vue comme un modèle, d’autant plus que les Boers se sont soulevés contre les Britanniques – Goebbels en fera un film de propagande, Ohm Krüger, en 1941. Le Japon impérialiste, militariste et raciste est loué par Hitler dès Mein Kampf, voyant dans cette grandeur les bienfaits d’une influence forcément aryenne.

On dépasse de loin la seule dimension « occidentale ». Et l’on pourrait prolonger l’analyse de ce terreau commun, avec la Grèce antique, largement revendiquée par les nazis comme l’a montré Johann Chapoutot. La militariste Sparte et son agogé eugéniste comme l’impérialiste Athènes avec sa démocratie exclusive et xénophobe constituent des modèles à bien des égards. Pourtant cette même Grèce antique est aussi revendiquée par une Révolution française porteuse d’idéaux qui ont peu en commun avec le nazisme.

Or, c’est cette même Révolution française qui constitue une différence majeure entre des démocraties héritières des Lumières, à commencer par la France, et le IIIe Reich. La Révolution, ses apports et son héritage sont honnis par le nazisme. Elle obsède nombre de dirigeants nazis, à commencer par Goebbels ou Alfred Rosenberg, qui y voient l’une des principales causes de la ruine de l’Allemagne, et par-delà de l’Europe.

Considérer, comme on peut le déduire à la lecture de l’article, que les démocraties occidentales se seraient montrées complaisantes à l’égard du nazisme et que cette complaisance s’expliquerait par une communauté d’idées, voire de valeurs, entre des régimes définis par le libéralisme politique et un régime qui le rejette viscéralement, est une affirmation critiquable, non seulement en raison de ce qui vient d’être rappelé, mais également en raison des faits.

Décrire une Troisième République finissante et faible, comme ce fut longtemps le cas, vision en partie héritée du discours martelé par Vichy, a été très largement remis en cause avec les travaux de Julian Jackson, The fall of France, ou encore de Philip Nord, France 1940. Défendre la République.

Ils font un sort à la vision d’un régime républicain incapable de saisir le danger représenté par le Reich. L’on peut reprocher aux diplomates français d’avoir tardé à comprendre le danger allemand, mais ils en ont finalement pris la mesure et œuvré à une coalition anti-allemande, rompant avec une diplomatie qui visait jusqu’en 1933 l’intégration de l’Allemagne dans le jeu diplomatique international.

D’ailleurs, comment peut-on affirmer qu’il y ait eu une absence totale de réaction face aux multiples agressions du régime nazi ? Que les hommes qui gouvernent la France trouvent « honorable » ce qui se passe en Allemagne, à moins d’oublier qu’à partir de juin 1936 le gouvernement de Front populaire mène une politique de réarmement en réponse au danger nazi ?

Comment pourrait-il applaudir à la liquidation de la gauche allemande ? Ces hommes cherchent à réagir dans un monde où l’histoire n’est pas encore écrite, et face une opposition virulente, tant celle des pacifistes à gauche, que celle de l’extrême droite. En mai 1939 Marcel Déat refuse « de mourir pour Dantzig ».

Quant à l’extrême droite, elle dénonce le bellicisme judeo-démocrate imputé à Blum et Mandel. L’antisémitisme en France n’est pas au pouvoir, mais dans la rue, contre le pouvoir. Considérer que l’échec d’Evian en 1938 repose sur le seul terreau d’un antisémitisme commun à l’ensemble des nations comme cela est affirmé est une explication monocausale qui fait peu de cas d’autres éléments, où se mêlent tout à la fois xénophobie et enjeux diplomatiques, sur fond de montées des tensions dans une Europe où l’Allemagne a annexé l’Autriche. Ces enjeux n’ont jamais été absents des crises, l’exemple syrien est là pour nous le rappeler tragiquement aujourd’hui.

Daladier, sur qui repose souvent l’opprobre de l’incompétence et de l’inaction, comprend fort bien que Munich ne constitue pas la fin des menaces allemandes. En décembre 1938, il envoie aux Etats-Unis une délégation négocier l’achat d’un millier d’avions. Certes, la politique française de réaffirmation de sa puissance est en partie empêchée par une opinion publique apeurée à l’idée d’une nouvelle guerre ou par la vigueur d’une extrême droite qui regarde avec intérêt les expériences politiques d’outre-Rhin et d’outre-Alpes.

Mais cela ne peut pas faire de cette République la responsable de l’aveuglement de l’opinion ou de l’attraction pour les dictatures de milieux politiques français qui ont peu à voir avec le libéralisme politique. Et il est ardu de trouver dans l’histoire diplomatique des principales « démocraties libérales » ce qui idéologiquement les rapprocherait de l’Allemagne nazie au point de partager avec elle des intérêts géopolitiques communs, contre l’URSS en particulier.

Roosevelt qui tente de rompre l’isolationnisme des Etats-Unis, où le ségrégationnisme le dispute au racisme, se heurte non seulement aux partisans de cette politique née au sortir de la Première Guerre mondiale, dont Joseph Kennedy est un chantre, mais aussi aux courants pro-nazis qu’un Lindbergh incarne avec succès avec l’American First committee en 1940.

Ces démocraties libérales sont héritières de politiques diplomatiques des années 1920, basées sur la conciliation et le neutralisme en particulier, dont le but était d’empêcher que ne se reproduise l’enchaînement meurtrier qui conduisit à août 1914. Les évènements des années 1930 amènent finalement ces démocraties à revenir sur ces concepts face à un danger nouveau, alors que l’URSS fait le choix d’abandonner la lutte antifasciste dont elle s’était abondamment revendiquée.

Quant à la question économique dans la survenue du nazisme, l’interprétation qui est donnée relève d’un raccourci discutable, lieu commun imputant aux milieux d’affaires une responsabilité essentielle, voire orchestrant la mue du mouvement politique en régime : « La grande industrie et la finance allemande ont évidemment trouvé tout leur intérêt à l’arrivée des nazis au pouvoir », lesquels auraient constitués le « dernier rempart » face au bolchevisme ».

De fait, il est vrai que les milieux financiers et d’affaires se sont arrangés du nazisme et ont très largement su en tirer profit, mais à l’instar de pans entiers de la société allemande, depuis les milieux académiques qui s’y sont massivement ralliés parfois très tôt, en passant par les classes moyennes et jusqu’aux couches populaires.

Ce n’est pas le « capitalisme » qui a mené Hitler au pouvoir, ni fourni les armes pour y accéder. Les travaux d’Henry Turner ont montré que l’essentiel du financement du NSDAP se fait par la base militante, sous forme de cotisations et dons. En outre, jusqu’en 1934, le pilier central du NSDAP est formé par les SA, qui comptent alors 3 millions d’hommes.

Durant les années 1920, ils sont des centaines de milliers, constituant l’épine dorsale du parti et sa principale force. Surtout, ils incarnent une aile « anti-capitaliste » qui effraye les milieux conservateurs auxquels appartient l’essentiel du grand patronat, à plus forte raison que le programme en 25 points du parti, adopté en 1920, est profondément anticapitaliste, promettant aux grands industriels et banquiers qui incarnent ce libéralisme honni la destruction « par le fer et le feu », comme le dit l’historien David Schoenbaum. Des figures de premier plan du nazisme comme Ernst Röhm ou encore Gregor Strasser revendiquent que le NSDAP soit avant tout un mouvement prolétaire, luttant contre un « capital » qui serait l’incarnation de la « puissance juive ».

Pour eux, les mesures prises à partir de l’accession au pouvoir sont insuffisantes, et ils réclament une « seconde révolution », radicale en matière économique, avec nationalisation des industries et des banques. D’autres personnalités nazies ne sont guère éloignées de ces positions, comme Goebbels, Gauleiter de la capitale, ou Gottfried Feder, figure tutélaire d’Hitler en matière économique, qui prône « la répudiation de la servitude de l’intérêt du capital ».

Certes, des industriels et des hommes d’affaires ont soutenu le NSDAP dans les années 1920. Mais la « lettre ouverte » adressée par des grands patrons à Hindenburg en novembre 1932, qui montrerait la collusion entre les milieux d’affaires et Hitler, évoquée par Johann Chapoutot offre un exemple intéressant à bien des égards. Sur le brouillon initial de ce document, présenté lors de l’instruction menée contre Gustav Krupp au procès de Nuremberg, figurent certes les grands noms de l’industrie et de la finance allemande que sont Krupp, Siemens ou Bosch, mais, dans sa version finale, il ne s’en trouve plus qu’un seul, Fritz Thyssen.

Fin 1932, l’attitude de ces milieux est encore loin d’être ouvertement favorable à Hitler, et les finances du parti s’en ressentent. Goebbels, dans son Journal, souligne que lorsque intervient la nomination d’Hitler à la chancellerie, le parti est ruiné. Un an plus tard, le « grand capital » n’est pourtant toujours pas totalement acquis. Alors que la crise économique se manifeste au plus fort, au point que le régime vacille, Hitler et Goebbels attaquent les milieux d’affaires, désignés comme responsables.

L’année 1934 est un tournant crucial. C’est dans ce contexte qu’intervient la « Nuit des longs couteaux », au cours de laquelle, parmi d’autres, Rhöm et Strasser sont liquidés. Organisée pour s’assurer le soutien de l’armée, cette purge met en même temps un terme à l’existence de l’aile « anti-capitaliste » et ses revendications, permettant au régime de rassurer et d’attirer tant les milieux conservateurs que financiers.

L’histoire spécifique du nazisme et l’enchaînement des causalités qui ont conduit un régime génocidaire au pouvoir ne peut être déroulée en tirant sur un fil unique qui désignerait commodément et dans un seul camp politique les inspirations idéologiques et culturelles, comme les catégories sociales et les hommes responsables de son triomphe. On peut évidemment pointer les responsabilités de telle ou telle composante, mais sans pour autant ignorer les différentes dynamiques à l’œuvre, ni les interactions qui en résultent.

Que l’eugénisme ait été une politique d’Etat en Suède n’explique pas son rôle de plaque tournante financière durant la Seconde Guerre mondiale au profit du Reich, pas plus que l’antisémitisme qui bat le pavé en France dans les années 1930 n’explique l’échec des accords Munich. Et en matière de « tics de langage », on peut d’ailleurs s’interroger aussi sur la floraison de termes comme « l’oligarchie » ou « la Finance », dont la signification est pour certains à bien des égards explicite.

Fréderic Sallée
Professeur agrégé d’histoire
Tal Bruttmann
Historien
Christophe Tarricone
Professeur agrégé d’histoire
à propos de l'auteur
Professeur agrégé d’histoire, auteur de « Les 100 mots de la Shoah »
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