Tragique impasse
Les échos de la « Journée du Souvenir pour les soldats tombés au combat et les victimes du terrorisme » (Yom HaZikaron le’Hallaley Tsahal ouleKorbanot Peoulot Haeva) et de la Journée de l’Indépendance (Yom Haatsma’out) les plus tristes qu’Israël ait connu en 76 ans d’existence n’étaient pas encore retombés, que le ministre de la Défense Yoav Gallant jetait une bombe d’une rare puissance en interpellant directement Binyamin Netanyahou, ce mercredi 15 mai. Dans une intervention télévisée sans ambiguité, il porta sur la place publique ce que Tsahal dit depuis longtemps dans les réunions confidentielles :
« En octobre déjà, la nuit de notre manœuvre militaire [à Gaza], l’establishment de la défense a présenté son plan de guerre au cabinet, déclarant qu’il serait nécessaire de détruire les bataillons du Hamas, tout en œuvrant à la mise en place d’un gouvernement palestinien alternatif local et non hostile.
Depuis le mois d’octobre, je n’ai cessé de soulever cette question au sein du cabinet, mais je n’ai reçu aucune réponse.
La fin de la campagne militaire doit s’accompagner d’une action politique.
Le « jour d’après le Hamas » ne sera atteint que si les entités palestiniennes prennent le contrôle de Gaza, accompagnées par les acteurs internationaux, en établissant une alternative de gouvernement au pouvoir du Hamas.
Il s’agit avant tout de l’intérêt de l’État d’Israël.
Malheureusement, cette question n’a pas été soumise au débat. Pire encore, aucune alternative n’a été proposée.
L’indécision est, par essence, une décision. Cela conduit à une voie dangereuse, qui promeut l’idée d’une gouvernance militaire et civile israélienne à Gaza (…).
Je n’accepterai pas l’établissement d’un régime militaire israélien à Gaza. Israël ne doit pas établir un gouvernement civil à Gaza.
J’appelle le Premier ministre Benjamin Netanyahu à prendre une décision et à déclarer qu’Israël n’établira pas de contrôle civil sur la bande de Gaza, qu’Israël n’établira pas de gouvernance militaire dans la bande de Gaza et qu’une alternative au Hamas dans la bande de Gaza sera mise en place immédiatement.
Nous devons prendre des décisions difficiles pour l’avenir de notre pays, en privilégiant les priorités nationales par rapport à toutes les autres considérations possibles, même si cela peut avoir un coût personnel ou politique ».
Samedi soir 18 mai, ce fut au tour de l’ancien Chef d’Etat-major Benny Gantz, aujourd’hui ministre au sein du Cabinet de guerre, de porter en place publique son doute sur les critères qui mènent l’homme du 7 octobre à prendre ses décisions sur la conduite de la guerre, insinuant clairement qu’ils sont plus politiques et personnels que fondés sur l’intérêt du pays, et de lui fixer un ultimatum : si le 8 juin prochain, un projet concret pour l’après-guerre n’est pas présenté par le Premier ministre, son parti quittera le gouvernement.
Gallant est tout ce que vous voudrez, mais il n’est pas naïf. Il sait que Netanyhaou est rigoureusement incapable de prendre une décision qui puisse avoir un coût personnel ou politique pour sa personne sacrée (à ses yeux). Il a cependant décidé de crever l’abcès. Il faut l’en remercier et espérer que ces paroles courageuses, jointes à celles de nos véritables amis, enfin ceux que Netanyahou n’a pas encore réussi à retourner contre nous (je ne parle évidemment pas des fascistes rouges qui se déchaînent ces jours-ci à travers le monde occidental et des divers collaborateurs objectifs du Hamas qui sévissent à la tête de certains gouvernements, certaines universités, certains événements culturels etc…), auront pour effet de pousser chacun à comprendre enfin l’avenir que nous prépare l’homme qui a déjà amené sur nous le désastre du 7 octobre.
Gantz a renforcé ce message, avec le prestige de celui qui a joué la carte de l’union nationale dès le début de la guerre et a donné pendant des mois à Netanyahou un soutien que celui-ci, au lieu d’apprécier, s’est empressé d’exploiter pour faire durer le plus possible cette guerre sans fin, au prix de la vie de nombreux soldats qui se retrouvent pour la troisième ou quatrième fois aux mêmes endroits de la bande de Gaza, car en l’absence de projet israélien pour l’après-guerre, le Hamas y est revenu. L’équation de « Mr. 7 octobre » est : « guerre qui dure le plus longtemps possible + chantage à l’union sacrée + refus d’interviews aux médias israéliens (mais pas aux américains) = je reste au pouvoir et tant pis pour les otages, les soldats et tout le reste ».
Or ce qui est en jeu, ce ne sont pas seulement des questions géostratégiques, c’est l’avenir de millions d’Israéliens sur leur terre, le prix humain de toute cette tragédie, et celui de l’absence de toute perspective d’avenir. Nous avons récemment commémoré les soldats tombés au combat et les victimes du terrorisme. La guerre est-elle une fatalité, ou peut-on encore briser le cercle vicieux du malheur ? Le 8 octobre 2023, elle était un impératif ; en cette fin mai 2024, l’est-elle encore, ou bien est-elle une manière, pour un cynique confirmé et sans aucun scrupule, de s’accrocher au pouvoir ?
Les soldats et soldates qui ne reviendront plus nous regardent depuis les journaux, les écrans ou les réseaux sociaux, avec leurs terribles histoires : ils étaient parfois à la veille de leur mariage ou de devenir pères, portaient le prénom d’un oncle ou grand-père tué dans une guerre précédente, ou étaient enfants uniques de parents qui avaient eu les pires difficultés à procréer… Admirable génération, qui a montré depuis près de 8 mois un courage, un sens de la responsabilité et une détermination exemplaires. N’a-t-elle pas droit, enfin, à des leaders qui pensent à eux et à leur avenir, et pas seulement à leurs propres intérêts et à leur soif de pouvoir ?
Je pense à Hannah Cohen, veuve à 32 ans. Son mari et le père de ses deux petites filles, Ouriel, est tombé à Gaza le 19 décembre dernier. Il n’était pas obligé d’y retourner, mais avait voulu à tout prix rejoindre son unité. Elle l’avait supplié de ne pas le faire, il avait déjà tant donné. Il est reparti, et y a perdu la vie. Au cours d’une permission, comme il était sorti manger avec Hannah et que celle-ci était un peu choquée d’entendre en pleine guerre les rires et les exclamations joyeuses dans le restaurant où ils se trouvaient, il lui avait répondu : « Au contraire, Hannah, c’est aussi pour cela que nous nous battons. Pour que notre peuple puisse mener sa vie normalement, en profiter, s’amuser ».
Je lis des interviews de Hannah, je la vois à la télévision. Elle dégage une force incroyable. La foi religieuse y est certainement pour beaucoup. C’est une famille religieuse-nationale à l’idéologie carrée, et dans un tel moment j’imagine que cette foi et cette idéologie apportent un précieux réconfort, une explication, un but aussi. Et la cohésion de cette communauté religieuse-nationale ajoute encore un important soutien.
Pourtant, mon cœur « sort vers elle », comme on dit en hébreu (« libi yotsé éléah »), car après, quand la porte est refermée et que les petites réclament leur père, quand c’est erev shabbat, fête, anniversaire, et en tant d’autres occasions, à chaque moment en fait, comment fait-elle ? Tiendra-t-elle ? Et il y a des dizaines de jeunes veuves comme elle, et des centaines d’orphelins, à qui on dit que « Papa est une étoile dans le ciel », qu’ « il veille sur nous de là-haut », que voulez-vous qu’on leur dise, mais eux ils veulent que Papa joue au ballon avec eux, leur raconte une histoire et leur achète en cachette de Maman ces sucreries qui feront le bonheur des dentistes.
Je connais très bien et depuis longtemps les parents de Hannah, en particulier sa mère Carole Ouaknine, avec qui j’ai travaillé pendant de longues années. Une histoire israélienne classique : nous ne sommes d’accord sur presque rien, ni politique, ni religion, et pourtant une profonde amitié nous lie et nous sommes toujours heureux de nous entendre, ou de nous revoir. Mais depuis la mort d’Ouriel, je ne sais plus comment l’aborder. Les mots sont dérisoires : « Si je peux faire quelque chose… », « Si tu veux parler… », « Soyez forts pour les petites », on ne sait que dire, il n’y a en fait rien à dire.
Voir que tout cet héroïsme, cet idéalisme, ces sacrifices sans fin d’une génération que l’on a qualifié trop vite de « génération Tik-tok », mais qui à l’heure de vérité s’est révélée non moins motivée, courageuse et forte que celle des combattants de l’Indépendance en 1948, sont récupérés par un chef de bande et son clan, terrorisés à l’idée de perdre le pouvoir, est un cauchemar.
Penser que ce gang au pouvoir a en mains, entre autres, le sort de 128 otages, qui pour leur malheur ne sont ni étudiants de yéshivot, ni membres d’une section du Likoud du pourtour de Gaza, ni jeunes religieuses d’un séminaire de cette région, ils sont dans leur écrasante majorité des membres de kibboutzim et des jeunes qui dansaient une nuit de shabbat sur de la musique techno, et par conséquent, comment dire, ne sont pas exactement en tête de ses priorités, ne l’est pas moins.
Voir la police aux ordres d’un voyou condamné en justice comme Itamar Ben Gvir déployer une violence sans précédent dans ce pays contre des familles d’otages qui crient leur angoisse et leur désespoir devant cet abandon est un crève-cœur.
Comment terminer ce texte ? En laissant la parole à mon amie Carole, la mère de Hannah, dont je vous parlais plus haut. Parlant peu avant Pessa’h à l’assemblée des employés de son organisation, elle les exhorta ainsi, parlant de son gendre et de tous les autres qui ont perdu la vie au combat : « Nous avons l’obligation morale d’être dignes d’eux… Dignes de ce commandant qui est prêt à risquer son avenir, seulement pour que le peuple d’Israël revienne à lui et soit digne… Même si c’est dans le désaccord, même si c’est le cœur lourd, même si la vérité de l’autre n’est pas la mienne, nous devons trouver ce qui nous est commun et nous relie pour arriver à l’entente, nous améliorer ensemble, continuer à construire un beau pays pour les centaines d’orphelins de cette année 5784… » . Et, dans un effort magnifique, elle trouva qui sait où la force de souhaiter à l’assistance « hag samea’h » (« bonne fête »).
Retrouver l’union dans le respect de chacun, c’est notre défi à tous.
Comment le relever ? Est-il possible de le relever ? Quel sera notre destin sur cette étroite bande de terre, si nous n’y arriverons pas ? Et quel leader sera capable de redonner à notre société, délibérément lacérée depuis plus d’une décennie par un homme prêt à tout, même au pire, pour conserver le pouvoir, la cohésion nécessaire face à tout ce qui nous attend encore, un but commun, un avenir partagé ?
En ce Yom Ha’atsmaout 5784/2024, les questions ont été beaucoup plus nombreuses que les réponses, et cela aussi ajoute encore malheureusement à la tension, à la tristesse et à l’inquiétude ambiantes. Les paroles de Gallant, qui s’expose maintenant à la vindicte des sbires de Netanyahou pour avoir démontré, lui, l’un des leaders du Likoud, que ce dernier ne veut en fait aucune solution, et celles de Gantz, n’ont fait que les rendre plus actuelles, plus brûlantes même. Les mois à venir nous diront si nous sommes encore capables de les traiter, ou si ce pays construit sur tant d’immenses sacrifices, superbe navire au capitaine ivre de lui-même depuis trop longtemps, continuera à dériver sans boussole, sans horizon, sans direction, alors que son avenir est gros de tant de dangers.