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Au milieu du Jourdain, l'arbre continue de vivre. (Crédits : Alexander Winogradsky Frenkel)
Au milieu du Jourdain, l'arbre continue de vivre. (Crédits : Alexander Winogradsky Frenkel)

L’Église byzantine (orthodoxe et orientale) célèbre Tous les Saints au dimanche qui suit la fête de la Pentecôte. L’Église orthodoxe affirme avec force qu’elle vit du souffle de l’Esprit Saint après l’effusion de l’Esprit Saint au jour de la Pentecôte, c’est-à-dire au cinquantième jour après la fête de la Pâque. Ce cycle est identique à celui de la tradition juive : Sortie de la Terre d’Égypte au jour de Pessah – résurrection du Seigneur dans la nuit de la « Pascha », du Grand Passage de la mort à la vie pour toute l’Église, très sensible dans la foi orientale. Quarante-neuf jours plus tard, la véritable conclusion de la nuit pascale se trouve dans le rappel du Don de la Loi (Écrite (Torah) et Orale (Talmud ou Mishnah). L’Église reçut, à cette même date-mémorial, l’effusion de l’Esprit Saint en plénitude.

Qui a vécu de ce « surplus de tous les Dons divins » sinon précisément les saints. C’est parfois gênant. Qui sont les saints ? On les connaît surtout pour la qualité de leurs biographies ou de leurs ossements. C’est une vogue très actuelle. À Jérusalem, en Terre Sainte, les reliquaires ont foisonné au-delà du rationnel, voire de ce qui est crédible.

Au Saint Sépulcre, dans le Trésor de l’Église grecque orthodoxe, sont conservées des reliques des tout premiers siècles chrétiens. Le 1ᵉʳ janvier, dans la nuit, il est normal de faire une grande procession au Saint Sépulcre en portant solennellement les restes du bras de Saint Basile dont c’est la fête. Ces ossements attestent tout d’abord de l’incarnation de l’être humain créé à l’image et à la ressemblance de Dieu (Gen. 1,26; 5,1).  « Vous êtes des dieux, des fils du Très-Haut » (Psaume 82,6). L’affirmation est-elle audacieuse ? Ou reflète-t-elle cette universalité radicale, puissante, fondamentale qui fait que tout être de chair, de sang et possédant un souffle de vie dans ses narines (prière juive de Rosh Hashanah) est appelé à la sainteté ? Au fond, nous sommes tous les descendants d’un meurtrier fratricide, Caïn, dont le signe de protection est symboliquement si proche du Tau (dernière lettre de l’alphabet hébraïque), Croix rédemptrice et signe de bénédiction pour le Frère François.

Dans le renouveau spirituel de l’Orient chrétien, les monastères regorgent de toutes sortes de parcelles de vie passées promises à la résurrection. N’est-ce-pas trop ? Les chrétiens, humiliés, assassinés, martyrisés… pas seulement : il y a une vocation quasi in utero à vivre de l’identité divine. Un ami prêtre, spécialiste des saints caucasiens, put toujours librement étudier leurs vies : les autorités soviétiques l’assuraient avec bonhomie : « les saints étaient les prolétaires qui avaient réussi ».

A Jérusalem, nous vivons sur une terre marquée par un sang « donateur » de vie. Au mémorial de Yad VaShem (Shoah/Hourban), l’inscription est similaire : « Par tes sangs, (que soit) la vie/בדמייך חיי » (Ézéchiel 16,6). Alors qu’aucun reste humain n’est conservé dans ce lieu. A force de voir les ossements des premiers saints et leur nombre impressionnant, il arrive que leurs restes, trop présents, gêneraient presque nos contemporains. Il devient plus difficile de concevoir que chaque génération côtoie des êtres marqués de la foi authentique. La sainteté est une réalité de la vie en société, même si elle paraît voilée, voire improbable.

La sainteté ne procède pas uniquement de cette vénération des reliques, mais parfois de l’absence de toute trace ADN. L’Esprit habite des corps et des âmes. C’est pourquoi, il est interdit d’incinérer les défunts sur tout le territoire de la Terre Sainte, dans la tradition orientale comme judaïque. Une âme habite un corps et non l’inverse comme on entre dans la Demeure de Dieu. Le Seigneur permet, dans la foi, d’être un « temple de l’Esprit Saint » (1 Cor. 6,19; cf. Pesikta de Rabbi Éliézer 16).

A Jérusalem, c’est « une foule immense que nul ne peut dénombrer » (Apocalypse 7,9) qui déroule ces rouleaux d’éternité et de notre unité. Chacun est alors quelconque et unique, comme les saints.

La Croix est un signe exceptionnel. Pour certains, il est universel, antérieur à toute foi au Christ. Jésus de Nazareth serait sans doute surpris – tout comme les Apôtres – de l’usage que certaines traditions ont développé à propos d’un instrument de torture païen.

Le grec « stavros » ne renvoie pas vraiment à une « croix ». Il s’agit plus d’un « pieu », d’un poteau et d’une barre à laquelle on attachait le supplicié. Le Saint Sépulcre se trouve sur cette colline alors dénudée, située en dehors de la Jérusalem officielle à l’époque de Jésus. Il est ce Lieu de la Résurrection – Anastasis – pour la tradition orthodoxe et orientale. Le tombeau est vide.

Il reste la foi, sans aucun signe visible autre que quelque chose qui dépasse de très loin une intime conviction. La Croix est devenue, partout dans le monde, le signe par excellence du christianisme. On en trouve de toutes formes, les croix « solaires » éthiopiennes, simple bois des Latins. La Croix orthodoxe russe donne une « image quasi historique du Salut » : trois panneaux sur le bois vertical : en haut la qualité du Christ « Jésus de Nazareth, Roi des Juifs » en hébreu, en romain (sic, = latin) et en grec (Jean19,19); puis le bois du supplicié ; enfin, « pour tenir les pieds », un bois qui monte vers la droite et descend sur la gauche car l’Histoire continue de se dérouler. L’humanité attend le Second Avènement du Christ dans la gloire. Il jugera les vivants et les morts disant aux bénis de venir à Sa droite (celle du Père), les autres à Sa gauche…

Pour l’instant, à Jérusalem, à Bethléem, dans toutes les villes de ce pays, on peut acquérir les modèles les plus divers, simples, ou sophistiqués, et de très grande valeur en forme de Croix. Habituellement, le fidèle orthodoxe ne montre pas sa croix. Il porte sur son cœur « le secret du Ressuscité qui a vaincu la mort ».

À Jérusalem, il est fréquent que les fidèles arabes, arméniens, chrétiens portent une croix, comme signe d’appartenance confessionnelle et affirmation de leur foi, qui est aussi leur identité d’êtres humains. Chez les Coptes, les Éthiopiens, les Syriens, il est d’usage de tatouer cette croix sur la main ou sur le front… d’où aujourd’hui des Éthiopiens fraîchement devenus israéliens qui portent leurs calottes sur fond de croix abyssiniennes imprimées sur le corps. Est-ce si étonnant ? « In Hoc signo vinces ou plutôt En toutou nika/ « ἐν τούτῳ νίκα » : « par ce signe, tu auras la victoire », telle fut la parole qui accompagna Constantin, le 28 octobre 312, à la bataille du Pont Milvius.

Il eut la vision céleste du CHI (X) et du RHO (P) grecs (Christos, Messie). En fait, Jésus ressuscité lui proposait bien plus que la victoire : le salut par la foi. Signe de fécondité. Un signe de puissance ou plutôt de pénitence. À tous les offices orthodoxes, la Sainte Croix est vénérée. Elle fut découverte par sainte Hélène dans les entrailles du Saint Sépulcre. Bien avant, la Géorgienne sainte Nino avait saisi un cep de vigne pour montrer que le signe du Christ est celui de l’étendue et de la fécondité de l’Église.

Dieu a toujours gratifié l’être humain de signes, de « crochets protecteurs », comme celui que demanda le meurtrier Caïn sauvegardé par Dieu par la marque d’un pardon égal à 7 fois 77 fois (Genèse 4, 24). Tout comme la marque « vehitvita tav/תיותהו = inscrit un ‘תו\tav, une croix’ sur les fronts » prescrite au prophète en Ézékiel 9,4.

En hébreu et en araméen, le tav/tau – תו\ܬܐܘ est la dernière lettre de l’alphabet sémitique. Il désigne un accomplissement (תם/tam). Il était initialement tracé en forme de croix simple. Comme le Tau utilisé par saint François pour bénir Frère Léon. Dans les langues sémitiques, il ne marque pas la fin des choses. En effet, le tav (achèvement) remonte au alef (commencement) comme le dit la phrase de l’Évangile « Marana tha = Maître, viens ! ou Maran atha, le Seigneur arrive ! » (Apocalypse ch. 22).

Le CHI et le RHO sont devenus le chrisme emblématique du christianisme. Voici de nombreuses années, au Mont Sion, le bénédictin Bargil Pixner découvrit sur un mur un signe identique, mais en lettres hébraïques.

Est-ce étonnant ? Éric Werner avait montré dans son remarquable ouvrage : « The Sacred Bridge, 1950 & 1970 » (Le Pont Sacré) comment les signes diacritiques de musique et d’intonation hébraïques avaient été transposés de droite à gauche dans les traditions ecclésiales byzantines et occidentales, tout en étant préservés par d’autres biais dans les autres traditions musicales du Proche-Orient.

Le CHI correspond au Chet/ח tandis que le kouf/ק représente le RHO renversé sur la droite ! Hasard ? L’une des prières juives les plus anciennes et toujours quotidiennes est : « Béni es-Tu…/ Dieu vivant (chai/יח (et source de vie (qayam/םיק » (dont les lettres initiales correspondent au CHI RHO de notre foi chrétienne en la vie, celle de la résurrection du Messie.

Nous vivons dans le temps d’une intuition qui est devenue un « acte de foi » dans le judaïsme, l’islam et un Credo fondamental du christianisme, celui de la « résurrection ». Il s’enracine dans la prière juive « מחיה מתים אתה\Toi qui ressuscites, revigore, ramène à la vie ceux qui sont morts ».

Mais notre génération est marquée de manière indélébile, impardonnable, inexplicable par le signe de Caïn. Par une violence assassine, qui se déploie dans des sociétés qui, sur plus de deux millénaires, prétendent s’enraciner dans une révélation qui affirme la miséricorde, la longanimité, la compassion, la bonté, le pardon des actes transgressifs (morales) et des manipulations économiques, financières frauduleuses.

ריבון העולמים הבט מן השמיים וראה – Maître des mondes, des temps, penche-Toi du haut des cieux et vois, regarde…

à propos de l'auteur
Abba (père) Alexander est en charge des fidèles chrétiens orthodoxes de langues hébraïque, slaves au patriarcat de Jérusalem, talmudiste et étudie l'évolution de la société israélienne. Il consacre sa vie au dialogue entre Judaisme et Christianisme.
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