Thoreau, l’arbre et ma sukka – un rêve de Sukkot
Dimanche 1er octobre / 11 Tishri. Comme de nombreux habitants de Jérusalem, je me mets au travail, en ce lendemain de Yom Kippur, pour construire la sukka qui, pour une semaine à compter de mercredi soir, me servira de résidence principale. Un travail bien modeste en comparaison de ceux effectués par les ouvriers qui, quelques mètres plus loin, sont occupés sur un chantier de rénovation / agrandissement d’un immeuble (le fameux « Tama 38 », dont le concerto en sol défoncé pour marteau-piqueur et percussions est le dernier tube à la mode à Jérusalem !).
Profitant d’une pause bien méritée, j’observe les dits ouvriers, pour m’apercevoir que leur occupation du moment n’est pas liée à la construction proprement dite : il s’agit ni plus ni moins du sciage d’un arbre qui dérangeait l’avancée du chantier. Pas quelques branches folles, non : l’arbre entier. Méthodiquement, tronçon par tronçon, l’arbre est débité. Voilà ce qui arrive à ceux qui osent faire barrage à l’avancée de la déesse Construction… que les autres arbres du quartier se le tiennent pour dit !
Perplexe, je regarde ma sukka, qui m’apparaît soudain sous un autre jour : plus qu’une prescription religieuse, une belle tradition ou un moyen de réunir famille et amis – toutes choses qu’elle est assurément -, la sukka me semble surtout représenter un affront à la logique adoptée par les ouvriers d’en face (ou plutôt : par ceux qui les emploient). Cette logique est on ne peut plus simple, et tient en trois mots : utilitarisme et intérêts financiers (étant entendu que la définition de ce qui est ou non utile est généralement affectée par les dits intérêts financiers); de ce point de vue, l’arbre n’ayant aucune utilité directe et représentant, de surcroît, une menace pour les intérêts financiers de l’entreprise de construction, il convient de s’en débarrasser au plus vite.
Jugée à cette aune, la sukka ne saurait non plus trouver grâce : n’offrant qu’un abri très relatif contre les intempéries et dénuée de tout le confort d’un logement moderne, son utilité est quasiment nulle ; quant à sa valeur pécuniaire, le bilan n’est guère plus satisfaisant : même ceux qui se sont spécialisés dans la vente de sukkot portatives ou prêtes à l’emploi ne font des affaires qu’une à deux semaines par année ! Conclusion : la sukka devrait s’attendre à connaître le même sort que notre malheureux arbre…
Et si c’était précisément cela que la Torah voulait nous faire comprendre en nous demandant, au début de l’automne, d’abandonner le confort de nos logements et de faire d’une rudimentaire cabane notre résidence principale ?
« Il est possible d’imaginer un temps où, en l’enfance de la race humaine, quelque mortel entreprenant s’insinua en un trou de rocher pour abri. Tout enfant recommence le monde, jusqu’à un certain point, et se plaît à rester dehors, fût-ce dans l’humidité et le froid. Il joue à la maison tout comme au cheval, poussé en cela par un instinct. Qui ne se rappelle l’intérêt avec lequel, étant jeune, il regardait les rochers en surplomb ou les moindres abords de caverne ? C’était l’aspiration naturelle de cette part d’héritage laissée par notre plus primitif ancêtre qui survivait encore en nous. De la caverne nous sommes passés aux toits de feuilles de palmier, d’écorce et branchages, de toile tissée et tendue, d’herbe et paille, de planches et bardeaux, de pierres et tuiles. A la fin, nous ne savons plus ce que c’est que de vivre en plein air, et nos existences sont domestiques sous plus de rapports que nous ne pensons. De l’âtre au champ, grande est la distance. Peut-être serait-ce un bien pour nous d’avoir à passer plus de nos jours et de nos nuits sans obstacle entre nous et les corps célestes, et que le poète parlât moins de sous un toit, ou que le saint n’y demeurât pas si longtemps. Les oiseaux ne chantent pas dans les cavernes, plus que les colombes ne cultivent leur innocence dans les colombiers. » (1)
L’auteur de ces lignes, l’écrivain américain Henry David Thoreau, n’avait probablement qu’une connaissance purement théorique de la fête de Sukkot, du moins en tant que célébration religieuse juive (comme tout Américain cultivé du XIXe siècle, Thoreau était un grand connaisseur de « l’Ancien Testament »). Mais qu’il nous soit permis de laisser de côté, pour quelques instants, l’aspect religieux et « national » de Sukkot pour nous concentrer sur l’expérience de la sukka : Thoreau apparaît alors comme l’un des rares êtres humains à avoir vécu cette expérience de manière absolue et sans compromis ! Car le » poète-naturaliste » ne s’est pas contenté de passer sept jours dans une sukka préfabriquée et montée en trois heures, non ! Ce n’est pas moins de deux ans et deux mois qu’il a passés dans une cabane construite de ses mains, au bord de l’étang de Walden (Massachusetts), avec la nature pour seule compagne. Une expérience de laquelle il a tiré l’un des chefs-d’oeuvre de la littérature américaine, Walden ou la vie dans les bois.
Bien évidemment, la Torah ne nous demande pas d’aller jusque là ! Et si les conditions climatiques rendent le séjour dans la sukka par trop inconfortable, elle nous encourage même à la quitter pour retrouver le confort de notre maison, tant il importe que l’expérience de la sukka reste une expérience joyeuse. Mais lorsque les conditions le permettent, le temps que nous passons dans la sukka est sans conteste un temps privilégié, grâce auquel nous voyons les choses sous un angle nouveau: une grande partie de ce qui nous semblait essentiel nous apparaît alors comme superflu, à mesure que nous prenons conscience que l’essentiel tient en réalité à peu de choses. La Torah ne nous demande pas de nous passer totalement du superflu ; mais elle exige de nous que nous sachions le reconnaître comme tel. C’est à cela que sert la fête de Sukkot.
« On dirait qu’en général – nous dit encore Thoreau – les hommes n’ont jamais réfléchi à ce que c’est qu’une maison, et sont réellement quoique inutilement pauvres toute leur vie parce qu’ils croient devoir mener la même que leurs voisins. […] Il est possible d’inventer une maison encore plus commode et plus luxueuse que celle que nous avons, laquelle cependant tout le monde admettra qu’homme ne saurait suffire à payer. Travaillerons-nous toujours à nous procurer davantage, et non parfois à nous contenter de moins ? » (2)
En posant le toit de ma sukka, je me prends à rêver que les promoteurs immobiliers feront eux aussi l’expérience de Sukkot, ou de la lecture de Thoreau – ou des deux ! – et qu’ils réaliseront que les grands immeubles sans âme qu’ils construisent ne sont en réalité que la forme la plus aboutie, à ce jour, de la caverne primitive. Ils pourront alors comprendre que l’essentiel n’est pas dans le nombre de m2 d’un appartement, ni dans le prix fixé pour sa vente ou sa location, et qu’il vaut mieux une chambre plus petite, avec vue sur un arbre, qu’une plus grande ne donnant à voir que le néant.
Ma sukka est à présent montée, prête à m’accueillir une semaine durant. Je me sens l’âme d’un résistant. Pendant sept jours, avec des milliers de Juifs de par le monde, je vais défier la logique de l’utilitarisme et des intérêts financiers. Cela ne fera pas repousser mon arbre, certes; mais cela contribuera peut-être à en sauver d’autres…
‘Hag samea’h à tous !
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(1) H. D. Thoreau, Walden ou la vie dans les bois, traduction: L. Fabulet (1922), Gallimard 2016, p. 37
(2) Idem, p. 45-46