Témoignage d’un voyage en Israël à la rencontre de citoyens solidaires et mobilisés pour la paix et la démocratie.
Article écrit en collaboration avec Brigitte Claparède-Albernhe[1].
Citoyennes françaises, attachées au devenir d’Israël et engagées dans la société civile à Montpellier, nous sommes parties en Israël en février. Quatre mois après l’effroi qui a suivi le 7 octobre, nous voulions comprendre ce que peut être la vie quotidienne dans cet enchaînement de violence. Nous avons été saisies par la vitalité et l’engagement citoyen, dans un contexte général de défiance vis-à-vis du gouvernement. Nous avons rencontré des hommes et des femmes qui se battent au quotidien pour construire une société meilleure et rendre possible une paix durable dans cette partie du monde.
Depuis le 7 octobre, le niveau de mécontentement vis-à-vis du gouvernement de Benjamin Netanyahou s’est généralisé (32% de confiance) [2] . La promesse sécuritaire n’a pas été tenue, faisant exploser le contrat social. L’incroyable réactivité et résilience des Israéliens a empêché le pays de basculer dans le chaos escompté par le Hamas. Cette puissante solidarité citoyenne a démontré la capacité de la société israélienne à faire bloc et à se substituer efficacement aux manquements des institutions publiques dans le secours aux populations. Issu des récents mouvements de contestation de la réforme de la justice, cet élan citoyen a remis au centre du débat public les revendications de paix et de justice, y compris pour les Palestiniens.
Curieusement, il a été ignoré d’une certaine gauche mondiale, restée insensible à l’attaque du 7 octobre. À notre arrivée, les questions se bousculaient. Les lignes droite-gauche ont- elles bougé depuis le 7 octobre ? Les partisans d’une solution de paix ont-ils perdu espoir ? Peut-on déjà penser le jour d’après ? Les femmes et les hommes, interviewés lors de ce voyage, ont, pour la plupart, radicalement réorienté leur vie, désireux d’agir concrètement. Ils n’occupent aucun poste de pouvoir, et pourtant leur pouvoir de sauvegarde de la démocratie est déterminant. Malgré les tourments de la guerre, les enfants ou les proches sur le front, les nouvelles quotidiennes des soldats blessés ou tués, des femmes et des enfants de Gaza pris sous les bombes, les vies volées des kidnappés et l’ampleur des exactions du Hamas, chacun veut croire à une société plus décente pour tous.
Merav Barzilaï, restauratrice à Tel Aviv, rencontrée le jour de la Saint Valentin, citant un poème de Léa Goldberg, s’interroge : « Peut-on s’autoriser à aimer bien que tout soit si triste ? Peut-on s’autoriser à sourire, à boire du vin, à fêter, à s’occuper de nos vies quotidiennes ? » Quatre mois après, Merav en est convaincue, « la vie a repris, pas tout à fait la même, mais presque la même ».
La faillite de la promesse sécuritaire du gouvernement Netanyahu a ébranlé sa légitimité
« Ce qui domine, en Israël, c’est le problème sécuritaire », nous a réaffirmé la diplomate retraitée Anita Mazor, pour autant « le gouvernement n’a pas fonctionné pendant au moins 48 heures ». Benjamin Netanyahou a fait de la sécurité d’Israël le socle de sa longévité. Or, l’attaque du 7 octobre n’a été ni anticipée, ni déjouée. Nathan, réserviste de 33 ans, responsable d’une unité de vingt-cinq combattants, rentré de deux mois à Gaza, revient sur l’état d’impréparation, sur les premières semaines chaotiques au sein de l’armée. « Nous, les gens de 25 à 40 ans, ne nous attendions pas à vivre une telle situation. En Israël, l’armée s’est toujours préparée aux pires scénarios avec nos ennemis. Mais l’invasion de milliers de terroristes depuis Gaza n’était pas un scénario envisageable. Ça a été une surprise totale. Selon moi, la principale raison est l’arrogance. Pendant de nombreuses années, le Hamas a été nourri par nos leaders avec l’argent humanitaire et l’argent israélien, utilisé non pas pour les gazaouis, mais pour les tunnels. Ils ont pensé que la façon de normaliser les relations avec Gaza, c’était le business. Il y a eu beaucoup d’informations sur ce qui se préparait, mais personne n’y a cru au plus haut niveau ».
Selon Ronen Koehler, ancien amiral de la marine et l’un des fondateurs de Achim ve Achayot La Neschek (frères et sœurs d’armes), « la sécurité en Israël repose sur trois principes majeurs : la confiance dans nos capacités de prédiction ; la dissuasion : nos ennemis ne nous attaqueront pas car nous sommes beaucoup plus forts ; et notre capacité à vaincre rapidement : l’ennemi se rendra. Aucun de ces principes ne s’est vérifié. Ils ont réussi à nous surprendre, en étant largement plus intelligents que ce qu’on pensait. Ils nous ont trouvés au moment le plus faible, à l’endroit le plus faible, et c’est énorme ».
La barrière avec Gaza a cédé, emportant avec elle l’assurance d’une protection de l’État et d’un système de défense à toute épreuve. Comme bien d’autres, Raphaël Jérusalmy, ancien officier des renseignements de Tsahal considère qu’« il y a une perte de confiance dans les autorités, et un peu aussi dans l’armée ». Pour Nathan, « les gens des kibboutz du sud se sont sentis abandonnés. Pendant des années, il y a eu beaucoup d’opérations militaires à Gaza, de bombardements, mais jamais de solutions posées sur la table, seulement des réactions. C’est le résultat d’une absence de prises de décisions dans la durée ».
La conduite actuelle de la guerre et l’absence de perspectives politiques ne font qu’exacerber ce manque de confiance. « Le gouvernement est dysfonctionnel. C’est très dangereux pour l’État qui est mal géré en temps de guerre », commente Raphaël Jérusalmy. « Le prix à payer sera lourd à long terme, économiquement et socialement. Il y aura beaucoup de tensions quand la guerre sera finie ».
Sur le plan politique, le langage guerrier très offensif, la surenchère belliqueuse, vise sans doute à faire oublier la défaillance sécuritaire qui a ouvert la brèche au conflit actuel. De nombreuses voix, y compris militaires, réfutent le réalisme de l’objectif d’anéantissement du Hamas. Les effets d’une telle stratégie sont dévastateurs, des milliers de morts civils à Gaza, 139 otages encore détenus, 574 soldats morts et 14 341 blessés [3]. Ronen évoque une « guerre asymétrique », sans possibilité de victoire réelle face à une armée comme le Hamas.
Il ne pense pas « qu’on puisse anéantir le Hamas. L’objectif est déjà atteint. Le Hamas est très affaibli. Maintenant, on doit trouver une coalition avec l’Égypte, les États Unis, les pays arabes, pour gérer Gaza. On ne peut y rester, c’est la pire chose pour nous ». Il ajoute : « Le problème ici c’est le gouvernement et principalement Netanyahou. Il sait d’une façon ou d’une autre, que s’il veut rester au pouvoir, il doit poursuivre la guerre. Mais je ne crois pas qu’il pourra rester au pouvoir. Nous devons trouver une solution pour stopper la guerre. Mais on ne peut pas juste l’arrêter comme ça, il faut trouver une solution semi-permanente. Ça prendra du temps, mais il faut dire qu’on y est favorable, et Netanyahou ne le dit pas ».
Nathan traduit ce sentiment d’impasse : « Nous avons perdu la guerre. L’élan, la dynamique est derrière nous. Nous avons perdu la légitimité aux yeux du monde. Parce qu’il y a des centaines de milliers de citoyens qui ne peuvent pas rentrer chez eux, parce qu’il y a des prisonniers là-bas, parce que le moral en Israël est bas et qu’il n’y a pas de solution pour le jour d’après. On n’a aucune idée de ce qui va se passer lorsque nous quitterons Gaza. Qui va gouverner ? Il n’y a pas d’avenir clair. C’est comme si nous n’avions rien accompli, c’est comme une défaite. Mais, tant que nous n’aurons pas récupéré tous les otages, nous ne pourrons pas nous arrêter. Nous sommes arrivés à un point où nous n’avons plus beaucoup de choix ».
Pour Ronen, seules des élections anticipées permettraient de restaurer la confiance perdue. « Tous ceux qui dirigent doivent démissionner, et les représentants du peuple doivent être réélus, parce qu’ils ont failli ». Raphael Jérusalmy affirme que « 70% de la population souhaite des élections anticipées ».
Dafna Joel, professeur de neurosciences à l’université de Tel Aviv, a fondé avec d’autres enseignants et chercheurs le Forum pour le Jour d’après. « De la même façon que le gouvernement israélien ne s’est pas occupé des réfugiés, il n’a pas non plus de plan politique pour la guerre. Il n’a pas défini les objectifs de cette guerre, la guerre est un moyen mais ne peut être une fin en soi ».
Sur la base d’un travail d’expertise, ce forum a élaboré un programme pour qu’advienne une paix durable, qui a été transmis au gouvernement et à la Knesset. Mais Dafna, malgré sa combativité, ne peut cacher son inquiétude : « Ceux qui ont le pouvoir ne soutiennent pas ce projet, ils ont plus de pouvoir que nous. C’est le pire gouvernement imaginable. Ils détruisent tout ce qu’ils peuvent. C’est très frustrant et inquiétant. Nous essayons de faire d’Israël un endroit où nous pouvons vivre. Oui, la guerre civile est possible, surtout depuis que Ben Gvir encourage le port d’armes ». Anita Mazor, elle, doute d’une telle éventualité. « Nous sommes un peuple entremêlé les uns avec les autres. Notre histoire est commune. Il est compliqué de s’opposer en Israël ».
La mobilisation de la société civile a pallié les déficiences de l’État et ravivé la cohésion sociale
La veille de l’attaque du 7 octobre, une crise sans précédent agitait le pays. Des manifestations monstres se succédaient contre la réforme de la justice. Une série de procès impliquant le Premier ministre paralysait la vie politique. Des ministres d’extrême droite attisaient le feu dans les colonies et s’en prenaient aux acquis démocratiques, notamment en faveur des femmes. D’éminents représentants de la police, des réservistes de l’armée et des anciens des renseignements désavouaient publiquement leur gouvernement. Les paroles du général de brigade Dan Goldfus s’adressant au Premier ministre, résonnent encore. « Je lui ai dit : Monsieur le Premier ministre, avant la guerre dans laquelle nous sommes entrés, il existait une autre guerre. Dans cette guerre, nous étions en train de nous entretuer ».
La colère, le sentiment d’abandon des populations agressées, l’incrédulité des citoyens dans un tel contexte de défiance du gouvernement, auraient pu conduire à une déstabilisation sérieuse du pays. Comment la société israélienne, au bord de l’implosion, a-t-elle tenu ? Faire front uni face à une attaque d’une telle nature s’est imposé à tous. Les Israéliens, indépendamment de leurs opinions politiques, de leurs origines ethniques et de leurs convictions religieuses, ont démontré leur capacité à faire nation, contrairement aux accusations du gouvernement Netanyahou lors de la mobilisation condamnant la réforme de la justice. Les voix des opposants se sont alors tues, les réservistes se sont enrôlés en masse, les jeunes appelés au service militaire ont accouru. L’armée a, de son propre aveu, « mobilisé [plus] de réservistes [et plus] rapidement que jamais – 300 000 en l’espace de 48 heures ». [4]
Mais ce qu’on ignore davantage, c’est le rôle déterminant de la société civile, portée par un incroyable élan de solidarité. Celle-ci a pris en charge, une des missions normalement dévolue à l’État : la protection des individus. Elle a répondu aux besoins des réservistes accourus sous-équipés, des familles des kidnappés, des victimes de l’attaque et des évacués d’abord du sud puis du nord (près de 250 000 personnes). Ses interventions n’ont cessé d’évoluer avec le temps : secours d’urgence auprès des personnes isolées de Sderot et de certains kibboutz, logement des déplacés et création d’écoles pour les enfants. Il fallait remédier à tout : vêtements, nourriture, médicaments, téléphones, ordinateurs, soins psychologiques et médicaux, prise en charge des enfants et des jeunes, des personnes âgées et des handicapés.
Les kibboutz, vidés de leurs habitants et de leurs travailleurs agricoles étrangers également kidnappés, ont eu besoin de main d’œuvre pour les champs et pour les animaux de ferme. Des dizaines de milliers d’israéliens, dans tout le pays et à l’étranger, ont manifesté leur soutien aux premières heures de l’attaque, et encore aujourd’hui, sous forme de dons, de temps et d’argent. D’importants entrepreneurs et entrepreneuses ont été d’une aide précieuse, en proposant notamment des locaux aux organisations de bénévoles et en apportant les expertises indispensables.
Cet immense défi de déploiement de bénévoles et d’experts nécessaires, pour un soutien rapide et efficace, a été relevé essentiellement, en coordination avec d’autres associations, par l’organisation Achim ve Acharyot la Neshek, constituée de vétérans de l’armée israélienne, et pilier du mouvement d’opposition à la réforme de la justice. À Tel-Aviv, dans les milliers de m2 de bureaux mis gratuitement à disposition par le propriétaire des lieux, chacun est dédié à une fonction précise. On y trouve par exemple, une école pour les cinq cents enfants de la ville de Kyriat Shmona, et aussi une « Unité d’Intelligence IT » de plus de quatre cents personnes pour l’identification des personnes manquantes à l’aide de technologies de reconnaissance faciale.
Ronen Koehler, nous avoue : « Je veux être honnête, Israël n’est pas un pays pauvre, le gouvernement a de l’argent, mais ne fait pas son travail, nous devons donc collecter de l’argent. Mais pour moi, ce qui est important dans ce qui s’est passé ici, c’est le sens de l’engagement, l’implication des civils. C’est quelque chose qui a manqué ces quarante dernières années. Il faut être un citoyen actif. C’est ainsi que l’on maintient une société saine. C’est aussi pour cela que nous avons manifesté l’année dernière ».
Une autre “start-up” de la solidarité exerce une fonction primordiale, Hostages and missing families Forum (Le forum des otages et des familles des disparus), qui a popularisé le slogan « Bring them home ». Ce forum anime l’étonnante ruche de plusieurs étages dans le quartier prisé de la Kyria, à quelques pas de la place des otages (Kikar Ha Hatoufim) improvisée en face du musée de Tel Aviv. Son cofondateur, David Zelmanovitch, un avocat reconnu, explique avoir pris cette initiative de fédérer l’aide aux familles des kidnappés, très vite, devant l’ampleur de la dévastation vécue par les familles, les carences et le peu de considération du gouvernement.
Sa fille, rescapée du festival Nova, est profondément traumatisée et son neveu, Omer Shemtov, est toujours détenu à Gaza. David connaît le nom et l’histoire de chacun des kidnappés. Sur ses pas, nous découvrons une impressionnante concentration de techniciens, et d’experts de toutes sortes. Des salles sont réservées aux soins psychologiques, aux massages, aux consultations juridiques, aux relations avec les médias, à la confection des pin’s (petits noeuds jaunes), au stockage des affiches et autres supports de communication ou encore aux échanges diplomatiques via un réseau d’une dizaine de diplomates. Tous sont bénévoles. Des dons privés permettent de faire fonctionner cette énorme machine de communication, et d’accueillir en permanence les familles et les proches concernés.
La sœur d’une kidnappée qui a été relâchée, témoigne : « Je pensais, en tant que famille, que je ne survivrai pas un jour de plus comme cela. Ici on parle du matin au soir à tout le monde, à des ambassadeurs, à des premiers ministres, on organise des réunions zoom, tout en gérant des accès de panique. Votre cerveau part dans les pires endroits. Vous avez aussi des enfants et des besoins financiers à assumer. C’est tellement flou vu de l’extérieur, et pour nous, chaque jour est un énorme chaos, mais il est très important de continuer ».
Face à cet « énorme chaos », des artistes israéliens ont commencé à s’exprimer, dès le lendemain du massacre, livrant leurs émotions face à la sidération collective. Aux yeux de Sophie Barzon MacKie, survivante du massacre du kibboutz Beeri et conservatrice de la galerie locale entièrement incendiée, « l’art articule les événements et nous fournit des images ».
Benny Ziffer, écrivain, journaliste et traducteur, rédacteur en chef du supplément culture et littérature de Haaretz, pense que le 7 octobre a révélé une orientation plus intime, plus émotionnelle, moins convenue chez les artistes israéliens. « Le cœur (installation sur la place des otages), c’est ce que j’appelle le côté authentique de ces réalisations, ce sont des jeunes artistes. Les Russes ont apporté une nouvelle énergie, ont dit les choses telles quelles. La peinture de Zoya Cherkassky est de cette trempe ». Depuis le 23 février, au musée du Peuple juif (ANU), les œuvres de vingt-cinq artistes, dont certains assassinés le 7 octobre, reflètent la désolation qui imprègne la société depuis ce jour. Le film War Diary projeté dans le même espace, dessine la mémoire collective israélienne.
La mobilisation de la société civile est née des mouvements citoyens pour la défense de la démocratie
La mobilisation contre la réforme de la justice a servi de terreau à la solidarité citoyenne. Le mouvement de contestation, suspendu un temps, reprend à nouveau. Des signes de recomposition du paysage politique apparaissent ces derniers temps, sur fond de revendications pour des élections anticipées. Cette immense réaction citoyenne, catharsis face à l’horreur et l’angoisse générées, traduit toute la vitalité de la société israélienne. Beaucoup ont dénoncé, ou admis, le renoncement et l’abandon des grandes batailles depuis la mort d’Yitzhak Rabin. Ronit Wardi, journaliste respectée, le reconnaît avec lucidité : « C’est très difficile de vivre ici. Il y a régulièrement des guerres, une petite guerre après l’autre. Quand nous étions enfants, on nous disait, à l’occasion d’une fête, d’une bar mitsva, « espérons que tu grandiras dans un pays en paix. Et ça n’est pas comme ça, on le comprend en vieillissant. C’était confortable de laisser Netanyahou gérer le Hamas… entre deux diables… mais c’était une grave erreur ».
En réalité, l’engagement en faveur de la paix n’a jamais cessé d’exister, il n’a simplement pas été porté par une représentation politique, par ailleurs de plus en plus déconsidérée par les intellectuels et militants progressistes. Nous avons rencontré des militants des mouvements de paix, qui sont nombreux et anciens en Israël et rassemblent une grande diversité de citoyens. The Parents Circle Families Forum (PCFF) réunit parents palestiniens et israéliens ayant perdu un des leurs en raison du conflit. Roots rapproche colons juifs et voisins palestiniens de Cisjordanie. Women Wage Peace (WWP) [5] , fait dialoguer des milliers de femmes israéliennes juives et arabes, chrétiennes et musulmanes, et poursuit avec Women of the Sun (WOS), association de femmes palestiniennes, un objectif de paix. Il en existe bien d’autres. Ces mouvements ont en commun et pour principe, d’agir au plus près des populations : apprendre à se connaître, à lever les barrières de peur et de méfiance réciproque, à déconstruire la haine en partageant les réalités de l’autre.
L’attaque du 7 octobre n’a pas réussi à renvoyer chacun dans son camp. Liora Hadar, jeune mère de famille et membre de Roots et de WWP, vivant dans une colonie de Cisjordanie, en témoigne : « Après le 7 octobre, après une période « gelée », nous (Roots) avons voulu reprendre nos activités. Mais c’était techniquement difficile, il n’y avait pas de lieux où se retrouver. Impossible de conduire pour aller chez les Palestiniens et de même pour eux, tout le monde avait peur. Nous avons progressivement organisé des rencontres Zoom d’abord entre nous, puis entre Juifs et Palestiniens ». Finalement leur première rencontre physique aura lieu six mois après, l’idée étant d’entendre de chacun des côtés ce qu’est la vie depuis le 7 octobre.
Tous ces militants de la paix partagent le même refus d’une position victimaire, le même sens de la responsabilité individuelle, et ce d’autant plus quand ils sont parents. Bassam, père palestinien endeuillé du PCFF : « Si on arrête de se dire victime, on peut s’alléger de son passé, on peut enseigner autre chose. Pensons à l’avenir, à nos enfants, c’est ça ou bien partager nos cimetières. C’est à nous de choisir, c’est notre responsabilité ». Hyam Tannous, femme arabe israélienne de Haïfa, ancienne inspectrice de l’éducation nationale, militante très active de WWP, évoque elle aussi, sa peine de mère : « Je pleure les fils de toutes mes amies de WWP. En même temps, j’ai peur pour mes enfants en Israël ». Avec ses consœurs israéliennes et palestiniennes, elle a œuvré au succès de « L’appel des mères », pétition signée par des milliers de femmes pour une solution de paix [6].
La plupart de ces mouvements ont déserté le champ du politique, jugé décevant, même si la solution ne peut être que politique. WWP, par exemple, veut faire adopter par le gouvernement une solution de paix négociée dans le cadre de la résolution 1325 du Conseil de Sécurité des Nations Unies. L’unique épilogue envisagé par tous, est de parvenir à vivre ensemble en paix.
En dépit des désillusions, de blessures et de ressentiments avoués, Mazal Renford, militante de la paix de longue date et retraitée de la coopération internationale israélienne, confie « l’humanisme et son éthique ne sont pas morts, c’est même la seule solution, alors autant ne pas perdre de temps. Parlons-nous maintenant, on sait que de toute façon on en viendra à s’asseoir et parler ensemble. Je veux penser à la paix, mais je ne suis plus idéaliste ». Rami, père israélien endeuillé du PCFF, confirme : « On sait maintenant qu’Israéliens et Palestiniens ne vont pas disparaître, les deux ont le droit d’exister et le devoir de co-exister. C’est la seule issue sur laquelle nous devons tous nous entendre, après ce sont des procédures techniques, politiques ».
Hyam Tannous, qui a joué un rôle important dans le rapprochement de WWP avec l’association palestinienne WOS, évoque sa double appartenance comme un déchirement mais aussi comme une opportunité de passerelle entre les deux peuples. « Je suis Palestinienne et Israélienne. Palestinienne, car c’est mon peuple, mes parents ; Israélienne parce que depuis soixante-quinze ans, c’est mon pays et je me sens Israélienne. Ces deux identités font ma force et ce fut difficile après le 7 octobre. Le peuple que j’aime est en guerre avec le pays que j’aime ».
Bassam invite à ne pas renoncer : « Nous sommes l’Histoire. On nous écoute parce que nous sommes l’Histoire, pas des politiciens, ni des Rothschild qui disent ce qui est bien et ce qui est mal, nous sommes des gens simples et nous avons payé le prix fort. Nous avons le droit de parler, nous sommes des combattants. Parler ou garder le silence relève de notre responsabilité. Si chacun pensait à sa propre famille, nous aurions la paix ».
Les citoyens israéliens investis dans la défense des valeurs universelles expriment un fort sentiment de solitude
Le 7 octobre, et les jours suivants, il s’est produit quelque chose de déconcertant pour beaucoup d’entre nous. Les victimes israéliennes n’ont pas été reconnues en tant que telles, par la plupart des mouvements de gauche dans le monde, en particulier les femmes ayant subi des violences sexuelles de masse et systématiques.
Ces dernières années, le langage tenu par la gauche développe « cette rhétorique qui ne s’intéresse pas aux institutions et aux règles abstraites de justice, mais à la situation délicate d’une personne singulière. Le statut de victime est devenu une revendication politique (…) qui confère à ceux qui s’en emparent un statut moral »[7]. Apparemment, dans ces cerveaux dichotomiques, dans la hiérarchie des indignations, le statut de victime du peuple palestinien l’a emporté, étouffant toute expression compassionnelle vis-à-vis des victimes israéliennes et toute écoute des protestations citoyennes israéliennes.
Ces fameux « Oui, mais », « It depends on the context », les réactions violentes dans les universités, lors de nombreuses manifestations en France et dans le monde en témoignent. Paradoxalement, ces forces progressistes à l’œuvre en Israël depuis près de deux ans, contre les positions racistes et identitaristes du gouvernement de coalition, sont ignorées au niveau international, en raison d’une même logique identitariste, qui assimile tout Israélien à son gouvernement, et, dans un raccourci largement usité, au colon blanc. Cette gauche radicale mondiale a été sourde aux valeurs universalistes promues par ces citoyens.
Ce qui se joue maintenant ce n’est pas seulement de cesser cette guerre, mais de définir quelle société mettre en place, qui fasse aussi droit aux revendications nationales des voisins palestiniens. Dafna aspire à ce que la catastrophe actuelle soit « une opportunité pour qu’Israël en sorte plus humaniste, plus démocratique, plus favorable à une paix durable ». Le plan de paix élaboré avec ses pairs universitaires veut « penser la solution avec les pays arabes et les États-Unis et faire des Palestiniens des partenaires de l’axe des modérés et non des ennemis de l’axe islamiste ».
Eviatar, jeune activiste de 24 ans, impliqué dans de nombreux combats autour des questions climatiques, du droit des migrants, de défense de la démocratie israélienne, et plus récemment pour une constitution issue d’une consultation nationale, laisse filtrer son désarroi. Ses amis activistes et lui, sont très connectés aux mouvements européens, comme Extinction Rébellion, dont ils ont repris les méthodes d’action. « Beaucoup d’entre nous, la gauche israélienne, sommes complètement abandonnés par la gauche mondiale. Nous nous considérions comme faisant partie d’une grande communauté luttant pour les droits de l’homme, la dignité humaine, les droits des femmes et des LGBT, le changement climatique, et une fois que tout cela s’est produit, nous nous sommes retrouvés complètement isolés ».
Il ne trouve pas d’explication à cela. « Mon père est d’une famille de survivants de la shoah, il a toujours pensé que l’antisémitisme ne s’était pas achevé avec la fin de la guerre. Mais pour nous, la génération qui a grandi en Israël, nous considérions l’antisémitisme comme quelque chose d’anachronique, quelque chose du passé, qui relevait de la propagande sioniste qui qualifie d’antisémite la moindre critique envers Israël. Mais depuis le 7 octobre, on réfléchit à tout ça de nouveau ».
Une minorité des mouvements d’extrême gauche israéliens a, elle aussi, repris les accusations de « génocide » et l’exhortation au cessez-le-feu immédiat. Au sein de la plupart des autres mouvements, notamment pacifistes, la question du cessez-le-feu divise. Il était impossible de l’évoquer au lendemain du 7 octobre. Devant une attaque d’une telle nature existentielle, les esprits se sont focalisés sur l’urgence de stopper le Hamas. Mais, aujourd’hui, devant les ravages de la guerre, cette préoccupation refait surface. Au risque de n’être qu’un slogan simpliste, oublieux de toute la complexité de la situation, l’appel à un cessez-le-feu immédiat ne peut se dissocier du sort des otages et d’un projet viable pour le jour d’après. Beaucoup redoutent en effet qu’un cessez- le-feu sans garanties concrètes de part et d’autre, ne rende caduque tout espoir de paix à long terme.
Les guerres avec les nations arabes ont fait de l’histoire d’Israël une lutte pour son existence. En ébranlant les fondements de l’obligation d’humanité, le 7 octobre a mis le pays face à l’intolérable et à l’inexplicable. Il l’a atteint au cœur de sa vocation à être un refuge pour les Juifs. Mais les valeurs qui ont présidé à la création de l’État, même malmenées par l’Histoire, disent la pérennité de la souveraineté démocratique et de la morale collective, en dépit de la tendance à l’individualisme. La solidarité est devenue une règle de survie, une résistance à l’effroi, un lien retrouvé, une lueur pour se projeter dans l’avenir. Les projets de solutions pour le jour d’après se multiplient, la demande pour des élections anticipées grandit. Les Israéliens sont de plus en plus nombreux à exiger une réponse politique et non plus seulement guerrière à ce conflit, à ne plus accepter le piège moral qui s’est refermé sur eux.
Pascale Chen, directrice d’un centre pour la petite enfance, franco-israélienne, membre du comité de pilotage de Women Wage Peace, se dit déchirée. « On ne peut pas ignorer la tragédie humanitaire qui touche Gaza, même si le Hamas a tout fait pour mettre sa population en danger de mort. Il savait que la riposte d’Israël serait terrible. Je suis confrontée à un problème moral, mais je suis israélienne. Nous n’avons qu’un pays, et nous avons mis beaucoup de temps à le créer et à le sauvegarder. J’ai une réaction de survie, et en même temps, cette guerre est terrible ». Pour elle, qui est aussi mère d’un jeune soldat, revendiquer simplement un cessez-le-feu immédiat, sans garantie et sans condition, « c’est rester dans sa zone de confort. N’est-ce pas servir le camp de la haine, celui qui veut nous détruire ? ».
Comment les clivages de la société seront-t-ils affectés par ce cataclysme ? Quelle en sera la traduction politique ? « Il y a tant de questions sans réponses. Nos idéaux se confrontent au principe de réalité. Mais il faut continuer et ne pas avoir peur de douter », conclut Pascale, l’infatigable militante pour la paix.
[1] Brigitte Claparède-Albherne est Présidente de l’association France- Israel 34, auteure et Docteur ès lettres.
[2] Les résultats de l’enquête publiés le 16/02/2024 par le quotidien israélien Maariv, montrent que 32 % des personnes interrogées “pensent que Netanyahu est le plus approprié pour le poste de Premier ministre, alors que 47 % estiment que le membre du Cabinet de Guerre, Benny Gantz, est plus apte pour ce poste“. Le dernier sondage, à cette date, réalisé par l’Institut Lazar auprès d’un échantillon aléatoire de 515 Israéliens, a révélé que si des élections devaient avoir lieu ce jour, le parti de droite Likoud de Netanyahu perdrait la moitié de ses 32 sièges actuels à la Knesset (le Parlement israélien).
[3] Données officielles à la mi-février 2024.
[4] Michaël Horovitz, « L’armée « réprimande sévèrement » un commandant pour avoir critiqué Netanyahu », Times of Israël, 15 mars 2024.
[5] Nachim Ossot Shalom
[6] « Nous, femmes palestiniennes et israéliennes de tous horizons, sommes unies par le désir humain d’un avenir de paix, de liberté, d’égalité, de droits et de sécurité pour nos enfants et les générations à venir. » Lire la suite ici : https://www.womenwagepeace.org.il/en/mothers-call/
[7] Eva Illouz, Les Émotions contre la démocratie, éditions Premier Parallèle.