Taoïsme et judaïsme

Quand j’avais demandé à un ami kabbaliste ce qu’il pensait du Tao, il m’avait répondu que cette spiritualité (ou philosophie ?) chinoise permettait aussi loin que la Kabala. Le Tao semble trop simple tandis que la Kabala semble trop complexe. En réalité les deux expriment -plus ou moins- la même chose au moyen de deux langages différents.

Une définition basique du taoïsme (Wikipédia) : « Le tao est la « Mère du monde », le principe qui engendre tout ce qui existe, la force fondamentale qui coule en toutes choses de l’univers. C’est l’essence même de la réalité et par nature ineffable et indescriptible. Il est représenté par le taìjítú, symbole représentant l’unité au-delà de la dualité yin-yang. Le Tao a été édifié ou systématisé dans le texte Tao Tö King attribué à Lao Tseu. Le Tao peut être considéré comme la matrice préalable au sein de l’univers au passage du qi ou souffle originel, précédant la parité binaire du yin-yang. »

L’Unité (« l’Un ») devient dualité (le Beth, première lettre de la Genèse), masculin et féminin qui aspirent à s’unir (pour retrouver l’unité).

La Torah est ainsi résumée en une toute petite phrase. Comment la développer sans perdre de vue la simplicité de la spiritualité ? 1 qui devient 2 et chacun désirent (re)devenir 1 : 1 = 2 = 1 + 1 = 1…

HaChem (« Dieu ») sépare (se scinde lui-même ?) pour que les éléments distincts désirent s’unir (sans se confondre). De l’intériorité de l’humain primordial (Adam) sort un autre lui-même qui devient « une aide contre lui » (Genèse 2,18), sa féminité qui le fait devenir masculin. Du « un » sort « une » qui à côté de lui le complète, les deux formant le tout, l’unité. C’est pour cela que le judaïsme dit que la Présence divine (la Shekhina) réside au sein du couple.

On peut aussi considérer qu’à l’intérieur de soi il y a du féminin qu’on appelle l’inconscient. L’unité consisterait alors à réconcilier en nous-mêmes le conscient et l’inconscient, le « moi » et le « ça » dirait Freud (sans exclure le « surmoi »…). En effet, Adam cherche à s’unir à Hava (Eve) mais le problème est qu’il oublie en général de s’unir à son féminin intérieur, sa אֲדָמָה adama, sa terre intérieure.

Adam regarde devant lui « la » femme mais néglige au-dedans de lui sa féminité. Sans ce regard tourné vers l’intérieur (le bas) il ne peut pas regarder au-delà (vers le haut). La spiritualité lui reste inaccessible tant qu’il n’est pas aussi en chemin vers les profondeurs de la terre : son corps, son inconscient, ses instincts, et aussi la terre au sens de la nature, l’écologie, le terreau, le travail manuel… On ne peut pas monter si on ne descend pas (simultanément).

HaChem demeure théorique, cérébral, intellectuel, idéal (idée, idéologie, idolâtrie…) tant que l’humain n’est pas en train de plonger ses racines dans les profondeurs de son inconscient (le « côté gauche » dirait la Kabala, ou le « mauvais penchant »). Ainsi, en acceptant son côté sombre, l’humain peut aspirer à la lumière (ou Lumière). Sans son obscurité il ne peut pas accueillir la clarté. Dans le judaïsme un homme non marié est incomplet, comme inachevé. Être marié c’est avant tout être marié avec soi-même, tendre vers l’unité du bas et du haut.

La Kabala dans le judaïsme (pas la Kabala sans le judaïsme) explique très bien tout cela mais il lui manque ce que le taoïsme peut lui apporter : la pratique physique. En effet, la spiritualité chinoise taoïste s’enseigne non pas intellectuellement mais tout d’abord par des exercices corporels. C’est grâce au Tchi Kong (et au Taï Chi) que l’on peut s’imprégner des principes du taoïsme. C’est le corps qui explique à la tête ! Dans notre corps tout est écrit, dans notre respiration se trouve la présence de ce que les Chinois appelle le « tchi » (ou qi) mais qui en réalité n’a pas de nom.

Mon professeur de Tchi Kong, lorsqu’on lui demandait d’expliquer ce qu’est le « tchi », répondait invariablement : « c’est le schtroumpf »… Autrement dit : tu l’appelles comme tu veux, cela n’a pas d’importance. Est-ce que c’est « psycho » ? Est-ce que « ça » existe ? Est-ce que ça vient d’en bas ou d’en haut ? Peu importe. Ce qui compte c’est que tu ressente ou devines « quelque chose ».

Ce quelque chose ressemble à une sorte de paix. C’est se sentir « chez soi », se sentir unifié, centré. Sur la bonne voie. Cette voie ne peut pas être solitaire. C’est d’ailleurs le problème de l’individualisme des spiritualités extrême-orientales lorsqu’elles sont occidentalisées. Le judaïsme permet de conserver et de développer l’aspect social de la spiritualité. C’est pour cela qu’il est à mon avis profitable de s’abreuver à la fois du côté juif et du côté taoïste. Les deux spiritualités se rejoignent, à quelques nuances près.

L’une de ces nuances est, me semble-t-il, la perception de l’unité vue comme plutôt maternelle dans le Tao et comme plutôt paternelle dans le judaïsme. Cependant, il ne s’agit que de perceptions humaines car en réalité l’Unité אחדות (l’Un אֶחָד) est à la fois féminine et masculine, ou aucune des deux, ou au-delà des deux. Mais comme on ne peut en parler qu’à partir de ce que l’on connaît, on est obligés d’utiliser des concepts tirés de notre réalité.

Le langage spirituel de la Kabala (du judaïsme) et celui du taoïsme, lorsqu’on les confrontent, prouvent qu’il existe un langage spirituel universel. Ce langage (ou langue) pourrait permettre aux religions de dialoguer sans craindre de se renier. Le langage spirituel est la mise à nu de la religion qui n’en est que le vêtement. Le vêtement est certes important mais l’essentiel est en dessous. Et au-delà de ce vêtement il y a aussi l’aspect relationnel entre les humains, entre les peuples et les pays. Cet aspect s’appelle la société, le Droit, la politique…

Le judaïsme prend en compte aussi cela ; il englobe tous les aspects de l’humain mais parfois perd de vue l’essentiel, le « féminin ». Aussi, il est bon, je crois, de mettre en relief cette dimension cachée (ou discrète) du judaïsme et des religions en général car on ne peut pas améliorer la société si on ne travaille pas simultanément à se construire soi-même. Or, s’améliorer consiste à se réconcilier avec soi. Un ami (chinois) taoïste me posait la question : « es-tu avec toi ? ».

Suis-je avec moi ? Sommes-nous ensemble (unis) mon inconscient et moi ? Et moi, suis-je en conflit ou en harmonie avec mon surmoi, avec ce que je pense que je dois faire ? L’unification de soi est sans doute le travail principal de l’humain depuis qu’il existe, depuis qu’Adam a été séparé de lui-même. Le monde actuel est à la fois dans un processus de destruction (de fragmentation) et de construction (d’unification). Si l’on est attentifs, on peut trouver autour de soi des outils spirituels -et surtout des personnes- qui peuvent nous aider à être des constructeurs, des enfants d’Adam. Des humains, tout simplement.

à propos de l'auteur
Passionné de judaïsme et d'Israël, Pierre Orsey est né en 1971 et habite près d’Avignon.
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