Stéphane Zagdanski : « la pensée juive a l’immense avantage de n’être ni métaphysique ni science »

Stéphane Zagdanski @DR
Stéphane Zagdanski @DR

Stéphane Zagdanski, philosophe, romancier et plasticien présente le 13 juin, à 20h, sur YouTube, la trentième et dernière séance de son « webinaire », initié en septembre 2019, sur la Gestion Génocidaire du Globe.

Pourriez-vous nous parler des origines de votre séminaire, la Gestion Génocidaire du Globe ?

Stéphane Zagdanski: Depuis quelques années me tentait l’idée d’un cycle de conférences, au cours desquelles je partagerais mes réflexions sur le cours du monde, sur ce que j’ai nommé « la Gestion Génocidaire du Globe » dans mon essai consacré à Guy Debord(1) en 2008.

Mon séminaire – dont le sous-titre (imaginé avant la pandémie) est « Réflexion sur l’extermination en cours » – repose sur l’incontestable constat de l’état catastrophique des sociétés humaines aujourd’hui. J’essaie d’y penser le « pourquoi » de cette faillite universelle de la civilisation occidentale. Cette catastrophe, qui manifeste aujourd’hui à l’œil nu sa cohérence planétaire, n’est pas apparue ex nihilo, sans raisons ni sans dépendre d’une généalogie précise, au sens où Nietzsche traite d’une « généalogie de la morale ».

Le XXème siècle avait donné le ton, avec son exploitation capitaliste effrénée de tous et de tout (il faut lire La Jungle d’Upton Sinclair, évoquant en 1906 la condition ouvrière au cœur des abattoirs de Chicago, révélant l’inhumanité inhérente à l’esprit du capitalisme) ; ses génocides industrialisés (des Arméniens en 1917 aux Tutsis en 1994 en passant par la Shoah et les millions de morts du stalinisme et du maoïsme…) ; et bien sûr ses deux atroces boucheries mondiales. Cette tradition de « bruit et de fureur » participait déjà elle-même d’une longue généalogie (les génocides et les esclavages coloniaux en Europe et en Amérique depuis le XVIIIème siècle), mais le XXIème siècle y a ajouté un maléfice inédit, dont il y a hélas peu de chances que l’humanité se remettte : pour la première fois dans l’histoire des hommes, le ravage implique la Nature. Non seulement le réchaufement climatique et la destruction à grande échelle de toutes les ressources naturelles, mais aussi l’extermination galopante de tant d’espèces animales, laquelle présage plausiblement de ce qui attend l’homme lui-même.

Personne ne pouvait imaginer il y a un demi-siècle asssister à la dévastation de cette Nature dont les Occidentaux s’imaginaient, depuis Descartes, s’être rendus comme « maîtres et possesseurs ». Et nul ne peut nier aujourd’hui que l’autre face de cette « maîtrise » et de cette « possession » (ces mots ne sont pas choisis au hasard), c’est la destruction.

C’est tout cela que j’essaie de penser ensemble, à mon unique manière, dans ce séminaire que j’élabore sans interruption depuis septembre 2019.

Il était d’abord prévu de faire une séance d’ouverture publique à Paris au printemps 2020 à la galerie Éric Dupont. Est survenue la pandémie, comme une illustration grandeur nature (dont je me serais bien passé) de mon profond pessimisme, et tout fut chamboulé. Aussi ai-je décidé en avril 2020 de lancer mon séminaire depuis chez moi sur YouTube(2).

Comment expliquer l’évolution et le succès du Séminaire pendant toute la période de la pandémie de Covid 19 ?

Stéphane Zagdanski: Tenir mon Séminaire en direct sur YouTube plutôt que face à une audience dans une salle m’a obligé à en repenser la manière. C’était un défi de parler seul devant ma webcam pour des spectateurs confinés, comme moi, anonymes et invisibles, alors que je suis si critique de la cybernétique et de ses responsabilités dans le ravage en cours (il en est beaucoup question aussi dans le séminaire).

D’autre part, je tenais à assurer une réflexion dont l’exigence intellectuelle me convienne – c’est-à-dire m’apprenne autant de choses à moi-même, à force de recherches et de réflexions, qu’à ceux à qui j’allais les dispenser. Il ne s’agissait à la fois ni d’être jargonneux, ni de faire de concessions à la vulgarisation « à l’usage des nuls » qui prolifère sur internet.

Dès la première séance, intitulée « L’indigestion du Monde »(3), consacrée à la notion de « gestion » de mon titre, j’expliquai que je faisais d’abord ce séminaire pour moi-même, dans le cadre d’une recherche questionnante sur le « pourquoi » du cours du monde (« Pourquoi en sommes-nous arrivés là ? »), à partir des textes que j’étudie et que j’écris depuis plus de trente ans (mon premier livre, L’impureté de Dieu, Souillures et scissions dans la pensée juive(4) est paru en septembre 1991).

Comme je l’ai indiqué en introduction de la vidéo de présentation du Séminaire(5), la vingtaine de romans et d’essais que j’ai écrits depuis trente ans déploie une œuvre pessimiste, exigeante, et singulière en ce qu’elle est à la fois traversée par la pensée juive (Midrach, Talmud, Kabbale), la philosophie classique (Heidegger, Nietzsche, Platon, Spinoza) et la littérature (Artaud, Kafka, Saint-Simon, Proust, Céline, Balzac, Debord…).

Dans mon Séminaire, pas d’improvisation rhétorique qui pallie une absence d’idées claires, mais au contraire des réflexions patiemment argumentées, des études sur textes sourcées, précises, minutieuses et, quand cela est exigé, les références au grec, au latin, à l’allemand, à l’anglais pour les textes philosophiques, et à l’hébreu ou à l’araméen pour les textes juifs. La première condition pour que cela fût possible, c’était de tout rédiger d’avance, comme pour l’élaboration d’un essai ou d’un cours magistral. Ainsi, après une année (d’avril 2020 à juin 2021) et trente séances de plusieurs heures chacune, je dispose d’un manuscrit de 1000 pages, quasiment publiable tel quel.

C’est là que YouTube m’a permis d’inaugurer un nouveau type de « conférences », inimaginables devant un public présent dans une salle : des séances « en direct » très longues, allant jusqu’à plus de cinq heures parfois, conçues de ma part comme de véritables performances de pensée, sachant que de l’autre côté de l’écran le public n’a aucune obligation de rester captif de son ordinateur. C’est l’avantage (à peu près le seul) de YouTube pour le spectateur, qui peut reprendre son visionnage là où il en était la veille ou la semaine précédente, puisque YouTube, fidèle en cela à son essence cybernétique, garde trace de tout ce que vous y faites, y compris de la seconde précise à laquelle vous aviez arrêté votre visionnage.

Le désagrément principal de faire un séminaire par écrans interposés – à savoir la rupture de l’unité de lieu, qui empêche un rapport vivant et dialogué avec les personnes qui vous écoutent dans une salle –, je l’ai tourné à mon avantage en rompant aussi, du coup, avec l’unité de temps. Je prends mon temps pour tout décortiquer et tout expliquer, j’avance lentement dans les textes et dans la pensée, je fais les digressions que je désire, tandis que le spectateur, libre aussi de son propre temps qui n’est pas identique au mien, peut m’écouter et me regarder à sa guise et son rythme, et cela d’autant que les séances restent en ligne indéfiniment.

Son titre l’indique assez, la thématique principale de mon séminaire est la notion de Génocide(6), qui n’est pas exactement celle de massacre en grand nombre, ni de guerre ni même d’extermination. J’examine au passage les idées d’animosité et d’innocence (il n’y a pas de génocide en dentelles, même si un génocide peut être programmé et exécuté avec une absolue froideur mathématique). Je parle ainsi fréquemment de l’antisémitisme(7), pour la raison qu’il s’agit d’une des plus anciennes et ininterrompues illustrations de l’animosité génocidaire (relevée dès le livre d’Esther dans la Bible), à propos de laquelle on dispose, en plus de vingt siècles, d’un nombre considérable de sources textuelles, et qui a ce triste avantage d’être toujours aussi virulente à l’heure où j’écris ces lignes.

D’autre part, étant le fils de parents persécutés par l’administration française durant l’Occupation, j’ai toujours été d’un pessimisme historique et politique irréconciliable avec les fredaines journalistiques, militantes ou moralisatrices. Ce pessimisme s’est construit intellectuellement par la fréquentation assidue de trois immenses penseurs, qui se distinguent dès la seconde moitié du XXème siècle pour avoir précisément médité la généalogie de la destruction :

Heidegger, dès la fin des années trente, avec ses réflexions sur la « Destruction de la Terre » (die Zerstörung der Erde) ; Artaud et sa conception des envoûtements, ainsi que sa radiographie de la substitution de l’ersatz à la nature (les célèbres premières minutes de Pour en finir avec le jugement de Dieu) ; enfin le « spectaculaire intégré » théorisé par Guy Debord, dont le texte La planète malade était, dès 1972, prophétique de tout ce que nous déplorons aujourd’hui, y compris la pandémie en cours.

Il y a bien sûr d’autres philosophes et écrivains qui ont réfléchi en profondeur à l’état du monde moderne (René Guénon par exemple, que je cite à plusieurs reprises dans mon Séminaire, Deleuze, Foucault, Agamben aujourd’hui, etc.), mais ces trois-là sont les précurseurs de toute pensée du ravage au XXème siècle.

Quand à mon style, qui n’est pas particulièrement celui d’un ronronnant sorbonnard, il se trouve que j’ai toujours apprécié l’esprit de grande liberté, d’humour et d’exigence intellectuelle qui traverse le Séminaire de Lacan, lequel a sa place dans l’histoire de la pensée moderne au même titre que les conférences de Karl Kraus. J’ai aussi beaucoup écouté les cours de Deleuze à Vincennes (sur YouTube justement), lequel explique qu’il faut travailler des journées entières en amont pour exprimer en cours dix minutes de pensée originale…

Je voulais donc faire quelque chose qui fût un peu, dans mon style à moi, de cet ordre-là (Kraus, Lacan, Deleuze).

Dès les premières séances, j’ai été surpris par le grand nombre de visionnages et de réactions enthousiastes (je reproduis dans la bande-annonce du Séminaire quelques emails et commentaires reçus), ce à quoi je ne m’attendais vraiment pas étant donnée l’exigence de mon propos, destiné a priori non pas à l’usuel public de YouTube et de Facebook mais à des personnes possédant un certain bagage littéraire et philosopique, qui aiment suivre des cours magistraux en prenant des notes.

Peut-être, autant que l’exigence intellectuelle, est-ce la singularité de ma parole qui explique le bon accueil fait à mon Séminaire ?

Car ce qui me distingue sans doute des discours ambiants, c’est que, sans m’interdire de lire ni d’interpréter textes en mains les philosophes importants (j’ai consacré par exemple six très longues séances à la question de Heidegger et l’extermination(8), et six autres longues séances aux rapports ambigus de Spinoza à la Bible hébraïque(9), je ne me positionne pas comme « philosophe » mais comme « littéraire ». Aussi, s’il est souvent question de philosophes dans mon Séminaire, étudiés non pas scolairement, ni même universitairement, ni synthétiquement en parcourant les siècles à grandes enjambées phraseuses, mais en plongeant minutieusement dans le mot-à-mot des textes – ce que j’appelle « entrer dans la caboche » –, c’est en écrivain « littéraire » que je pense et que je m’exprime, procédant par « bonds » plutôt que selon la discursivité dialectique habituelle (je m’en justifie lors de la première séance du Séminaire).

Cela pour plusieurs raison, la première étant que je considère la tradition métaphysique occidentale (qui va de Platon et Aristote jusqu’à Kant et Hegel en passant par Descartes et Spinoza), comme co-responsable du pitoyable destin de la civilisation globalisée. Comme les scientifiques et les théologiens des grands empires rivaux chrétien et musulman, les philosophes ont selon moi leur part dans le ravage. C’est ce que j’essaie de montrer lors des séances consacrées au thème du regard chez Platon et Aristote(10) ou au concept d’universel(11). Je prend aussi le temps d’entrer dans la caboche d’un philosophe contemporain, Alain Badiou, dont je déconstruis patiemment les truquages philosophiques et les manipulations symboliques perverses sous les oripeaux d’un système dialectique hyper-rationnel soumis au mathème(12).

Autre aspect important du séminaire, ce sont mes fréquentes et minutieuses références à la pensée juive, qui m’est familière depuis mon jeune âge. Cette pensée a l’immense avantage de n’être « ni métaphysique ni science », telle l’« autre pensée » tant désirée par Heidegger. À mes yeux, il s’agit d’une véritable « pensée sauvage » au sens que Lévi-Strauss donne à cette expression, possédant la profondeur et la noblesse de toutes les grandes pensées et spiritualités non occidentales comme la pensée chinoise, la pensée indienne, les pensées africaines ou amérindiennes, la pensée aborigène, et tant d’autres génocidées elles aussi par le buldozer de la Raison occidentale…

J’ai ainsi consacré plusieurs séances à lire, expliquer et commenter quelques pages du Talmud de Babylone ou du Zohar ; cette série sur la pensée juive(13) est celle où je me suis montré le plus didactique, sachant que le public n’en est pas familier.

Quelles conclusions tirez-vous du Séminaire et planifiez-vous de continuer à la rentrée ?

Stéphane Zagdanski: Le Séminaire comporte désormais 30 séances, classées en plusieurs thématiques(14) :

La Gestion et le Génocide (7 séances)(15)

Heidegger et l’extermination (6 séances)(16)

Pensée juive (8 séances)(17)

Alain Badiou et l’Universel (2 séances)(18)

Spinoza et la Bible (6 séances)(19)

La conclusion que je tire du Séminaire c’est, conformément à l’idée de Deleuze évoquée plus haut, que qui ne donne rien n’a rien. Ce n’est qu’au prix d’un colossal travail de préparation (lui-même possible parce qu’il est précédé de trente années de pensée et d’écriture) que j’ai pu élaborer en une année une réflexion qui se démarque, je crois, de ce qui se fait ailleurs.

Je ne sais pas encore si le Séminaire se poursuivra l’année prochain, ni sous quelle forme. L’idéal serait de devenir ce qu’il prévoyait d’être dès le début, un séminaire parisien normal, peut-être mensuel pour garder l’originalité des longues séances d’études, à l’image de la seule séance faite en public en 2020 à la galerie Éric Dupont(20).

Mais pour organiser cela, trouver la salle, etc., il faut des complices. Et je suis un homme seul.

Je conseille de s’abonner à la lettre d’information du Séminaire(21) pour être sûr de ne pas manquer les prochains développements.

J’aimerais beaucoup approfondir ma pensée de l’innocence (victime par excellence de l’animosité génocidaire) en consacrant au moins une séance aux animaux. À la différence de tous les conflits depuis toujours, aucun idéologie ni aucune « raison » ne peut justifier leur extermination en cours ni leurs martyrs dans les abattoirs industralisés, ni même récemment les stupéfiantes aggressions démoniaques de chevaux et de vaches sans défense. Tout cela a un sens qu’il s’agit de méditer. Là encore, la pensée juive serait d’un grand secours, avec les commentaires traditionnels sur l’arche de Noé et les nombreuses pages du Talmud consacrées au bien-être animal.

J’aimerais aussi revenir en détail sur le conflit israélo-palestinien et sur les tenants et les aboutissants du discours antisioniste. Tout reprendre depuis le début, textes en mains, pour tâcher d’analyser les multiples motifs de cette animosité-là.

L’ultime séance de cette année, dimanche 13 juin à 20h(22), sera d’ailleurs consacrée à un antisioniste majeur, Noam Chomsky, dont les théories linguistiques en font le successeur direct de Spinoza et l’un des premiers thuriféraires de la conception cybernétique du monde et des hommes.

Cette Weltanschauung est en train de tout mettre à mort sous les fourches caudines de l’Intelligence Artificielle, s’attaquant à la source de toute vie, qui n’est autre que la Parole. Être en mesure de penser cela est la consolation, certes mince, de qui assiste impuissant au ravage, avec des larmes de rage dans l’âme et de grande tristesse dans le cœur.

Notes:
(1) Debord ou la Diffraction du Temps¸Gallimard 2008
(2) Intégralité des séances : https://youtube.com/playlist?list=PLm9eMG2yXNRjgutY0lqV4tUisLxxTKePR
(3) 1ère séance, « L’indigestion du Monde », https://youtu.be/3YUtVd-VtSs
(4) https://editionsdufelin.com/livre/limpurete-de-dieu
(5) https://youtu.be/TU7fh1MI7GQ
(6) 10ème séance : « Généalogie du Génocide », https://youtu.be/HnjpTu7J7_Q
(7) 14ème séance : « Généalogie de l’oppropbre », https://youtu.be/DzYimUQK3gM
(8) https://youtube.com/playlist?list=PLm9eMG2yXNRiN0_2R2MlpT7OYRozC3uhn
(9) https://youtube.com/playlist?list=PLm9eMG2yXNRgKH3bwrtgcf—0dwC7w0b
(10) 12ème séance, « L’impulsion panoptique du savoir », https://youtu.be/FLCybiDFqyE
(11) 13ème séance, « Ce que l’universel a de particulier », https://youtu.be/_YtxDFqzImw
(12) Alain Badiou et l’Universel, https://youtube.com/playlist?list=PLm9eMG2yXNRjrGgwjqkx692bJxkwbfWfV
(13) Pensée juive, https://youtube.com/playlist?list=PLm9eMG2yXNRhPkehta4glJr6Yez4vLwFE
(14) Les séances en vidéo et en audio et tous les renseignements sont accessibles ici : http://linktr.ee/laggg
(15) https://youtube.com/playlist?list=PLm9eMG2yXNRicA-oXSkFYan5PbSPax0Jd
(16) https://youtube.com/playlist?list=PLm9eMG2yXNRiN0_2R2MlpT7OYRozC3uhn
(17) https://youtube.com/playlist?list=PLm9eMG2yXNRhPkehta4glJr6Yez4vLwFE
(18) https://youtube.com/playlist?list=PLm9eMG2yXNRjrGgwjqkx692bJxkwbfWfV
(19) https://youtube.com/playlist?list=PLm9eMG2yXNRgKH3bwrtgcf—0dwC7w0b
(20) 5ème séance, « Heidegger et le Christianisme », https://youtu.be/TOmwL0uPZWM
(21) https://www.getrevue.co/profile/zagdanski
(22) Les inscriptions se font en ligne : https://www.billetweb.fr/seminaire-de-stephane-zagdanski

à propos de l'auteur
Alexandre Gilbert, directeur de la galerie Chappe écrit pour le Times of Israël, et LIRE Magazine Littéraire.
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