Souviens-toi
Souviens-toi זָכוֹר:
On dit que nous sommes le peuple de la mémoire, notre spécialité est d’étudier la Loi : la Torah, nous avons écrit des millions de pages. Notre existence aujourd’hui sur la terre d’Israël se justifie grâce à la continuité de cette étude et au fait que ce pays nous a été promis au point que la terre d’Israël s’appelle la Terre Promise.
Promise certes, mais sous conditions, qui sont que nous nous devons d’y vivre selon des standards de moralité et de justice. Il y a dans la Bible, de manière récurrente, une causalité entre notre conduite et notre bien-être.
Quand notre niveau moral descend alors des ennemis nous sont suscités pour nous ramener dans le droit chemin et dans des cas extrêmes nous sommes chassés de ce pays. Ce cas de figure s’est produit deux fois, la destruction du premier temple en -586 et celle du deuxième temple en 70.
Ces deux événements ont été extrêmement traumatisants et sont gravés profondément dans nos mémoires spirituelles. La destruction du deuxième temple a été d’une ampleur cataclysmique, d’une part du fait de la détermination de la puissance occupante romaine d’éradiquer la résistance juive, d’autre part du fait qu’une guerre civile intestine d’une rare violence sévissait entre les Juifs qui par ailleurs se battaient aussi contre les Romains. Cette situation où la haine entre frères a suprématie sur la lutte contre l’envahisseur a abouti in fine cent ans plus tard à la fin de la présence juive en terre promise pendant dix-neuf siècles.
On peut comprendre que cette leçon ait profondément marqué les esprits. En témoigne l’incident de l’Altalena en 1948, seulement quelques semaines après la création de l’État d’Israël, où un navire transportant des armes destinées à un groupe armé dissident, l’Irgoun, a été coulé au large de Tel-Aviv par l’armée israélienne, Tsahal. Cet événement tragique a entraîné la mort de seize membres de l’Irgoun et de deux soldats de Tsahal.
Le Premier ministre David Ben Gourion avait pris la décision difficile de couler le bateau, car le jeune État ne pouvait pas survivre avec deux armées distinctes. De son côté, le chef de l’Irgoun, Menahem Begin, s’est opposé à des représailles et a permis l’intégration de l’Irgoun au sein de Tsahal. Ce jour-là, le peuple d’Israël, héritier d’un passé millénaire, a réussi son examen d’entrée qui lui donnait le droit de ré-exister sur cette terre. S’il avait échoué, il n’aurait pas eu le droit de retour.
Nous traversons présentement une période difficile. La crise judiciaire sépare le pays en deux. La coalition procède au vote de lois permettant de contrôler la nomination des juges et de renverser les décisions de la cour suprême à une majorité simple de 61 voix. Dans un tel cas de figure, le seul contre-pouvoir aux décisions du gouvernement et de la Knesset serait paralysé et la structure démocratique du pays en danger.
La coalition est formée en moitié du parti gouvernemental le Likoud dont la majorité des députés sont pragmatiques et de partis religieux nationalistes et orthodoxes qui ne sont pas prêts à des concessions chacun d’entre eux pour des raisons différentes. Les nationalistes ces dernières décennies ont été quelques fois contrecarrés par la cour suprême dans leurs projets d’élargir les programmes d’implantations en Judée-Samarie.
Quant aux orthodoxes, ils ont été limités dans leur volonté de porter des lois religieuses, financières et sur leur non-enrôlement dans l’armée. Ces deux groupes voient dans le cadre de la coalition actuelle une occasion historique qui risque de ne plus se reproduire, de modeler la société israélienne selon un modèle qui correspond à leur idéologie.
Le Likoud, même s’il veut atténuer l’effet de ces lois sur le plan international, économique et intérieur ne peut le faire car la coalition éclaterait. La société israélienne est scindée entre deux blocs qui sont qualifiés à tort de gauche-droite. Qualificatif incongru, au sens classique du terme, la gauche israélienne étant à droite et vice-versa.
En réalité, s’il est un critère qui définit le mieux les deux tendances c’est celui de la politique à tenir par rapport aux territoires de Cisjordanie qui sont sous responsabilité israélienne depuis 1967. Bien sûr il y a les critères économiques, religieux, éducationnels, qui entrent en compte mais ils sont secondaires par rapport à la grande question des territoires.
La conjoncture dans laquelle nous nous trouvons, toute proportion gardée, s’est déjà produite dans notre Histoire. L’Altalena est un exemple révélateur mais microscopique où l’instinct de survie a prévalu. Il est un autre contre-exemple majeur, qui a bouleversé l’Histoire du peuple d’Israël, peut-être plus que tout autre événement et qui comporte certaines analogies avec notre situation présente : la destruction du deuxième temple.
Pour analyser l’actualité à la lueur de notre Histoire, il convient de rappeler les trois années fatidiques à partir de l’an 68 qui marquent le début de la révolte contre Rome jusqu’en 70, année ou des massacres massifs de juifs ont lieu dans tout le pourtour méditerranéen avec pour apothéose la destruction du Temple. Nous sommes documentés sur cette époque grâce à l’historien Juif Flavius Joseph, aux sources talmudiques et archéologiques. Faisons un court rappel historique.
En 67, la Judée est un pays sous contrôle Romain, le nord du pays la Galilée est gouvernée par un roi Juif Agrippa qui est un suppléant des Romains. La population juive est majoritaire mais avec une colonie grecque importante qui lui est très hostile. Le procurateur romain qui dirige le pays est profondément corrompu et règle les conflits entre les deux communautés en favorisant celle qui offre le pot-de-vin le plus conséquent.
L’écrasante majorité des juifs est extrêmement croyante et le temple joue un rôle prépondérant dans la vie religieuse. Cependant, les groupes religieux sont opposés les uns aux autres pour des motifs idéologiques et de croyance. On distingue les Sadducéens qui sont descendants de la lignée de prêtres issue d’Aaron. Le Grand-prêtre vient de leur rang. Les Pharisiens qui sont majoritaires et qui sont opposés aux Sadducéens; les uns acceptant la croyance en la résurrection des morts, les autres la rejetant.
Les Samaritains qui n’acceptent pas la Loi orale, les Esséniens qui prônent une vie d’ascète, les Zélotes qui veulent une stricte observance, les Sicaires sont une sous-fraction des Zélotes et n’hésitent pas à recourir à l’assassinat afin de parvenir à leurs fins politiques. Certains de ces groupes légitiment l’emploi de la violence envers d’autres groupes tant l’importance de leur croyance leur paraît fondamentale.
En cette année 68, la région est explosive : juifs contre romains, haut clergé juif contre prêtres (pharisiens), grecs contre juifs et juifs contre juifs. Les juifs supportent de plus en plus mal la domination romaine et une étincelle provoquée par le procurateur romain va allumer le brasier. La révolte commence à Jérusalem où les romains sont chassés et fuient à Césarée, dans le processus il s’en fallu de peu que la légion de Jérusalem soit complètement anéantie.
Dans un premier temps, un effort de conciliation est entrepris sous l’initiative d’Agrippa sans succès. Les romains se retranchent à Césarée, les troupes romaines éparses sont massacrées et le reste des forces occupantes se réfugient en Syrie où Rome a des contingents importants.
A ce stade-là, l’ensemble des forces juives s’unissent pour résister à la contre-offensive romaine qui viendra du Nord et qui ne saurait tarder. Même ceux qui sont conscients que le rapport des forces est en faveur de Rome se joignent à la révolte: le vin est tiré, il n’y a pas d’alternatives, il s’agit de vaincre ou de mourir ! Les romains s’organisent, Vespasien est envoyé par Néron avec trois légions qui se joignent aux deux légions de Syrie.
Cela représente une force considérable et terrifiante, malgré une résistance acharnée les victoires romaines se succèdent, Sepphoris et Jotapata sont prises. Vespasien fait sa jonction avec Agrippa II, s’empare de Tibériade et de Tarichée, puis de Gamla et du mont Thabor. La Galilée est reconquise, les habitants sont massacrés, beaucoup de survivants se suicident et à la fin de l’année, le nord de la Judée et la région côtière au sud de Jaffa sont soumis.
En 68, Vespasien arrive à Jéricho et se prépare au siège de Jérusalem. C’est à ce moment qu’une guerre civile larvée éclate au grand-jour entre Juifs. Les zélotes prennent le pouvoir à Jérusalem, Le Grand-prêtre Ananias est assassiné, et les factions diverses s’entretuent. A l’été 68, tout est perdu, les troupes romaines sont proches de Jérusalem et la guerre civile fait rage à l’intérieur des murailles, aucun espoir n’est permis. Et pourtant… Un évènement imprévu d’une grande ampleur va bouleverser la donne, l’empereur Néron se suicide et commence une période d’instabilité de l’empire romain qui va l’emmener à deux doigts de l’éclatement.
On appelle cette période : L’année des quatre empereurs et elle concerne la période de juin 68 à décembre 69. Durant ces dix-huit mois quatre empereurs vont se succéder et trouver la mort; les légions romaines vont s’affronter entre elles, l’empire romain est au bord de l’effondrement. Vespasien laisse une seule légion en Judée qui est cantonnée en position défensive à Césarée et avec le gros de ses forces quitte la Judée pour rejoindre Rome où il se fait consacrer empereur. Cette nomination marque la fin de l’instabilité politique de l’Empire.
A l’époque antérieure avant et pendant le premier temple, le peuple d’Israël s’est souvent trouvé dans une situation désespérée, venait un prophète qui annonçait que contre toutes apparences la délivrance viendra très prochainement, le peuple se repentait et l’événement prophétisé se réalisait. Au deuxième temple il n’y avait plus de prophètes en Israël, c’était au peuple et à ses élites qu’il appartenait d’interpréter les signes extérieurs. Qu’ont fait les Juifs durant ce répit inespéré ? Ce sont-ils unis, pour reconstruire et renforcer leurs murailles ? Ont-ils attaqué la garnison romaine de Césarée ? Ce sont-ils concernés face à l’ennemi commun ? Ils n’ont rien fait de cela et ont entrepris une guerre fratricide et cruelle entre eux que je ne relaterai pas.
Le nouvel empereur Vespasien envoie alors dans la région son fils Titus qui procède au siège de Jérusalem avec quatre légions à sa disposition. Au moment où Titus entame le siège, trois factions zélotes s’entretuent à l’intérieur de la ville tout en combattant l’ennemi du dehors ! Toutes ces factions hostiles ont cependant un point commun : la foi totale que Dieu interviendra pour chasser les Romains si ceux-ci s’emparent du temple. Ils brûlent les provisions de blé pour qu’une faction n’en profite pas et pour hâter la rédemption car comment Dieu laisserait le temple tomber aux mains des païens ? Comment une interprétation aussi erronée a-t-elle pu être faite, alors que les Juifs avaient le souvenir de la perte du premier temple six siècles auparavant qui s’était terminé par l’exil à Babylone ?
Terminons ici cette parenthèse historique. Nos sages ont décrété un jeune le 9 du mois de Av, jour de la destruction des deux temples qui est un jour de deuil pour l’ensemble du peuple Juif. Il n’y a personne dans ce peuple qui ne sache que c’est la haine entre nous qui a causé le plus grand désastre de notre histoire (Shoah mis à part). Revenons à l’actualité et soyons prudent. Au premier siècle de notre ère, Israël est un pays occupé par une superpuissance.
Aujourd’hui, nous sommes un pays indépendant avec des ennemis extérieurs dont le but proclamé est notre destruction. Ces ennemis ne font aucune différence entre un juif religieux, orthodoxe ou séculaire. La société israélienne est fracturée sur la question des implantations. Les partis nationalistes s’appuient sur la Torah pour revendiquer l’ensemble de Eretz Israël.
Depuis 1967, pour la première fois, ces parties se trouvent dans une conjoncture où ils peuvent théoriquement imposer leur volonté. Jusqu’à présent tous les gouvernements étaient composés de coalitions qui comportaient au moins une composante libérale qui jamais n’aurait accepté l’éviction de la cour suprême qui comme mentionné plus haut est le seul contre-pouvoir en Israël.
Aujourd’hui, du fait de la situation exceptionnelle où les politiciens se définissent pour ou contre le premier ministre, la seule coalition possible était la présente où le parti nationaliste religieux peut imposer sa politique car le chef du gouvernement n’a d’autres alternatives que celle de provoquer de nouvelles élections ce qu’il ne fera pas de lui-même.
Le parti nationaliste religieux se trouve devant une tentation irrésistible. Il a une occasion unique de réaliser un rêve qu’il poursuit depuis des décennies, celui du Grand Israël. S’il le fait, nous nous trouverons dans une situation qui a des analogies avec celle qui prévalait en 68, juste avant la révolte contre Rome, une société fracturée, irréconciliable. Comment un tel peuple pourrait-il échapper à la violence ? Alors que nous sommes entourés d’ennemis et que nous ne partageons plus les mêmes valeurs avec nos alliés qui nous ont toujours soutenu !
Allons-nous répéter les mêmes erreurs, avec les mêmes conséquences ? Le sentiment de détenir la vérité absolue est excessivement dangereux, ceci est valable aujourd’hui pour les partis religieux et nationalistes, mais demain aussi pour l’opposition devenue majorité, si un effet boomerang se produit et que sous contraintes extérieures des implantations juives soient dans l’obligation d’être démantelées. La concertation menant au compromis reste la seule option, pour éviter le désastre, et elle ne peut se faire que dans le cadre du respect mutuel.
A ce stade-là, un autre rappel historique s’impose. Celui de la période qui a précédé la création de l’Etat d’Israël. En 1897, le premier congrès sioniste s’est tenu à Bâle. L’immense majorité des intervenants étaient des Juifs non religieux, les juifs orthodoxes quant à eux, non seulement n’ont pas été présents mais se sont opposés à la tenue du congrès. Ces congressistes étaient des utopistes mus par une foi inébranlable en un projet qui n’avait pratiquement aucune chance de réussir dans le contexte de l’époque.
Dans les cinquante ans qui ont suivi, ces hommes ont été les vecteurs du plus grand miracle du 20eme siècle à savoir la résurrection sur son territoire d’un peuple ancien et la résurgence d’une langue qui est parlée par près de dix millions d’individus. Il n’y a aucun autre exemple de cette sorte dans l’Histoire de l’Humanité ! Ce sont Theodore Herzl animé de sa puissance de conviction, Eliezer Ben-Yéhouda qui a soulevé une montagne en rendant l’impossible possible. Edmond de Rothschild qui s’est battu bec et ongle pour permettre une agriculture juive dans le nord du pays. Haïm Weizman qui a usé de son influence politique, David Ben Gurion qui a su convaincre ses compatriotes d’accepter le plan de partage de la Palestine alors que l’Irgoun et le Lehi s’y opposent et bien d’autres encore qui avaient en commun une petite étincelle qui les poussait peut-être malgré eux à agir dans le but d’un grand fdessein.
Tous ces hommes ne pratiquaient pas le shabbat, mais ce sont pourtant eux que la Providence a choisi et ils ont dû de leur vivant faire face à l’opposition du judaïsme orthodoxe qui s’opposait au futur état Juif avant la venue du Messie et aux groupes nationalistes qui estimaient que le plan de partage de l’ONU était inacceptable, car il ne leurs donnait pas l’accès à une grande partie de la terre de leurs ancêtres.
Quand on est confronté à la réalité, on agit selon sa conscience, selon son environnement et notre action nous mène parfois à des errements et parfois à la lumière. Nous sommes le peuple de la mémoire, nous scrutons le passé. Alors pourquoi quand les mêmes causes produisent les mêmes effets n’en tenons-nous pas compte ? Il n’est pas facile d’être un homme sur cette terre et encore plus difficile d’être un Juif.
Il est vrai que la Torah, nous a attribué ce pays qui est le nôtre mais il est également vrai que notre présence ne se justifie que si nous atteignons un certain niveau moral, entre autres nous ne pouvons perdurer si la haine entre nous, nous anime. L’acquisition d’aucun territoire ne justifie un bain de sang.
Dans notre longue histoire millénaire, la seule fois où nous avons contrôlé effectivement les territoires que nous a accordés la Torah est sous les règnes de David et Salomon. Pendant longtemps nous avons vécu dans le Royaume de Judée qui était un mouchoir de poche entourant Jérusalem et nous y étions parfois heureux. Comme pour l’Altalena, nous avons un examen de passage, préparons-le et réussissons-le. Souviens-toi.זָכוֹר