Soufisme vs djihadisme : l’arme ultime, l’exception marocaine

Al-Sufi représenté dans "L'hémisphère céleste nord" d'Albrecht Dürer, 1515, gravure sur bois, Rosenwald Collection. (Crédit : Wikipedia / CC BY-SA 4.0)
Al-Sufi représenté dans "L'hémisphère céleste nord" d'Albrecht Dürer, 1515, gravure sur bois, Rosenwald Collection. (Crédit : Wikipedia / CC BY-SA 4.0)

« Je me méfie de tous les -ismes » écrivait André Gide.

Le soufisme sera-t-il l’arme spirituelle, l’antidote qui permettrait d’endiguer les vagues mortifères du salafisme, du djihadisme, de l’islamisme, de l’intégrisme, du fondamentalisme et du frérisme qui envahissent le monde occidental ? Rien n’est moins sûr. En effet, leur masse est très largement supérieure à celle des Soufis en pays d’Islam. Il reste cependant une lueur d’espoir quand on découvre comment le souverain chérifien a su préserver cette voie étroite et controversée, même en terre musulmane.

Sa Majesté Mohamed VI a peut-être trouvé un remède à la propagation de l’extrémisme religieux, à défaut d’une arme radicale. La question est posée : bien que toutes ces tendances soient issues de l’Islam, la haute spiritualité peut-elle efficacement combattre ses dérives qui sème la mort ?

Tous les visiteurs du Maroc connaissent Marrakech, mais peu savent que la ville a également sept saints patrons soufis qui confèrent à la ville son statut de lieu de spiritualité. Le plan de Moulay Ismail (1672-1727), héritier d’une tradition de pèlerinages concurrencée par la tribu berbère des Regraga, a fonctionné à travers les siècles. Il renforça la présence de centres soufis, les zawyas, autour d’Essaouira.

Illustration : Festival de Fès de la Culture Soufie, lundi 11 octobre 2021. (Crédit : Youtube / Capture d’écran)

Contrairement à la tribu berbère, les sept saints ainsi que la famille royale sont d’origine arabe. Ce pèlerinage a attiré de très nombreux visiteurs religieux, qui ont donné une dimension spirituelle à la ville et contribué à son développement économique.

Le pèlerinage, qui traditionnellement durait sept jours sur les sept tombes des saints, est peu suivi de nos jours. L’une des tombes est située dans le sanctuaire de Sidi Ben Slimane El Jazuli, connu dans tout le Maghreb. Un autre mausolée également célèbre est celui du tombeau de Sidi bel Abbes.

À partir des Xe et XIe siècles, des confréries soufis se sont établies au Maroc.

L’un des soufis le plus connu et influent fut Abou al Hassan al Shadili qui fonda l’ordre des Shadhiliyya, très répandu en Afrique du Nord. Un autre grand érudit soufi Ahmed al Tijani, dont la tombe se trouve à Fès, fonda la Tijaniyya. Autant de lieux qui maintiennent la tradition des pèlerinages.

Cette présence a permis le développement d’une forme de soufisme populaire incarnée par les marabouts, réputés saints hommes, qui eux-mêmes participent aux pèlerinages.

L’extrémisme au Maroc est en corrélation directe avec le niveau de chômage très élevé des jeunes qu’on évalue à 40% et qu’on retrouve dans tout le Maghreb. On relèvera aussi que nombre d’auteurs d’attentats en France sont originaires du Maghreb.

L’Arabie Saoudite a très longtemps financé la diffusion du wahhabisme au Maghreb grâce à ses moyens considérables. On n’a pas oublié les attentats de Casablanca et de Marrakech des années 2000.

Le roi du Maroc, chef religieux de son pays, a favorisé la promotion des confréries soufis et des penseurs islamiques modérés. Il considère que c’est une des façons de lutter contre l’intégrisme. Ce qui ne va pas sans difficulté, car la voie soufie reste une voie individuelle, dont l’effet collectif est difficile à mettre en œuvre. Certains peuvent y voir un parallèle avec la voie kabbaliste, que très peu d’individus peuvent suivre sans pouvoir la partager.

Le ministre marocain des Affaires religieuses, Ahmed Toufik (à droite), et le ministre français des Affaires étrangères, Laurent Fabius (à gauche), signent les documents relatifs à un accord bilatéral sur la formation des imams français, le samedi 19 septembre 2015, au palais de la Marche, dans la ville portuaire de Tanger. En arrière-plan, le président français François Hollande (à gauche) et le roi Mohammed VI du Maroc (à droite) assistent à la cérémonie. (Crédti : Alain Jocard / AP)

Il n’en reste pas moins que le très illustre Émir Abdelkader, qui combattit victorieusement la France, était soufi. Le ministre des Cultes nommé par le roi du Maroc après les attentats de Casablanca était soufi lui-même. Ahmed Toufiq, qui a enseigné le soufisme à Harvard, fut nommé ministre des Cultes en 2002, et a été reconduit en octobre 2021 comme ministre des Habous et des Affaires islamiques. Il est l’auteur de divers ouvrages, dont Les juifs dans la société marocaine au XIXe siècle : l’exemple des Juifs de Demnate. Il a déclaré :

J’ai grandi parmi des mystiques et des conteurs qui mettent l’accent sur la cohésion sociale et la compassion, la guérison et la gentillesse envers les autres êtres humains. Le soufisme fait partie intégrante de la culture marocaine. Il est plus social que théorique.

En 2014, il avait contribué à la création de L’Institut Mohammed VI de formation des imams morchidines et morchidates de Rabat. Le maître spirituel du ministre, Sidi Jamal el Kadiri, chef spirituel de la confrérie Boutchchiya, a déclaré :

Le soufisme est un islam sérieux. C’est le cœur et la moelle de base de l’islam. C’est la station d’excellence, de purification, de sincérité et de dévotion dans toutes les actions et travaux.

Bien que les opinions et les définitions divergent, le soufisme est considéré comme la haute spiritualité de l’islam, dans ce qu’elle a de plus universel, et que les deux autres religions du livre partagent. C’est pourquoi, il est généralement admis qu’il existe une passerelle ésotérique, aussi étroite soit-elle, entre la Kabbale juive à son niveau le plus élevé, l’ésotérisme chrétien et le soufisme.

Il ne s’agit pas ici d’entreprendre une étude sur le soufisme, mais de souligner qu’il y a un très large fossé entre les confréries soufis et les adeptes de l’intégrisme qui revendiquent le Coran pour entreprendre un djihadisme radical envers tous ceux qui n’acceptent pas de se soumettre. Les Soufis sont persécutés parce qu’ils n’adhèrent pas au djihadisme ou au salafisme, victimes à leur tour.

Les Soufis s’efforcent de comprendre le cœur de la tradition, de l’intérioriser et de la vivre activement. Pour cela, on cite volontiers la métaphore de la noix (qu’on retrouvera ailleurs, sous une forme analogue) : les formes rituelles extérieures et les commandements religieux sont comme une coquille qui protège l’intérieur de la noix, mais la coquille tire son existence du noyau de la noix. En d’autres termes, si vous vous accrochez simplement à la coque, vous n’atteignez pas le noyau interne, et vous manquez l’objectif principal.

Ainsi, les Soufis privilégient-ils l’intériorisation. Le but de toutes leurs pratiques est de se rapprocher de Dieu. Un hadith célèbre dit :

Celui qui se connaît, connaît son Seigneur.

Ce qui nous renvoie au fronton du temple de Delphes où figure cette maxime :

Connais-toi toi-même et tu connaîtras les dieux.

Pour les Soufis, les racines spirituelles de leur tradition remontent au prophète Mahomet lui-même, qui fut de facto le premier Soufi comme chef spirituel. Mais à son époque, il n’était pas nécessaire de donner un nom propre à la tradition ésotérique de l’islam, puisque c’était la seule existante.

Les Sahaba, un peu comme les premiers Chrétiens autour de Jésus, ont formé la première communauté proto-soufiste-islamique. En Occident, l’islam est réduit à une image réductrice qui n’a plus rien à voir avec la spiritualité et l’ésotérisme des Soufis.

Les évolutions de l’islam comme religion populaire et intégriste ont creusé un très large fossé par rapport au message spirituel et à la pratique de l’islam. Au fil du temps, ceux qui voulaient aborder la dimension intérieure de l’islam se sont vu attribuer le nom de « Soufis » pour les différencier des autres mouvements. Un étudiant a demandé un jour à son maître : qui était en fait un Soufi. À quoi il a répondu : « Un Soufi ne demande pas qui est un Soufi ».

Ce qui se passe au Maroc semble constituer une exception en Afrique du Nord et au-delà. On peut ne pas être convaincu par ce volet de la politique royale, mais on ne doit pas en sous-estimer la portée.

C’est un exemple unique dans l’immédiat, où le pouvoir en place veut utiliser une branche de la religion, la plus haute en la circonstance, pour lutter contre la version la plus sombre, la plus sanglante, la plus coercitive, la plus meurtrière de la religion, celle du salafisme et de l’intégrisme, dans ses œuvres les plus tragiques.

On ne peut que lui souhaiter de réussir, même si l’époque ne va pas dans ce sens :

  • la déculturation bat son plein,
  • le recul de la spiritualité se confirme partout,
  • et une large partie des jeunes Français et d’autres relativisent la Shoah, sa portée, son enseignement.

Le vivre ensemble, que ce soit en Occident ou en Orient, est couvert de nuages. En France, certains, comme les islamo-gauchistes, s’érigent en défenseurs des Mollahs de Téhéran. L’orage gronde, les éléments se déchainent. Il est peut-être trop tard.

Ainsi va le monde…

à propos de l'auteur
Ancien cadre supérieur et directeur de sociétés au sein de grands groupes français et étrangers, Francis Moritz a eu plusieurs vies professionnelles, depuis l’âge de 17 ans, qui l’ont amené à parcourir et connaître en profondeur de nombreux pays, avec à la clef la pratique de plusieurs langues, au contact des populations d’Europe de l’Est, d’Allemagne, d’Italie, d’Afrique et d’Asie. Il en a tiré des enseignements précieux qui lui donnent une certaine légitimité et une connaissance politique fine.
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