Souffrance animale : dialogue avec le Grand-Rabbin Bruno Fiszon

© Stocklib / ledmark31
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Le livre « Et Dieu créa l’Animal »[1] de Bruno Fiszon, Grand-Rabbin de Metz et de Moselle et vétérinaire, vise à démontrer combien la Tradition juive dans ses dimensions orale et écrite est soucieuse de la place de l’animal dans la Création divine. Il me semble que l’un des points fondamentaux qui doit retenir notre attention concerne la souffrance animale (Tsa’ar Baalei Hayim), question si essentielle qu’elle traverse le livre du début jusqu’à la fin.

Quatre chapitres débattant de ce sujet ont, plus particulièrement, retenu mon attention :

Chapitre 2 : la souffrance animale (Tsa’ar Baalei Hayim),

Chapitre 11 : la domination de l’homme sur l’animal ?

Chapitre 15 : la she’hitah ou abattage selon le rite

Chapitre 16 : la consommation de la viande est-elle licite ?

Rappelons en guise d’introduction que la position du Grand Rabbin Bruno Fiszon, proche du Grand-Rabbin de France Haïm Korsia, est celle d’un défenseur acharné de l’abattage rituel, que ce soit en France ou en Europe.

Quelle peut être donc la contribution de ce livre si ce n’est, une fois encore, de légitimer d’une certaine manière la souffrance animale et l’abattage rituel sur la base de sources fortement ancrées dans les sources hébraïques ? Quel peut être l’intérêt du livre, outre les différents interdits bibliques et talmudiques pour éviter une souffrance inutile à l’animal, tout en cautionnant sa mise à mort ?

Au deuxième chapitre du livre « la souffrance animale (Tsa’ar Baalei Hayim) », le Grand Rabbin Bruno Fiszon commence par affirmer (p. 21) que « le respect de l’animal est un élément incontournable de la loi juive » en tant que créature divine. Puis, citant le grand maître Maïmonide affirmant que « la Thora a permis à l’homme dans son état supérieur de se servir des animaux comme nourriture et subvenir à tous ses besoins, mais pas de leur causer une douleur inutile » (Guide des Egarés III, 48),

Bruno Fiszon légitime tout au long du livre la she’hitah au nom de la consommation de chair animale. Toutefois, en poursuivant l’analyse nuancée de Maïmonide, ce dernier recommande la consommation carnée.

Cependant, il rajoute à propos de la mitsvah interdisant d’égorger la mère et son petit le même jour qu’« il n’y a pas de différence entre la douleur qu’éprouverait l’homme et celle des autres animaux car l’amour et la tendresse d’une mère pour son enfant ne dépendent pas de la raison mais de l’action de la faculté imaginative que les animaux possèdent aussi bien que les hommes » (Guide des Egarés. Collection Verdier, p. 596).

Le grand Rabbin Bruno Fiszon reconnaît cette souffrance et cite la célèbre Mishna mentionnant l’histoire de Rabbi HaNassi, l’un des plus grands maîtres de la Tradition orale qui, pour ne point avoir éprouvé la moindre compassion envers un veau venu se réfugier sous son manteau et l’avoir finalement envoyé à l’abattoir, devra subir d’innombrables souffrances.

Le grand Rabbin Bruno Fiszon conclut ce chapitre par ces mots : « Ainsi la suppression de la vie d’un animal semble entacher quelque peu la joie de l’homme dans ce processus de ‘hakarat tov’, de reconnaissance envers le créateur. La mort de l’animal est-elle une entrave à l’élévation spirituelle de l’homme à l’occasion de cet évènement festif ? ».

Bruno Fiszon fait ici allusion à la halakha interdisant la bénédiction « Shehe’heyianou » qui, visant à exprimer un sentiment de joie toutes les fois où nous retirons un quelconque profit d’un objet, d’un fruit, d’un habit ou d’un temps de bonheur, ne peut en aucune manière être prononcée lorsqu’il s’agit d’un vêtement fabriqué en cuir. Comment pourrions-nous, en effet, nous réjouir après la mise à mort d’une créature vivante créée par l’Eternel ?

Ainsi, tout en reconnaissant la problématique de la souffrance animale, Bruno Fiszon (chap. 3), à l’appui de textes fondamentaux du TaNaKH (Bible), affirme la supériorité hiérarchique et morale de l’homme sur l’animal, supériorité engageant la responsabilité de l’homme « vis-à-vis des espèces inferieures. La domination n’implique pas la tyrannie mais la gestion de ces dernières avec bienveillance » (p. 33). Cette notion de supériorité est développée au chapitre 11 (« La domination de l’homme sur l’animal ? ») dans lequel Bruno Fiszon, pour fonder son raisonnement sur la supériorité humaine, affirme que « le pouvoir de domination a un but, gérer et préserver la création et lui donner une sorte de plus-value spirituelle ».

Cette affirmation est d’autant plus difficile à comprendre qu’une lecture attentive des textes bibliques révèle le contraire. La consommation de viande n’est qu’un compromis pour les hommes. L’une des composantes de la spiritualité est, selon la Pensée juive, la maîtrise de soi, de ses passions. Le lieu même où les fils d’Israël dans le désert demandèrent de la viande, après le don de la Tora, est dénommé « Kivrot HaTa’ava, les tombeaux du désir ».

Maïmonide nous enseigne à faire montre d’une grande humilité et bat en brèche la notion de supériorité de l’homme sur l’animal et la Création lorsqu’il affirme (chapitre III, 13) que « l’on ne saurait trouver de but à l’univers ». « C’est pourquoi la seule opinion vraie, selon moi, est celle qui est conforme aux croyances religieuses et d’accord avec les opinions spéculatives, est celle-ci : Il ne faut point croire que tous les êtres existent en faveur de l’homme, et au contraire, tous les autres êtres ont été créés également en vue d’eux-mêmes, et non pas en faveur d’autre chose. Ainsi, même selon notre opinion qui admet la création du monde, on ne saurait chercher la cause finale de toutes les espèces des êtres ; car nous disons que c’est par sa volonté que Dieu a créé toutes les parties de l’univers, et que les unes ont leur but en elles-mêmes, tandis que les autres existent en faveur d’une autre chose qui a son but en elle-même. » (p. 446[2]).

Autrement dit, la véritable question porte sur la valeur intrinsèque inhérente à chaque être vivant. L’Homme doit prendre conscience de l’unité, une et indivisible, de la Création et de sa responsabilité vis-à-vis de cette dernière.

La vision anthropocentriste et égocentriste n’est en rien spirituelle et ne peut plus servir d’argument solide engageant la pérennité d’une société. L’abattoir est l’espace où s’expriment toute la cruauté, l’indifférence et la violence humaines au détriment du respect animal enjoint par la Tora. L’abattoir est l’expression de la profanation de la Création divine. Au biocentrisme sélectif avancé par Bruno Fiszon s’oppose l’idée de biocentrisme égalitaire. D’ailleurs, Bruno Fiszon, encore une fois, reconnaît que si « l’exploitation de l’animal pour bâtir la civilisation est un droit humain », « la surexploitation semble être bannie de nos textes ». (p.71) … « l’exploitation de l’animal dans le respect de sa dignité d’être vivant semble être la doctrine du judaïsme ».

Les questions qui s’imposent, alors, sont les suivantes :

Que fait le Rabbinat français pour s’opposer à cette scandaleuse surexploitation industrielle en totale et absolue contradiction avec notre Judaïsme qui appelle à respecter toutes les créatures vivantes ?

Quelles ont été les mesures prises par vous, Monsieur le Grand-Rabbin, responsable de la she’hitah et de la cashrout en France ?

Quelles sont les actions que vous comptez adopter à l’avenir pour réparer cette honte qui frappe d’anathème notre Tradition préconisant sans cesse et toujours la Vie ?

Les bêtes provenant d’élevages intensifs ayant subi automatiquement une maltraitance doivent-elles ou peuvent-elle être considérées comme propres à la consommation (cachères) ? Nous ne pouvons qu’en douter !

Au chapitre 15 consacré à la « she’hitah ou abattage rituel », Bruno Fiszon cite le passage biblique du Deutéronome 12 : 20-21 faisant référence à l’abattage rituel et s’il cite Rachi affirmant que « les lois de la she’hitah ont été dites à Moïse sur le Mont Sinaï », il omet de dire que la consommation de viande profane n’est qu’une concession accordée a posteriori בְּדִיעֲבָד)) aux fils d’Israël au motif que l’éloignement géographique de Jérusalem rend impossible le sacrifice d’animaux au Temple. De plus, cette viande est consommée non par nécessité vitale mais par le désir avide de ressentir du plaisir –Ta’avat nafshekha (« l’avidité de ton âme »), terme négatif rappelant « les tombeaux de l’avidité » cités plus haut.

Bruno Fiszon rajoute à cela la notion de « moindre souffrance » qui justifierait la she’hitah. Peut-on sincèrement parler de « minimiser la souffrance animale » lorsqu’il s’agit de créatures douées de sentience ? La vocation de l’Homme, lui-même doué de la même sentience, est d’étendre sa compassion envers des êtres pareillement doués de sentience, d’une conscience phénoménale, c’est-à-dire capable de ressentir, entre autres, la douleur et le plaisir. Rien ne permet donc de justifier la souffrance infligée aux animaux, si ce n’est un plaisir passager et éphémère, non vital pour l’homme.

Plus personne n’ignore, aujourd’hui, que l’animal mené à l’abattoir a pleinement conscience de la fin cruelle et horrible qui l’attend. L’odeur de sang, les plaintes et les pleurs des bêtes abattues qui l’ont précédé ne lui sont pas étrangers. L’animal, craintif et apeuré, est ainsi bloqué et renversé à 180° dans un box permettant au schohet de pratiquer « sereinement » l’égorgement.

Cette notion de « moindre souffrance » n’est plus acceptable car elle octroie une bonne conscience aux responsables communautaires chargés de l’abattage rituel ainsi qu’aux consommateurs tranquillisés par ladite méthode de la she’hitah. Tous doivent comprendre clairement que la chair animale consommée est la conséquence directe d’une mise à mort cruelle injustifiable sur le plan spirituel et éthique.

Au chapitre 16, « la consommation de la viande est-elle licite ? » Bruno Fiszon s’inspire de la théorie de l’élévation des mondes selon laquelle « l’Homme, en consommant les êtres inférieurs, les intègre et élève l’ensemble de la Création vers sa source céleste ».

Comment expliquer, alors, l’harmonie universelle qui régnait à la Création du monde entre toutes les créatures ? Rappelons que l’Eternel, à de nombreuses reprises dans la source biblique, n’a que faire des sacrifices animaux ! « Que m’importe la multitude de vos sacrifices ? Dit le Seigneur. Je suis saturé de vos holocaustes de béliers, de la graisse de vos victimes ; le sang des taureaux, des agneaux, des boucs, je n’en veux point. » (Isaïe 1 : 11).

L’Homme, en consommant la chair animale, jouit d’un plaisir individuel non nécessaire au maintien de sa vie et ne contribue en rien au Tikkoun HaOlam (Réparation du Monde), bien au contraire ! La consommation carnée conduit au contraire à la destruction des terres fertiles et à la désertification s’accompagnant de la perte de la biodiversité, à la spoliation de droits sociaux et de terres rurales, au réchauffement de la planète, à la pollution des eaux douces…

La cashrout du XXIe siècle doit être une cashrout éthico-spirituelle et ne plus ignorer les conséquences désastreuses en amont et en aval de l’élevage industriel, en totale contradiction avec les valeurs hébraïques de protection de la nature et de l’environnement pour le bien de l’Humanité et la Gloire divine.

Le Grand-Rabbin Bruno Fiszon conclut son livre par ces propos : « Toutefois, le temps d’une vraie remise en question s’impose. Il nous faut améliorer les conditions de cet abattage. Sommes-nous intéressés, nous Juifs d’Europe, par les méthodes d’élevage et de transport ? Le label cacher doit-il être apposé sans tenir compte des maltraitances vis-à-vis des animaux d’élevage ? » (p. 132).

A la lueur de cette conclusion, je m’associe à toutes celles et tous ceux qui en appellent à l’ouverture d’un débat, en France, au sein de la communauté juive sur cette question difficile et souvent tabou de la souffrance animale. Les générations futures ne nous pardonneront pas de n’avoir rien fait.

Monsieur le Grand-Rabbin Bruno Fiszon, comme vous l’appelez de vos propres vœux, répondons ensemble aux grandes questions d’éthique qui se posent à nous en tant que Juifs mais aussi en tant qu’êtres humains. Nos décisionnaires ont le devoir moral de prendre en compte les questions de surexploitation animale, contraire à notre tradition, et d’apporter des réponses adéquates en mettant fin à cette honte dont nous sommes responsables. Notre cashrout doit évoluer dans le sens d’une pratique rigoureuse visant à plus de compassion envers nos amis les animaux.

Notre Judaïsme n’en sera que plus fort. Monsieur le Grand-Rabbin Bruno Fiszon, nous vous invitons à ouvrir sans complexe ce débat avec le grand public et montrer que le Judaïsme, notre Judaïsme est une religion de Vie et d’Amour qui n’oublie aucune des créatures créées par l’Eternel.

« Ta justice est comme les montagnes puissantes, tes arrêts sont comme l’immense abîme : aux hommes et aux bêtes, tu es secourable, Eternel ! » (Psaume 36 : 7).

Haïm Ouizemann

Réponse du Grand Rabbin Bruno Fiszon

Cher Mr Ouizemann

Je tiens tout d’abord à vous remercier pour l’intérêt que vous portez à mon ouvrage ”Et D.ieu créa l’animal”.

Le point de vue que vous présentez est tout à fait honorable et témoigne de votre combat pour le monde animal, tout en étant fidèle à notre Thora.

Vous m’avez interpelé sur plusieurs points et je vais tenter de vous répondre.

Vous dénoncez la surexploitation industrielle des animaux d’élevage, je ne peux qu’abonder dans votre sens. Toutefois l’influence du Rabbinat Français reste limitée face à ce phénomène. Pour ma part j’insiste auprès de tous mes interlocuteurs sur la nécessité d’un élevage et d’un transport des animaux éthiques pour attribuer un label casher. J’ajoute qu’un animal présentant une pathologie est considéré comme taref – non casher. Souvent ces pathologies résultent de mauvaises conditions d’élevage et de transport.

Vous me demandez quelles mesures ont été prises et quelles actions sont à entreprendre. Je suis membre du Comité National d’Ethique des Abattoirs et à ce titre je participe à plusieurs travaux (en plus de ceux liés à l’Abattage rituel) visant à améliorer le sort des animaux. Vous pourriez m’objecter que les choses avancent lentement, certes, mais elles avancent et je pense qu’il est inédit qu’un Rabbin participe à de tels travaux !

La grande question que j’évoque dans mon livre et à laquelle vous semblez sensible est bien la suivante : la consommation de viande est-elle licite? Je le développe dans un chapitre de mon ouvrage. Les avis de nos décisionnaires sont divers en la matière et aucun d’entre eux ne bannit la consommation de viande. Beaucoup y sont même favorables. Le Rav Kook lui-même affirmait que si dans les temps messianiques, les hommes redeviendront végétariens, ce temps-là n’est pas encore venu.

Enfin je souhaite partager ici ma conviction que si l’animal est une créature divine et est éminemment respectable, il n’en demeure pas moins inférieur à l’Homme, véritable partenaire du Tout–puissant dans la Création.

Très cordialement

Bruno Fiszon

Grand Rabbin

[1] « Et Dieu créa l’Animal », Editeur, Transmettre Editions, Collection : Au service de la Tora. Parution 2021.
[2] Moïse Maïmonide « Le Guide Egarés », Collection « les Dix Paroles », Verdier

à propos de l'auteur
Diplômé de l’Institut des Civilisations et Langues Orientales de Paris (INALCO) et certifié de l’Institut Catholique de Paris (ICP) enseigne la Bible (TaNa’Kh), sa langue, son éthique et son histoire. Installé, depuis son Alya en 1989 à Ashkelon, il participe activement au refleurissement d'Erets Israël. Végétarien par conviction morale, Haïm rêve d'une ère nouvelle où les grandes spiritualités pourraient se rencontrer en vue d'instaurer un monde meilleur. Convaincu que le retour du peuple d’Israël en Erets-Israël annonce la restauration de l'idéal de fraternité abrahamique, il encourage le dialogue interreligieux dans le respect de l'autre
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