SionismeS : l’inconcevable option du divorce
Dans les relations de couple à notre époque dite moderne, il y a toujours des hauts et des bas. Lorsque les bas prennent le pas sur les hauts, la question de la séparation peut alors s’inviter dans le champ des possibles. Les causes d’une telle évolution peuvent être multiples :
- Le souhait de fonder – ou de ne pas fonder – une famille, et les éventuels désaccords sur la physionomie de celle-ci, notamment dans l’éducation des enfants.
- Les profondes divergences de convictions, qu’elles soient d’ordre religieuses, idéologiques, politiques ou sociétales, et comment celles-ci influent sur la vie du couple.
- Les changements de personnalités et de comportements, qui font que la personne que l’on a connue devient un(e) conjoint(e) différent(e) au fil des années ; ou bien l’usure du temps qui fait que ce qui était peu visible et supportable au début d’une relation finit par devenir intolérable après une phase initiale de bonheur baignée par la frénésie des corps et des sens.
Les raisons de confrontations et leurs combinatoires sont infinies
Il serait vain de tenter de les énumérer toutes. Lorsqu’elles atteignent un certain niveau, se pose alors la question de déterminer :
- si un point de rupture a été atteint et si la séparation reste la seule issue,
- ou bien si les deux protagonistes peuvent rester soudés ensemble en s’appuyant sur tout ce qu’ils ont déjà vécu et construit ensemble pour repartir d’un bon pied, sans recourir à une crise définitive qui les affectera profondément tous les deux.
Ces problèmes sont encore plus aiguës lorsque des enfants interviennent dans cette difficile équation. Bien évidemment, il n’y a pas de recette pour aborder ces questions[1] et déterminer où et quand se situe un éventuel point de bascule.
Ces interrogations qui concernent les individus se transposent aisément dans le domaine du collectif et de la vie publique
Dans les innombrables mésententes qui se manifestent au sein des populations, à quel moment peut-on établir que celles-ci deviennent, à l’évidence, beaucoup trop prononcées pour continuer à inscrire l’ensemble des individus d’un espace donné dans un avenir commun apaisé, dans le cadre d’une seule et unique destinée pour la collectivité dont il est question ?
Les guerres de religion dans l’Europe du XVIe siècle, la guerre de sécession aux États-Unis ou la guerre d’Espagne dans les années 1930 ont vu s’affronter très violemment des camps qui rêvaient d’en découdre avec ce qui était perçu par chacun d’eux comme une menace existentielle.
De nos jours, dans un environnement américain, entre les Évangélistes ultra-conservateurs du monde trumpiste de certains États républicains et les communautés LGBT tendance wokistes de certains États démocrates, il est peu de dire que, pour un observateur externe, un scénario de séparation est non seulement assez évident, mais qu’il est également fortement désiré par la majorité des fidèles de ces clans antagonistes. Mais ces tendances centrifuges se heurtent toujours à un frein extrêmement puissant qui est que, du point de vue de l’État-nation, la sécession a toujours été considérée comme l’un des crimes les plus graves qui soit, sinon le crime ultime. D’où le maintien de communautés hostiles dans un même cadre politique par un mouvement centripète forcé par l’autorité régalienne qui enferme des tribus divergentes dans une structure étatique unique, alors que celles-ci ne demanderaient rien de mieux que de vivre dans des univers distincts et disjoints.
Dans ce registre, la situation en Israël est devenue particulièrement critique et explosive
La figure très controversée de l’actuel dirigeant du pays, Benjamin Netanyahu, polarise les débats depuis près d’une vingtaine d’années. Mais quelque part, les frasques de cet homme politique déplorable et de ses fidèles comparses, auxquelles s’ajoutent les menaces existentielles extérieures très réelles qui continuent de peser sur cette nation et qui renforcent le réflexe de faire corps pour les affronter, masquent de profondes divergences de fond sur ce que doit être l’avenir de ce pays. Pour être le plus concis possible, dans l’expression éculée d’un « État juif et démocratique » qui décrirait cet État d’Israël, il y a :
- le camp A qui privilégie l’adjectif démocratique,
- et le camp B qui privilégie l’adjectif juif.
Dans cette dichotomie réductrice, ces divergence de vue s’expriment dans de multiples domaines :
- Les frontières du pays et la place à accorder aux Arabes palestiniens qui vivent dans cet espace
Le camp A voudrait aboutir à un accord compatible avec le sempiternel slogan « deux États pour deux peuples »[2], alors que le camp B, d’une part, met l’accent sur les espaces de Cisjordanie qui constituent à ses yeux le berceau de la religion juive, et d’autre part considère que le problème palestinien finira par se résoudre de lui-même, « avec l’aide de Dieu » comme certains le formulent[3]. - La nature du régime politique qui doit prévaloir
Le camp A voudrait maintenir un État de droit et aboutir enfin à la promulgation d’une Constitution sur laquelle celui-ci s’appuierait, alors que le camp B affirme que certains principes de base de la démocratie doivent laisser une place bien plus grande à la tradition juive, considérée comme relevant du sacré et qui procède d’une légitimité toujours supérieure à cet État de droit lorsqu’il y a conflit. Le camp A voudrait donc forcer la séparation entre l’institution religieuse et l’État, alors que le maintien de la supériorité du religieux sur la loi civile est une exigence absolue du camp B. - Les règles de la vie civile au quotidien
Le camp A s’insurge de plus en plus contre des coercitions relevant d’un autre âge – telles que les règles alimentaires très contraignantes dans l’espace public, l’arrêt de toute activité le shabbat et les jours de fêtes dont l’interdiction des transports publics, le code civil actuel qui accorde une place démesurée aux tribunaux rabbiniques – alors que le camp B n’envisage en aucun cas de modifier un statu quo qu’il considère déjà comme beaucoup trop laxiste et permissif au regard de la tradition juive, dont il veut maintenir et renforcer l’emprise sur la société. - L’éducation des jeunes
À l’instar de toutes les démocraties libérales, le camp A voudrait que les écoles publiques se concentrent sur les matières de base comme les mathématiques, la littérature ou l’histoire, alors que le camp B n’est en aucun cas prêt à céder le moindre pouce de terrain sur l’obligation pour tous d’un curriculum d’éducation religieuse qui croît au fil des années. Sans parler de ces milliers d’écoles orthodoxes dans lesquelles ces matières de base sont délaissées au profit de parcours qui forment des compétences très pointues dans l’exégèse des textes sacrés, au détriment de toutes les autres disciplines ; étant entendu que beaucoup de jeunes sortant de ces écoles théologiques (yeshivot) auront du mal à se faire une place sur le marché du travail, et vivront donc mécaniquement au crochet d’une partie du camp A. - La discrimination des sexes et l’acceptation des différences
Le camp A s’inscrit dans une logique d’égalité homme-femme et de tolérance vis-à-vis de certains modes de vie comme l’homosexualité jugés comme déviants jusque récemment, alors que là encore le camp B n’envisage en aucun cas de faire des pas en avant, tant sur le patriarcat consigné dans les textes sacrés que sur des comportements sociétaux que des siècles de tradition ont réprouvés[4]. Quant au cadre juridique qui régit les mariages et les divorces, le rabbinat exige fermement d’en conserver le contrôle exclusif, ce qui crée parfois d’innombrables problèmes dans le vécu quotidien des couples et des citoyens.
Il y aurait bien d’autres lignes de fractures, mais comme pour les difficultés de couple mentionnées plus haut, dresser un inventaire exhaustif de tout ce qui sépare ces deux camps en Israël serait quasiment impossible tant les différences et les exigences de chacun d’eux sont nombreuses vis-à-vis d’un statu quo qui ne satisfait plus personne. Et comme souvent, la combinaison de ces désaccords ainsi que leurs interactions respectives produisent des effets bien plus importants que la somme de chacun d’eux.
Enfin, il n’est pas anodin que les pères fondateurs du sionisme, ainsi que les pionniers qui ont posé les bases de ce qu’est devenu Israël – et ce dans des périodes de très grandes difficultés économiques et sécuritaires – faisaient presque tous partie du camp A, alors que l’émergence du camp B comme force politique majeure n’est venue que plus tard, ce qui fait que les premiers ressentent un profond sentiment d’injustice et de dépossession par rapport à tout ce qui a été construit par leurs ancêtres.
Une fois ce sombre diagnostic posé, comment progresser pour apaiser les passions qui se font de plus en plus vives, d’un côté comme de l’autre de l’échiquier politique israélien ?
Une autre manière d’aborder le problème est de tenter d’apprécier dans quelle mesure ce qui rassemble ces deux camps en Israël est plus important que ce qui les divise. Pour ce faire, il suffit d’aller à la rencontre de populations qui leur sont clairement affiliées. À entendre les récriminations des uns et des autres, le constat semble sans appel, et c’est la division qui semble prévaloir. Certains énoncent même que dans l’atmosphère actuelle qui prévaut dans le pays, « poser la question c’est y répondre ».
D’ailleurs, il est probable que si les menaces extérieures existentielles n’avaient pas été si prégnantes pendant toutes ces années[5], la crise actuelle qui met en évidence le fossé qui s’est creusé entre ces deux camps aurait peut-être éclaté bien plus tôt et se serait manifestée de manière plus aiguë. Le slogan actuel omniprésent depuis le 7 octobre « Nenatseah Yahad » (nous vaincrons ensemble) apparaît bien dérisoire par rapport à cette fêlure qui s’agrandit d’année en année.
Face à cette possibilité d’implosion interne de la société israélienne, que faire ?
Si l’on ne fait rien ou pas grand-chose, ce qui a été la politique suivie depuis des décennies par tous les gouvernements – avec une complaisance coupable, tant vis-à-vis des orthodoxes qui ne font pas leur service militaire et dont les curricula des institutions scolaires posent énormément de questions, qu’avec les colons de Cisjordanie qui ont réussi à créer dans leur espace une réalité d’apartheid délétère au-dessus des lois – on pourrait se diriger tout droit vers un affrontement armé, au vu de toutes les tensions qui se font de plus en plus violentes. L’assassinat d’Yitzhak Rabin, il y a une trentaine d’années, donne un avant-goût de la haine qui sépare désormais ces deux camps, et de la manière dont ces tensions pourraient exploser.
Comme l’a récemment déclaré un ex-président de la Cour suprême, le risque de guerre civile, ouverte ou larvée, n’est plus un scénario catastrophe improbable que l’on évoque pour mieux le conjurer et ainsi se rassurer, mais est devenu une hypothèse plausible compte tenu des multiples signaux qui remontent du terrain. Bizarrement, cette figure indigne de Benjamin Netanyahu, qui polarise tant les esprits, a permis dans une certaine mesure de recouvrir d’un voile pudique toutes ces divergences de vue sous un slogan binaire et réducteur : pour ou contre Bibi.
Cette manière de faire, qui transpose le conflit d’approches en un conflit de personnes, masque le constat fondamental que ce personnage honni par le camp A a pu se hisser au pouvoir et s’y maintenir pendant plus de deux décennies grâce à un appui populaire du camp B, qui malheureusement ne s’est jamais démenti au cours de toutes ces années. Et malgré la catastrophe du 7 octobre dont ce gouvernement de la honte reste et restera responsable, coupable et comptable aux yeux de l’Histoire, malgré les fractures que ce dirigeant a provoquées et aggravées dans la société civile avec sa réforme juridique douteuse, on ne peut pas ne pas constater que le camp B rassemble encore et toujours plus d’un tiers de l’électorat. En outre, compte tenu des évolutions démographiques, en particulier dans la partie orthodoxe de la population, l’influence de ce camp B devrait se renforcer à moyen terme, pour ne pas parler des échéances plus lointaines.
Comment sortir de cet imbroglio que les pères fondateurs du sionisme n’avaient pas imaginé dans leurs pires cauchemars ?
L’une des options possible fait intervenir une division du pays en deux entités distinctes
Un peu à la manière de la séparation de ce territoire en royaume de Judée et royaume d’Israël au Xe siècle avant notre ère. L’histoire biblique insiste sur le conflit dynastique entre les deux fils de Salomon, Roboam et Jéroboam, mais il semble que des divergences fiscales et sociétales entre les tribus aient elles aussi joué un rôle significatif dans cette scission. Le destin funeste de ces deux royaumes, dans un contexte régional tendu, est connu, mais rien n’indique que ce destin aurait été plus clément si ces deux entités étaient restées unies. En tout cas, cette séparation a peut-être permis à l’époque d’éviter une guerre civile qui aurait ajouté du malheur au malheur.
Transposé dans notre époque contemporaine, et devant l’abîme vers lequel se dirige le pays, un tel divorce entre Israël.A et Israël.B serait-il possible ? Les difficultés de mise en œuvre apparaissent pharaoniques et dantesques dans les répartitions qu’il faudrait établir :
- les territoires et les ressources naturelles ;
- les missions de police et de défense ainsi que les moyens qui leur sont alloués ;
- les questions arabe et palestinienne toujours non résolues ;
- le contrôle de la monnaie – voire la création de deux monnaies distinctes ;
- la souveraineté sur les espaces aérien et maritime ;
- la place à l’international de ces deux nouvelles structures ;
- etc…
Et quid des mécanismes de résolution de conflits entre ces deux entités en cas de désaccord sur tel ou tel sujet ? Dans les cas de divorces rugueux de couples, les autorités civiles du pays peuvent intervenir pour arbitrer tel ou tel litige en tant que tierce partie non engagée avec l’un des protagonistes. Dans une scission politique de cette nature, cette possibilité serait inopérante, comme le montre la crise actuelle entre deux légitimités en profond désaccord :
- l’autorité politique, qui a émergé des urnes,
- et l’autorité judiciaire, qui reste garante de l’État de droit.
On peut aussi penser aux précédents récents sur notre planète. Certaines scissions de ce type se sont relativement « bien » déroulées, comme la Tchécoslovaquie qui s’est divisée en République Tchèque et en Slovaquie, mais la plupart du temps, les choses ne se sont pas forcément arrangées avec une séparation : songeons à la décomposition d’États comme le Soudan, la Yougoslavie, la Syrie ou le Yémen, ou bien aux multiples guerres civiles qui ont éclaté du fait d’une volonté de séparation politique non aboutie, comme pour les Kurdes, Berbère, Kabyles, Tamouls et d’autres minorités. On peut aussi évoquer le cas de pays ou régions très divisés qui peinent à surmonter des décennies ou des siècles de conflits internes : Irlande du Nord, Liban, Arménie, Colombie, etc…
Autre option à moyen terme pour réconcilier Israël : s’inspirer du modèle américain et mettre en place deux États, l’État A et l’État B, au sein d’une entité fédérale unique
Chaque État aurait alors sa propre juridiction, chapeautée par une structure fédérale, et on pourrait envisager les « États-Unis d’Israël » (United States of Israel – USI)… Mais cela ne résoudrait qu’une partie des problèmes, tout en ajoutant une épaisse couche de complexité à une administration pléthorique déjà difficile à circonscrire.
Reste qu’en mettant un tel projet de divorce sur la table, et en décrivant les immenses difficultés de mise en œuvre qu’il impliquerait, cela amènera peut-être les dirigeants des tribus A et B à plus de flexibilité pour tenter de composer avec le camp d’en face, au lieu de s’orienter vers un abîme suicidaire pour tous. Surtout lorsqu’auront émergé des dirigeants du clan B qui soient de véritables hommes d’états, respectables et respectés, pour remplacer les délinquants actuels – vulgaires, incompétents et malfaisants – qu’un faisceau de circonstances a placés au pouvoir.
Composer plutôt que rompre
Pour revenir au début de ce texte, comme pour les divorces au civil qui font intervenir des enjeux fondamentaux de vie commune, la solution de composer est parfois préférable à une rupture brutale qui déstabilise tout un univers, en augmentant presque toujours l’hostilité des protagonistes l’un envers l’autre.
Dans la situation en noir et blanc qui résulte d’une telle rupture, l’ancien conjoint et partenaire est alors vu comme un traître devenu un obstacle à une concorde escomptée qui est perdue à jamais, évidemment par sa faute, alors que tant d’espoirs avaient été mis dans un projet commun.
Dans le cas d’une séparation politique, le responsable de la sécession est alors lui aussi considéré comme traître à la patrie et malheureusement, l’Histoire fourmille d’exemples des grandes malédictions qui attendent les protagonistes qui n’ont pas su s’entendre ; que ce soit ceux qui ont prévalu ou ceux qui ont été défaits, tous sont toujours ressortis perdants.
Pour conclure avec un sourire qui montre l’absurdité d’une telle haine entre ces deux factions du peuple juif, citons la boutade de l’inoubliable Pierre Desproges qui énonçait :
L’ennemi est bête ! Il croit que c’est nous l’ennemi alors que c’est lui !
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[1] En dehors de cas particuliers où des lignes rouges ont été franchies, comme par exemple la violence physique entre les personnes ou les cas d’emprise manifeste.
[2] Pour peu que l’adversaire souscrive également à cet objectif, ce qui aujourd’hui reste encore et toujours à démontrer, un euphémisme…
[3] Cette expression « avec l’aide de Dieu » (beezrat Hashem) est devenue au fil des années une formule passe-partout de tous les instants, qui est sensée rappeler aux citoyens israéliens l’omniprésence du Tout-Puissant dans la vie quotidienne, et surtout la place éminente que la religion occupe dans la société qui Le célèbre ainsi en permanence. C’est devenu l’équivalent juif du fameux Inch’Allah chez les Musulmans, brandi en permanence et en toute occasion.
[4] Rappelons que lors de la marche des fiertés de 2015 à Jérusalem, une jeune femme s’est faite froidement poignardée par un extrémiste du camp B.
[5] D’abord de la part des États arabes voisins belliqueux (Égypte, Syrie, Jordanie, etc…), puis sous la forme du terrorisme palestinien meurtrier, et enfin venant de l’Iran et de tous ses proxys.