Sholem Alekhem, Motl en Amérique, L’antilope, 2024.
A une certaine période de sa longue histoire, le judaïsme ashkénaze, c’est-à-dire principalement le judaïsme d’Europe, a été fascine par l’Amérique, au point d’y voir, même aujourd’hui, la Terre promise. Une Terre promise qui tarde aussi à être permise, comme le disait aussi Levinas. Et cette identification ou cette confusion a longtemps prévalu. C’est un peu la trame du récit que nous avons sous les yeux et je félicite les éditions de l’antilope d’en offrir une belle version française, précédée d’une aussi belle introduction.
Ce roman demeuré inachevé commence par un navire en plein océan atlantique cinglant vers l’Amérique, le pays des rêves réalisés, le lieu des possibilités infinies, bref le paradis sur terre. Évidemment, la confrontation avec le réel va remettre les choses à leur vraie place… Je ne veux pas dire que c’est le déferlement de la désillusion mais les juifs, rejetés par une Europe antisémite, menacés par d’incessants pogromes, avaient un besoin urgent de plaquer leurs rêves sur une réalité pas toujours enthousiasmante. .
Changer de continent est souvent plus facile que de changer de langue, en d’autres termes tourner le dos au yiddish pour s’adapter à l’anglais du nouveau pays-hôte . Chaque langue est visitée par un c génie qui lui est propre, structurée par une grammaire qui la rend intelligible : comment le yiddish , langue bien spécifique, pouvait-il survivre de l’autre côté de l’Atlantique ? C’est pourtant le tour de force qu’il a pu réaliser, mais seulement avec des fortunes diverses. Comme le rappelle la préface, bien des mots, bien des tournures sont passées dans la langue vernaculaire, notamment à New York, signant ainsi des efforts déployés en vue de faire cohabiter les deux langues, celle du pays du départ et celle du pays d’arrivée…
Ce problème de la langue, cette nécessité d’en parler au moins deux, s’est confronté aux écrivains en herbe qui durent consentir bien des accommodements pour subsister et produire un nouveau type de littérature : c’est ce qu’on ressent dès les premières pages de ce livre. Une certaine syntaxe nous le rappelle sans cesse, mais le contenu du message est relégué à l’arrière-plan. C’est la raison pour laquelle il faut pénétrer plus avant et ne pas s’arrêter à des échanges sans grand intérêt.
On sent aussi le désir brulant d’échapper à la loi d’airain qui soumet les minorités ethniques et religieuses au mainstream. C’est le sens qu’il faut donner à des déclarations du genre : New York est une ville juive, le nombre d’habitants juifs est considérable, tout le monde parle notre langue, le yiddish, etc… En Europe qu’ils ont fuie, les Juifs étaient parqués derrière les hauts murs du ghetto. En Amérique, ils espèrent profiter d’une liberté totale dans un environnement juif, des quartiers juifs et des coreligionnaires qui leur ressemblent en tout point .Cet type de message est subliminal dans toute l’œuvre. que nous avons sous les yeux..
Lorsque le bateau accoste, les émigrants ne sont pas encore au bout de leurs peines. Les fonctionnaires de l’immigration font preuve d’une grande sévérité. Ils posent des questions auxquelles les juifs des ghetti ne savaient pas épondre précisément. Quant on leur demande qui ils connaissent en Amérique, ils répondent naïvement, mais tous les Juifs sont nos frères, donc nous connaissions tous les Juifs locaux. Les fonctionnaires ne l’entendent pas de cette oreille et réclament des noms que les nouveaux-venus sont incapables de donner… Un véritable écueil sur lesquels se sont brisés bien des rêves américains : de nombreux migrants se sont vu refuser l’accès au paradis américain…
Je me souviens d’un film, je crois de Hester Street. On est dans la même situation d’incompréhension : le douanier demande à un pauvre migrant, dans un anglais parfait, mais pourquoi voulez vous faire rentrer cette femme aux États Unis ? Le migrant devient fou et se met à crier : mais c’est mon épouse, je veux qu’elle vive avec moi sur place…
Le bateau qui transporte les migrants est aussi une image de la sociologie des migrants qui tiennent à respecter leurs traditions religieuses, même en voyage vers une destination encore inconnue : La quasi-totalité de ces pauvres migrants respectent les interdits alimentaires et comme il n y a pas de cuisine cacher sur le bateau, ils se nourrissent principalement de pain, de thé sucré et de pommes de terre.. Mais la belle-sœur qui n’est jamais contente se plaint en disant que les pommes de terre provoquent des ballonnements…
De tels détails sont loin d’être anodins et présupposent les déchirements futurs qu’exigera une intégration pleine et entière en Amérique.. Mais pour triompher de ces difficultés, ces migrants disposaient d’armes puissantes, l’humour, l’ironie et l’autodérision. Néanmoins, on perçoit une certaine inquiétude lors de la visite médicale dont l’admission ou le rejet va dépendre. Les yeux font l’objet d’un examen particulier , les autorités ne veulent pas prendre en charge des individus malades ou contagieux. C’est déjà moins amusant…
Jusqu’ici, on a suivi pas à pas l’évolution de l’histoire dans ce roman. Mais il ne faut pas que la recension soit trop longue…
J’ai trouvé un passage qui résume de manière prégnante l’essentiel de ce texte, à savoir, avoir enfin les pieds sur la terre ferme, pouvoir se poser enfin sans devoir rester les sens en éveil, n’avoir plus à affronter les milieux hostiles. Le voici, ce passage :
Les deux pieds sur la terre ferme : si vous n’avez jamais voyagé sur mer ,jamais passé dix jours et dix nuits sur l’eau, jamais été prisonnier sur Eliies Aillellande avec plein les yeux et les oreilles de soucis, d’épreuves et de peines, , si vous n’avez pas baigné dans un océan de larmes, ni été dans l’attente de quelqu’un qui viendrait vous délivrer, si vous n’avez pas tâté de tout ça, porté ce fardeau sur vos propres épaules, vous ne pouvez s vraiment pas savourer d’avoir les deux pieds sur la terre ferme…
On sent ici toute l’amertume, toute la désillusion et tous les regrets vécus, éprouvés, subis. par tous ces juifs qui espéraient trouver outre-Atlantique la paix et la fin de leur calvaire. Une vie meilleure.