« Ses chemins sont des chemins de douceur »
Ainsi donc, le roi Bibi est en passe de réussir son pari et devrait bientôt être de retour à la rue Balfour, à la tête cette fois-ci d’une coalition où domine l’extrême-droite religieuse.
Ceci semble correspondre à la volonté exprimée par une majorité des votants lors des dernières élections, volonté qui doit être entendue et respectée. Rappelons tout de même que si, en démocratie, c’est la volonté de la majorité qui s’applique, la démocratie ne saurait se résumer à cette seule règle, sous peine de la voir rapidement se transformer en « despotisme de la majorité »[1].
La démocratie, c’est d’abord et avant tout la séparation claire et effective des pouvoirs, le respect de l’Etat de droit, l’indépendance des forces de police et de l’armée vis-à-vis du politique, l’existence d’un système permettant aux citoyens d’exercer un contrôle sur l’activité de leurs élus, le respect de la liberté de la presse et de toutes les libertés individuelles, le respect des minorités et de leurs droits, …
Ce n’est que lorsque tout ceci est garanti que la règle de la majorité peut s’appliquer sans danger. Or en Israël, faute d’un ordre constitutionnel solidement établi, tout ceci n’est qu’insuffisamment et imparfaitement garanti, et peut très facilement être renversé. Ce qui explique l’inquiétude exprimée depuis quelques semaines par de nombreux observateurs de la vie politique israélienne, qui craignent un affaiblissement – pour ne pas dire plus – de la démocratie dans ce pays.
En tant que citoyen israélien ayant choisi pour l’instant de vivre ailleurs (et n’ayant de ce fait pas pu voter lors des dernières élections) je ne suis probablement pas le mieux placé pour évoquer plus longuement ces questions. En tant que Juif, cependant, j’estime que c’est non seulement mon droit mais également mon devoir de m’exprimer lorsque des députés et futurs ministres entendent s’ériger en gardiens du « seul véritable judaïsme ».
J’ai déjà eu l’occasion d’écrire ailleurs pourquoi, alors que je suis un Juif « religieux » – et précisément pour cette raison – je suis en faveur d’une séparation de la religion et de l’Etat en Israël[2]. De toute évidence, ce n’est pas la direction que prendra le prochain gouvernement, bien au contraire. Et c’est, là encore, précisément en tant que Juif attaché à la Torah que je m’inquiète de voir celle-ci devenir un instrument aux mains du pouvoir en place.
Si l’Histoire nous a appris une seule chose, c’est bien que lorsque la religion accède au pouvoir, ce n’est jamais bon signe, surtout lorsqu’il s’agit d’une version nationaliste et intolérante de la religion. Et que l’on ne se berce pas d’illusions en pensant que, si la religion en question se trouve être la religion juive, nous serions par quelque miracle immunisés contre toutes les dérives qui ont été le lot des autres depuis des siècles…
L’Histoire nous apprend également que toute cause, religion ou idéologie, aussi grande et noble soit-elle, porte en elle les germes du totalitarisme dès lors qu’on en fait un absolu ; et qu’aucune cause, religion ou idéologie, aussi grande et noble soit-elle, ne peut garantir ses adeptes contre le risque de commettre, en son nom, des actes ignobles.
Revenant sur son activité de Résistante, Germaine Tillion, qui a subi la déportation à Ravensbrück, écrit : « Entre 1939 et 1945, j’ai cédé comme beaucoup à la tentation de formuler des différences, des mises à part : « ils » ont fait ceci, « nous » ne le ferions pas… Aujourd’hui, je n’en pense plus un mot, et je suis convaincue au contraire qu’il n’existe pas un peuple qui soit à l’abri d’un désastre moral collectif. »[3] Engagée quelques années plus tard dans la lutte anticoloniale en Algérie, elle écrit encore : « Ce que nous avons stigmatisé quelques années auparavant chez les nazis, la France libérale, démocratique, socialiste l’applique à son tour et à sa manière. La preuve qu’aucun peuple n’est à l’abri d’une infection par ce mal absolu. »[4]
Non, personne n’est immunisé, pas même « nous autres » Juifs, pas même en raison de notre histoire. Et le raisonnement – que j’ai entendu plus d’une fois – selon lequel « puisque nous venons au nom de la Torah, qui ne saurait se tromper, alors forcément ce que nous faisons est juste et légitime » est un raisonnement vicié. Le fait d’adhérer à une croyance ne nous exempt pas du devoir de prudence, lequel nous oblige à considérer cette même croyance avec le recul nécessaire pour éviter de tomber dans le fanatisme.
Que l’on me comprenne bien : je ne compare évidemment pas la Torah ou la religion juive à une idéologie raciste ou fasciste ; ce que je veux mettre en exergue, c’est le manque de discernement et la disposition d’esprit par lesquels on peut en venir à justifier, au nom de la Torah, des actes ou des discours qui, s’ils étaient commis par d’autres au nom d’une autre idéologie, nous feraient horreur.
Il y quelques années, j’ai eu le privilège de participer à la 27e édition du Nahum Goldmann Fellowship, séminaire regroupant des jeunes Juifs actifs dans le domaine communautaire ou associatif et représentant l’ensemble du spectre politico-religieux.
Orthodoxes, libéraux, laïcs, sionistes, non-sionistes, de gauche, de droite, etc. : toutes les dénominations et sensibilités composant le monde juif actuel étaient représentées.
Bien évidemment, parmi les nombreuses questions auxquelles nous avons dû faire face, celle de l’organisation d’un mynian quotidien pour ceux et celles qui le désiraient est vite apparue comme « sensible ».
Nous avons alors commencé à discuter, ensemble et sous la direction du rav Saul Berman (orthodoxe) et de la rabbanite Jeni Friedman (libérale), de la manière dont nous pourrions organiser un mynian qui convienne à tout le monde. Et une fois passés les premiers malaises, nous avons réussi à créer un espace de prière où chacun pouvait se sentir à l’aise.
Bien entendu, il ne s’agissait que d’une semaine et, pour la plupart d’entre nous, prier toute l’année dans un tel mynian n’aurait pas été envisageable. Mais il me semble que tous ceux qui ont participé à ce mynian, que ce soit sur une base régulière ou occasionnelle, en ont retiré un grand enseignement.
Cela ne s’est toutefois pas fait tout seul et, si cela a fonctionné, c’est uniquement parce que :
– chacun s’est montré prêt à faire un pas vers l’autre, tout en indiquant clairement où étaient ses limites (et en sachant que celles-ci seraient respectées par les autres) ;
– les autorités rabbiniques présentes avaient une excellente connaissance de la Halacha (qui, bien des fois, est beaucoup plus souple que ce l’on pense) et, surtout, un immense respect pour chacune des personnes présentes et une très grande finesse dans la manière de gérer ces questions.
Tel est l’état d’esprit du judaïsme qui m’a été enseigné, que je pratique et que j’aime. Tel est l’état d’esprit que je souhaiterais tant voir régner en Israël, pays des Juifs – au pluriel – et également d’un certain nombre de non-Juifs…
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(דרכיה דרכי נועם וכל נתיבותיה שלום (משלי ג’, י’ז
« Ses chemins [ceux de la Torah] sont des chemins de douceur et toutes ses voies sont paisibles. » (Proverbes III,17)
« […] L’Etat d’Israël sera ouvert à l’immigration juive et aux Juifs venant de tous les pays de leur dispersion ; il veillera au développement du pays pour le bénéfice de tous ses habitants ; il sera fondé sur la liberté, la justice et la paix selon l’idéal des prophètes d’Israël ; il assurera la plus complète égalité sociale et politique à tous ses habitants, sans distinction de religion, de race ou de sexe ; il garantira la liberté de culte, de conscience, de langue, d’éducation et de culture ; il assurera la protection des lieux saints de toutes les religions, et sera fidèle aux principes de la Charte des Nations unies. […] » – Déclaration d’indépendance de l’Etat d’Israël, 14 mai 1948
[1] Pour reprendre les termes d’Alexis de Tocqueville dans son célèbre ouvrage De la démocratie en Amérique, 1835
[2] Plaidoyer religieux pour la laïcité en Israël, blog Aderaba, mai 2020
[3] G. Tillion, Ravensbrück, Seuil, 1988 ; réédit. Points-Essais, 1997, p. 112 (cité in : Tzvetan Todorov, Insoumis, p. 87)
[4] G. Tillion, Combats de guerre et de paix, Seuil, 2007, p. 45 (cité in : Tzvetan Todorov, Insoumis, p. 93)